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22/02/2005

Stalker l'Obscur ou chaque homme dans sa nuit

Crédits photographiques : David McNew (Getty Images).

«Mais le signe extérieur ici est parfaitement égal, ici où l'hermétisme, c'est-à-dire une intériorité, dont le secret s'est brouillé, est avant tout la chose à sauvegarder. Les formes les plus inférieures du désespoir, sans intériorité réelle ni rien en tout cas à en dire, on devrait les peindre en se bornant à décrire ou indiquer d'un mot les signes extérieurs des individus. Mais plus le désespoir se spiritualise, plus l'intériorité s'isole comme un monde inclus dans l'hermétisme, plus deviennent indifférents ces dehors sous lesquels le désespoir se cache.»
Kierkegaard, Traité du désespoir


«Who's the cat that won't cop out
When there's danger all about ?».
Isaac Hayes, Shaft


J'ai versé du plomb fondu dans un grand trou d'eau froide, creusé à même le sol gelé, puis, après un court instant pendant lequel j'ai fermé les yeux, j'ai regardé au fond pour voir l'image qui s'y était formée. Rien... qu'une petite boule grisâtre, parfaitement sphérique, sans la moindre aspérité, comme si elle était mordue par un acide invisible, attirée sur son propre centre par quelque force mauvaise, très concentrée, sans autre souci que celui de ne pas se gaspiller, s'éparpiller et peut-être même s'étendre.

J'écrivais naguère ces drôles de phrases dans un texte assez hermétique intitulé La chanson d'amour de Judas Iscariote, en référence à Faulkner (Pylône) mais aussi, bien sûr, au triste Prufrock de T. S. Eliot. J'avoue que, depuis plusieurs années, je ne cesse de relire et de modifier ce texte étrange, de l'élaguer, d'en rassembler les membres épars, sans pouvoir toutefois me décider à l'abandonner. Qu'il se concentre en secret, loin des regards prostitués et des langues rouquines.
Aussi obscures qu'on le voudra, ces phrases décrivent pourtant le processus qui, dès à présent, commence d'affecter irrémédiablement cette Zone ne cessant de s'étendre et qui va, sous peine de dissolution (si elle ne veut pas, tendue à se rompre, partir en lambeaux de mots et de phrases), se concentrer sur elle-même pour devenir une petite boule d'apparence insignifiante. Le monstre, condamné à se dégonfler comme une baudruche d'inanité sonore, devra ainsi contracter ses rhizomes et, creusant sans relâche, continuer de forer, de s'enraciner, imitant bien lointainement le processus par lequel un astre devient trou noir.
Alors que la surface dévastée est balayée par des vents pestilentiels de mots errant comme des fantômes, je me dis que les catacombes doivent être de plus en plus profondément enfouies si elles veulent tenter d'abriter quelques horribles travailleurs, ceux-là qui n'ont guère besoin de la lumière du jour pour accomplir leur sale besogne, aussi abjecte que nécessaire. Aveugles, ils fixent de leurs prunelles vides un feu intérieur qui les empêche de trouver le repos, le soleil noir qu'évoquait Blake dans une vision monstrueuse. Sourds, ils doivent tenter d'écouter, avant de parler ou même d'oser écrire, l'immense chant dont chaque auteur a pu déchiffrer puis prononcer quelque note. Dans le péril croît ce qui sauve et pourquoi pas alors (je modifie un vers de Hölderlin extrait de Germanie), ne pas s'enfoncer dans le pays sombre, puisque, pour nous, fini de luire ?
Prosaïquement défini, voici quel est mon plan d'action : tout ce qui ne me semble pas essentiel à la croissance verticale (vers les profondeurs comme la canopée car il s'agit du même formidable pilier) de cet espace de parole qu'est la Zone, bourgeons suintants, greffes entées maladroitement sur le tronc et plantes saprophytes, feuillages bien trop luxuriants et, parfois, paresseux homochromiques et nasiques sautant de branche en branche, je vais le couper, l'élaguer impitoyablement, l'arracher, le cautériser, l'éliminer, faisant preuve d'une froideur et d'un courage après tout bien modestes si on les compare à la dextérité mécanique d'un médecin légiste. La petite communauté virtuelle qui ici avait pris ses aises aura dès lors beau, tour à tour, se montrer déçue, scandalisée, colérique voire méprisante, rien à faire. Intelligente, elle comprendra qu'elle ne fait, que nous ne faisons qu'ajouter des mots aux mots, des images aux images, mots et images que nous sommes les premiers à critiquer lorsque nous en sentons la vulgarité chez les autres. Stupide ou de mauvaise foi, elle fera silence et entourera le stalker devenu paria d'une hermétique colonne de pénitence. Nous verrons bien.
Et puis, pour être tout à fait franc, j'en ai assez de tous ces textes qui tournent autour de leur propre nombril sans pourtant jamais tomber dans ce minuscule vortex qui n'endommagerait pas l'esquif de gaze d'une fée. J'en ai assez de ces textes qui n'osent pas (qu'oseraient-ils d'ailleurs si ce n'est se répéter ?) qui, encore plus souvent mal écrits que pensés, se contentent de réagir (la réaction est toujours mauvaise conseillère, n'est-ce pas ?...), et ce quel que soit le domaine concerné (politique, littérature, société, arts, etc.), aux informations délivrées par les médias. Le comble d'une sereine complaisance n'est-il pas atteint lorsque certains nous narrent la parution de tel de leur livre comme s'il s'agissait, pour eux, d'accoucher d'un géant ?
À parturition minuscule, hurlements de Titan, à événement lilliputien, raout pantagruélique, voilà sommairement résumée l'exagération coupable des modernes. Que puis-je dire ? Mon deuxième livre vient de paraître et il est pourtant, à mes yeux, plus étranger que pour le serpent l'enveloppe transparente et sèche dont il vient de se dépouiller. Cela ne veut pas dire que je ne l'aime point et que, attaqué, je ne puisse le défendre. Tout simplement, je dois confesser que le fait d'écrire ne fait pas de moi un auteur.
Une dernière précision. La concentration de la Zone, je pourrais écrire, parodiant quelque ami, sa contraction, n'est pas de l'autisme. Elle est même tout l'inverse du monologue du fou qui, la nuit, arpente sans relâche les rues de Paris mouillées de lumières en contemplant un spectacle dont il a seul le secret : une ouverture, non pas celle, angoissée, du démoniaque qui, selon Kierkegaard, se caractérise par sa douloureuse fascination devant le Bien qui le force et le tente, mais au contraire celle qui, parce qu'elle a puisé dans ses propres ressources encore intactes (mais pour combien de temps encore ?), peut servir l'Autre et l'attendre. C'est en descendant dans ce lieu proscrit où flamboient les mots de haine que je pourrai peut-être, tel un Énée pitoyablement faible, chanter quelque nouveau cantique et, comme l'autre, rapporter du nouveau, moins peut-être, tenir, seulement, le pas gagné.
Allons, foin de ce lyrisme (encore ce poison universel) disproportionné. Disons tout simplement que je continuerai à lire les textes de celles et ceux qui m'intéressent et me semblent, tout bonnement, de quelque force et pertinence. Ils sont peu nombreux, bien moins que ne le laissait penser l'abondance passée de mes liens, conséquence d'une politique (presque) systématique de politesse et de remerciement qui, dans ma pratique de la lecture, est pour moi une évidence. Je continuerai bien sûr à ouvrir la Zone à qui demande au Stalker de le conduire vers la Chambre des miracles même si, comme dans le film de Tarkovski, la ligne droite n'est pas le plus court chemin et que, dans ces délicates affaires, quelque patience est de mise. Le stalker, qui après tout n'est qu'un homme, sans doute même le plus démuni et désespéré des hommes si, parfois, la blondeur rieuse d'un ange ne venait détendre son front soucieux, le stalker est toutefois d'une complexion rien de moins que bizarre, parfois même : imprévisible.

Et puis, pourquoi ne pas le dire tout de go ? J'en ai plus qu'assez de perdre mes heures à suivre la trace scintillante laissée par les escargots alors que j'aimerais tant me redresser pour, à la brune, écouter le hurlement des loups, animal, on en conviendra, plus intéressant et noble.

Mais...

Il est temps, il est grand temps de descendre. Ne voyez-vous donc pas que le sombre guide qui se tient devant moi commence à s'impatienter ? Celui-là, j'ai comme l'idée que nul ne saurait le faire attendre.
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