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28/02/2005
Alexandre Mathis visionnaire, par Francis Moury
Il y a bien longtemps, Alexandre Mathis, répondant à l'invitation de Francis Moury, eut la gentillesse de m'envoyer un exemplaire dédicacé de son premier roman intitulé Maryam Lamour dans le béton. Je n'ai pu le lire, malgré les sympathiques objurgations de Francis, les piles d'ouvrages s'accumulant de toute façon dangereusement dans mon

(Nota bene : les droits sont réservés pour les photographies illustrant cet article, prises par Alexandre Mathis et reproduites dans Les condors de Montfaucon).
I Citations parallèles chronologiques en guise de préliminaire critique
«Évidemment, je l’admets, Damaïchos a besoin, pour se faire croire, de lecteurs de bonne composition; mais, si son récit est vrai, il réfute victorieusement l’assertion de ceux d’après lesquels il s’agit d’une pointe de rocher, arrachée au sommet d’une montagne par des vents et des ouragans, et qui, tournoyant comme les toupies, se mut dans les airs jusqu’au moment où le tourbillon se ralentit et cessa ; elle fut alors précipitée en bas et tomba.»
Plutarque, Vies Parallèles (trad. Bernard Latzarus, éd. Garnier Frères, coll. Classiques Garnier, tome V, 1955 – Sauf exception, la ville de publication est toujours Paris).
«Les mythes modernes sont encore moins compris que les mythes anciens, quoique nous soyons dévorés par les mythes. Les mythes nous pressent de toute part, ils servent à tout, ils expliquent tout.»
Honoré de Balzac, La Comédie humaine / La Vieille Fille (1836, éd. Club français du Livre, coll. Classiques – Œuvres de Balzac, vol. 11, 1950).
«J’ai maintes fois été étonné que la grande gloire de Balzac fût de passer pour un observateur; il m’avait toujours semblé que son principal mérite était d’être visionnaire, et visionnaire passionné. […]. De Maistre et Edgar Poe m’ont appris à raisonner.»
Charles Baudelaire, Œuvres complètes (éd. Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1975).
«Une des caractéristiques du Loup des steppes était d’être un homme nocturne. Il craignait le jour qui ne lui était pas propice, ne lui avait jamais apporté rien de bon. […] Il était entouré maintenant de l’air du solitaire, de cette atmosphère silencieuse, de ce dépouillement du monde environnant, de cette inaptitude aux relations humaines, contre lesquelles ne pouvaient lutter aucune volonté ni aucune nostalgie.»
Hermann Hesse, Le Loup des steppes (1927, éd. Calmann-Lévy, trad. de Juliette Pary, 1947).

Jean Ray, La ruelle ténébreuse (1932) in Les 25 meilleures histoires noires et fantastiques (éd. Gérard & Cie., Bibliothèque Marabout, série fantastique, Verviers 1961).
«Un des aspects les plus déroutants du problème des mythes est certainement le suivant : il est avéré que dans de nombreuses civilisations, les mythes ont répondu à des besoins humains assez essentiels pour qu’il soit dérisoire de supposer qu’ils ont disparu. Mais, dans la société moderne, on voit mal de quoi se satisfont ces besoins et par quoi la fonction du mythe est assumée.»
Roger Caillois, Le mythe et l’homme (1935), livre III, § 3 Paris, mythe moderne (Gallimard, coll. Idées, 1972).

Robert Bloch, Psychose (1959, trad.Odette Ferry éd. Gérard & Cie, Bibliothèque Marabout géant, Verviers, 1960).

Dr. Francis Pasche, La métapsychologie balzacienne (1968), revu et augmenté sous le titre La mort et la folie dans l’œuvre de Balzac in À partir de Freud, chapitre13 (éd. Payot, Bibliothèque scientifique, coll. Sciences de l’homme, 1969).
II La création littéraire chez Mathis
Le processus de la création littéraire romanesque de Mathis s’accélère : le résultat est ici non moins vertigineux que dans son premier roman. Albert Béguin avait étudié Balzac visionnaire (1946) : nous allons étudier Mathis visionnaire (2005).
Dimensions de la création romanesque chez Mathis : ampleur de la vision

Enfin ce troisième, Chambres de bonnes – Le succube du Temple. Conte fiévreux (éd. E-dite, Paris, octobre 2005) rédigé en 2003, comprenant 273 pages et de nombreuses illustrations, situé lui aussi à Paris et qui constitue le dernier volume de ces «errances parisiennes», dixit l’auteur. Ce dernier est moins ample quantitativement mais son espace-temps comme sujet est tout autant démesuré que celui des deux romans précédents.
Le style visionnaire de Mathis

Ce style nous met en présence d’un météore qu’on doit placer d’évidence dans le panthéon le plus pur de notre langue, le plus pur mais non le moins ardu : l’effort requis du lecteur est cependant apparent plus que réel. Une fois qu’on y est, qu’on a pris le pli, on se laisse porter dans le recoin le plus actuel comme le plus inactuel, le plus inattendu comme le plus ténébreux. Mathis est du côté de la poésie médiévale, du côté de la poésie urbaine d’un Balzac comme d’un Céline, parallèlement aux meilleurs écrivains de l’histoire de la littérature française, y compris celle reconnue comme marginale d’abord puis devenue aujourd’hui classique. Mathis décrit donc comme Robbe-Grillet et les auteurs du Nouveau roman des choses, des espaces, des itinéraires, des faits objectivement donnés. Mais il sait que Balzac en a décrit avant Robbe-Grillet : il est nourri aussi bien des deux et les a intégrés tous les deux. Il peut se souvenir du passé en longues phrases ciselées (10 lignes ne sont pas rares, semées d’incises mais rigoureuses) comme celles de Proust mais de telles phrases peuvent aussi servir à rendre un banal présent hallucinant, à prévoir un futur terrifiant, à enregistrer une faille psychique comme spatio-temporelle menant au fantastique voire à la terreur. Mathis marche dans Paris comme Céline, violent, lucide, moral absolument et peintre absolu de l’immoralité la plus atroce. Il marche aussi comme Ulysse de Joyce dans Dublin, parfois même comme Ulysse chez Homère : rusé (au sens qu’Hegel donnait à ce terme dans sa célèbre expression concernant la nature de la raison, bien sûr !), intelligent, saccadé, heurté, pointu, taraudant les espaces réels à peine ouverts à l’œil public pour les écarter d’une manière secrète, nouvelle, vers le noir et le rouge du cauchemar urbain. Ce faisant, Mathis s’élève régulièrement à la vision authentiquement apocalyptique et prophétique, à la poésie biblique, antique aussi, la plus noire. Mathis écrit comme les auteurs contemporains de la littérature policière et du roman noir anglo-saxon comme français. Et il écrit parfois comme un auteur de littérature fantastique américain ou européen.
Tout cela est brassé, intégré, restitué pour nous donner de l’absolument nouveau : pas si paradoxal ! Car le style c’est l’homme et il n’y a qu’un Mathis. Celui qui vit en observateur à Paris hic et nunc, en témoin libre, concerné, impliqué, aventurier. Le risque stylistique que prend Mathis est d’une essence différente de celui pris par ses prédécesseurs – qu’il va peut-être nous reprocher d’avoir cités en déniant vigoureusement certaines au moins de ces parentés ressenties par notre subjectivité comme évidente, mais pas du tout pour lui ? – car Mathis vit à Paris ici et maintenant. Il ne vit pas dans le désert antique, ni dans le Paris médiéval, ni dans celui de Balzac, ni dans celui des années 60 : il les a certes connus voire vécus. Mais il vit dans «notre» Paris : celui que nous reconnaissons nôtre parce que nous y vivons aussi. Et dans le temps qui est le nôtre parce que nous avons connu esthétiquement le Paris des années 1950-1960 par les films et les livres, puis vécu celui des années 1980, celui des années 1990, celui de cette transition 2000 qui arrive à nous en 2005 chargée du travail de la conscience créatrice, du travail de l’histoire du monde, d’une conscience dont nous sommes absolument, subjectivement comme objectivement, les éléments contemporains, les témoins aveugles trompés par les illusions et les apparences, jetant de temps en temps un œil vers la paroi de notre caverne parisienne multimédia dangereuse car multiforme, une caverne que Platon lui-même peut-être aurait du mal à reconnaître s’il revenait parmi nous.

Dans ce second roman comme dans le premier, on passe discrètement du romanesque à la poésie en prose, rappelant parfois celle toute baudelairienne du Spleen de Paris. Certaines phrases sont quotidiennes, d’autres sont «sur-quotidiennes», réflexives. De l’argot documentaire encore et toujours présent comme vulgarité presque poétique, nouvelle sauvagerie restituant son innocence perdue et barbare. Une forme capable de jouer avec l’espace et le temps internes comme externes, prenant la syntaxe comme élément dramaturgique novateur. D’une dynamique stylistique permettant à différents niveaux de langages de rivaliser en pertinence face à une réalité dont chacun saisit un fragment mais dont seul l’ensemble offre une totalité signifiante elle-même novatrice par son architecture. Tel est le reflet de la quête, du dédale par lequel l’écriture conçue comme témoignage inspiré doit passer pour trouver derrière le visible, l’invisible. Merleau-Ponty aurait aimé ce roman. Il aurait aimé aussi le roman précédent.

Dans les trois romans, le style permet à la perception de devenir phénoménologie et à la phénoménologie de devenir perception : les deux extrémités dialoguent de concert, en permanence. Interne et externe sont tournés et retournés : l’actif et le passif alternés. Ce style permet à différents endroits de décrire précisément la fracture par où le fantastique le plus pur – comme objet d’angoisse puis de terreur – peut s’introduire au sein de la fiction romanesque la plus réaliste et la plus cruellement observatrice. Une description objective pure de la vie végétale et animale du Parc des Buttes-Chaumont peut amener à une auto-analyse psychologique débouchant sur le surnaturel objectif. En un même paragraphe. La transparence absolue du style permet à sa matière de s’y exhiber comme ressource première : c’est un style travaillé pour qu’il permette à l’invisible d’y transparaître aisément au sein du visible décrit avec un réalisme strict et maximal. La contrariété n’est ici nullement contradiction mais matrice d’un accouchement absolument réussi d’une réalité analysée puis transfigurée par la rigueur analytique elle-même. Du réalisme au surnaturalisme, la conséquence stylistique est bonne chez Mathis. Elle est bonne, claire, simple, évidente par-delà son apparente complexité, constamment déjouée puis reconstruite puis déjouée de nouveau. Jusqu’au bout, jusqu’au moment où le jeu stylistique se heurte à sa propre matière qu’il ne peut dès lors plus que transcrire aussi fidèlement que possible. Unité retrouvée après les fractures. Pour combien de temps ? Chaque unité est grosse d’une fracture nouvelle. La liberté de l’esprit est ici la liberté du monde : infinie. Mathis nous avait confié qu’il considère la toile d’araignée comme le paradigme de son écriture. Dont acte filaire.
Les matières du style : thèmes visionnaires de Mathis

On retrouve ces corbeaux dans Chambres de bonnes : ils ont en mémoire le massacre sanglant des Templiers dont la mémoire obscurcie, toujours à décrypter, hante certains immeubles, certaines rues, certains noms de rues, certains cinémas. Mais l’enquêteur de Chambres de bonnes n’est plus une héroïne impliquée et un inspecteur qui l’aime, comme dans les deux romans précédents, mais un écrivain de romans noirs, opiomane cultivé. Il n’est donc plus enquêteur mais d’abord «regardeur» : les choses vues et entendues n’éveillent pas les consciences des personnages de Chambre de bonnes dans la même direction, vers la même visée, au sens où une conscience serait toujours une «visée vers», une «conscience de». Lucas, Raoul, Garant, Béatrice sont impliqués sans l’avoir voulu dans une affaire criminelle, policière, et aussi fantastique car l’ombre du surnaturel y plane : dans ce Paris-là, la surprise provient du fait qu’on peut y mourir de peur, y voir un spectre diaphane et paisible mais sanglant. Les pavés, les plans des appartements, les noms des rues conservent la mémoire d’un drame historique dont l’émanation est encore palpable, faisant peser une obscure malédiction de culpabilité sur ceux qui vivent à l’endroit où elle s’est révélée active. Mathis exalte la qualité de réceptivité des êtres jeunes, sensibles, des adolescents mais aussi de certains marginaux : ils perçoivent des fragments fugitifs d’un sens qui les dépasse, qui n’est atteignable que par sa narration globale. La restitution de Paris oscille entre la quotidienneté ironique et poétique du Louis Malle d’Ascenseur pour l’échafaud et l’expressionnisme de Caligari : c’est encore une fois les affiches de films (émaillant les rues de folles visions d’érotisme, d’horreur et d’aventure) qui permettent à celui qui se laisse fasciner de saisir ce mythe singulier de Paris.
Il y a dans les trois romans un regard innocent non médiatisé par la vacuité qui permet, à défaut de triompher du mal, de lui résister en le comprenant, en le saisissant au vol, en le percevant par saisissement risqué du «kairos». Cette qualité du regard est diluée, donnée fragmentairement seulement aux héros et à l’héroïne albanaise. Les comparses et les passants en sont soit les proies, soit les jouets, soit les instruments inconscients. Tous sont donc, à commencer par les héros et l’héroïne, dans une insécurité obsédante. Le narrateur est lui aussi parfois impliqué par ses propres souvenirs, ses propres impressions, ses propres «choses vues» – qu’il distille explicitement dans le corps du texte ou en note – dans cet univers qui est aussi bien (on ne le dit pas de gaité de cœur !) le nôtre ! Si bien que l’insécurité étreint davantage encore le lecteur. Aucune planche de salut n’est facilement saisissable dans le Paris de 1998-2001 «écrit-photographié» par Mathis. Une écriture comme une photographie expressionnistes parfois, impressionnistes parfois : jamais égales à elles-mêmes mais toujours véridiques. Dialectiques par leur rapport visuel même car nourries de tensions contradictoires dévoilées par l’écriture : on veut vivre mais la mort travaille en secret contre cette volonté. On se promène dans un parc mais il y vole des corbeaux noirs qui ont vu ce que nous ne savons pas (encore). Des personnes croisées à l’instant semblent disparues l’instant suivant. Des façades murées dissimulent des secrets cachés qu’il faut découvrir : passé le «Pont des Suicidés», les fantômes du «Temple de la Sibylle» viennent à notre rencontre ! Une autre rencontre mais constante celle-ci : la violence quotidienne, la mort de la beauté, la disparition des cinémas, remplacés par un urbanisme mortifère et frimeur engendré par une société d’abord industrielle puis financière auto-dévorante. Une lutte de chaque instant pour restituer un sens humain au présent en le rattachant à sa source vive : le passé du souvenir en situation. Rattachement sans lequel le contemporain vacille, prêt à tomber dans les fissures de l’espace-temps – le temps d’une hallucination, voire le temps d’une psychasthénie légendaire !
Du mythe au cinéma, du cinéma au roman : en guise de conclusion

Chambres de bonnes est plus apaisé en apparence que Maryan Lamour dans le béton et que Les Condors de Montfaucon car le recul temporel se pare d’une nostalgie précise, adoucissant régulièrement l’angoisse du lecteur par la sûreté des descriptions de ce qui fut l’enfance de l’auteur ou notre pré-enfance à nous. Chambres de bonnes, ce sont les limbes des enfants morts lorsque nous sommes nés et que nous ne connaissions que par les images fixes ou animées, les écrits aussi. Mais Chambre de bonnes conserve la fièvre originelle : elle rougeoie et étincelle brusquement, par surprise. Le Succube du Temple veille sur les trois personnes à qui il est dédié : Jean-Guy Paquet, Régis Schleicher et Victor Péplum pour des raisons différentes (un artiste, un prisonnier, enfin un cinéphile qui aura passé sa vie au cinéma à visionner… des péplums) donc des personnes éminemment conscientes de la valeur profonde du temps et de l’espace comme vestiges, comme monuments.

Bibliographie sélective
Œuvres parues

Alexandre Mathis, Le Sang de l’autre, Préface à Le Goût du sang d’André Héléna (éd. E-dite, 2004).
Alexandre Mathis, Minuit Place Pigalle, carrefour des illusions état des lieux aménagement du territoire suivi de Visite guidée dans Paname du parcours, à pinces et pressé, de quelques personnages d’André Héléna, in Polar n°23 (éd. Rivages, 2000).
Alexandre Mathis, Maryan Lamour dans le béton (éd. I.d.é.e.s./Encrage, Les Belles Lettres, 1999).
Alexandre Mathis, Chambres de bonnes (éd. E-dite, 2005).
Œuvres à paraître
Edgar A. Poe Dernières heures mornes October Dreary – Dernières aventures extraordinaires «mosaïque psychédélique» (éd. du Rocher, coll. «Les infréquentables»).
Un Témoin trop regardant.
Allers sans retour – Le coup de folie de Roger Verdière et la mort mystérieuse d’Andrée Denis.
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