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07/04/2005

Pro Europa, 2 : d'une Europe formelle et d'une Europe réelle, par Francis Moury

Crédits photographiques : Rodrigo Abd (Associated Press).

«Que reste-t-il alors du Sang Précieux, et quel peut bien être, dans ce bavardage, la part de la Bienheureuse Marie toujours Vierge, de saint Michel Archange, de saint Jean-Baptiste, des saints Apôtres Pierre et Paul et de tous les Saints, la part de l’Eucharistie, la part de la Mort et celle du Paraclet redoutable ?»
Léon Bloy, Les dernières colonnes de l’Église (Mercure de France, Paris, 1903).

«L’Europe avait en soi de quoi se soumettre, et régir, et ordonner à des fins européennes le reste du monde. Elle avait des moyens invincibles et les hommes qui les avaient créés. Fort au-dessous de ceux-ci étaient ceux qui disposaient d’elle. Ils étaient nourris du passé : ils n’ont su que faire du passé. […] L’Europe s’était distinguée nettement de toutes les parties du monde. Non point par sa politique, mais malgré cette politique, et plutôt contre elle […].»
Paul Valéry, Notes sur la grandeur et la décadence de l’Europe, in Regards sur le monde actuel (Gallimard, coll. Idées, Paris, 1945, 1972).

«Notre temps ne comprend pas cette fin. Il enverrait Stavroguine en Suisse, comme prévu, mais pour une cure de psychanalyse. La guérison serait obtenue, ou consommée avec la publication d’un livre, titre «Matriocha», sans références à saint Luc ni aux démons, ni aux pourceaux. Mais Stavroguine serait sans doute citoyen américain, et professeur d’université.»
Pierre Boutang, Préface à Dostoïevski, Les Possédés (Gallimard / Livre de poche, Paris 1961-1969).

«Or, pour Hegel, les phénomènes historiques sont essentiellement des phénomènes politiques, car l’élément où se déploie l’histoire, c’est l’État. […] L’opposition de la substance et de la subjectivité, que la subjectivité obstinée en elle-même des esprits finis contemporains ne veut et ne peut résoudre, sera résolue, Hegel en est certain, par l’esprit infini oeuvrant dans l’histoire.»
Bernard Bourgeois, La pensée politique de Hegel (P.U.F., coll. Sup, section Initiation philosophique dirigée par Jean Lacroix, Paris, 1969).

«Par son discours qu’il a voulu visionnaire, prononcé le 12 mai 2000 à l’Université Humboldt de Berlin, Joschka Fisher a relancé au plus haut niveau politique la réflexion sur le destin de l’Europe. Non pas sur ses projets à court terme et les aménagements institutionnels qu’ils exigent, mais sur sa configuration finale, son point d’aboutissement. […] Fallait-il ouvrir maintenant ce débat sur les fins de l’Europe ? Le gouvernement français a estimé que non, avec des arguments qui ne sont pas sans valeur.»
Mario Dehove, Les Europes de Joschka Fisher, in revue Le banquet n°15 (éd. C.E.R.A.P., Paris, 2000).

Cher Serge Rivron, je viens de lire votre réponse. Il me semble que votre critique ne porte pas sur l’idée d’Europe : vous lui êtes favorable ou bien je n’ai rien compris. Votre critique porte en vérité sur l’étroitesse pratique et les limites matérielles étriquées dans lesquelles l’enfermerait le projet de Constitution que vous avez décortiqué et critiqué avec le plus grand soin. Soin qui me semble être celui d’un médecin amoureux de son malade… et un peu de sa maladie aussi !
Vous reprochez à cette Europe de manquer d’idéalisme, de n’être qu’une «Europe marchande» dotée d’une banale «défense commune» ? Et vous dites m’accorder le paradoxe de Dostoïevski sur l’idéalisme cruel dont l’Europe serait privée par ce projet. C’est que vous ne comprenez pas ce que j’ai voulu dire. Je vais donc tenter d’être plus clair, ou moins allusif, comme vous voulez.
L’idée politique entre en acte dans l’histoire par la constitution d’un État à condition que cet État soit un résultat rationnel de prémisses, l’achèvement d’un mouvement naturel «sui generis». Nous avions la culture, la civilisation, le christianisme, l’histoire, la géographie : nous avons à présent la monnaie, nous aurons la défense. On peut donc bien faire crédit au temps pour nous doter d’une constitution, puis d’une nouvelle constitution, puis d’une parfaite constitution ! Combien la France a-t-elle fabriqué de constitutions ? Assez pour remplir un volume assez dense qui fut d’ailleurs édité en son temps par Garnier-Flammarion. Avez-vous eu l’envie ou le temps de le lire ? Je vous avoue que non, pour ma part ! Pas plus que lire celle-ci ne m’intéresse. Quelle importance ? ! Ne voyez-vous pas que le mouvement est inéluctablement enclenché ? À partir du moment où la conscience politique européenne désire une constitution, c’est qu’elle aura un État ou un Super-État d’États, mais en tout cas, quelque chose ! Et quelque chose de politique au sens hégélien qui soit un résultat.
Résultat formel : le droit politique, le droit des gens, le droit d’une manière générale est formel. Ce qui compte c’est la réalité dont il est la forme transitoire. Cette réalité matérielle est celle de l’argent, du bien-être, des droits sociaux, de la culture, de l’éducation : ce n’est pas rien qu’une Europe se les donne comme fins en tant qu’européennes ! Ces fins (Paul Valéry l’a assez dénoncé avant comme pendant comme après Oswald Spengler) étaient des fins partielles de chaque pays d’Europe contre les autres jusqu’en 1945 précisément. Suivez bien le mouvement de l’histoire : Valéry pensait que l’Europe disparue, ce serait l’Amérique du Nord son héritière. Il pensait cela en 1938 ! Il pensait à l’Amérique comme j’ai pensé l’autre fois à une mémoire sauvegardée dans l’espace et le temps, comme j’ai pensé une mémoire survivante de l’humanité comme humanité : trace de culture coupée de sa racine vive mais conservant sa sève comme résultat constitué. Et à présent que les USA comme la Russie (retrouvée Russie et non plus ignoble URSS grâce aux USA et à l’Europe de l’Ouest et au reste du monde libre) donnent la preuve éclatante qu’elles ont besoin de l’Europe, vous voudriez que nous Européens n’en ayons pas besoin au point de renier cette étape formelle ? ! Qu’elle soit imparfaite, accordons-le : et alors ?
Résultat réel : la vérité de l’Europe est l’identité de ceux qui la composent en raison de leur histoire et de leurs aspirations. Y compris de ceux qui la nient par souci excessif d’universalité pour le coup idéaliste. Voyons, cher Serge, vous le savez : la foule européenne n’a cure d’idéalisme au sens pur et classique où vous l’entendez qui est un idéalisme romantique et pas du tout hégélien. Elle veut la santé, la justice sociale, le bien-être, l’argent, la sécurité mais pas d’idéal. C’est normal : une partie non-négligeable des Français, des Allemands et des autres peuples européens meurent de faim sous nos yeux, dans les rues de Paris, de Berlin et des autres capitales européennes. Ce n’est pas blâmable ni bête d’ailleurs : aujourd’hui avec des pays isolés, avons-nous tous cela ? Avons-nous moins de chance de l’avoir avec l’Europe ? Peut-être puisque l’union libre et souveraine des puissances crée mécaniquement la force et la richesse. Il faut donc parier. L’idéalisme au sens noble où vous l’entendez, est un non-être aux yeux de la masse à moins que l’Europe ne soit synonyme de liberté incarnée, d’union de particularités par le recours à un universel concret. Cette Europe politique en est un : mais il n’est qu’une étape d’un processus dialectique qui a commencé avant nous. Le fait que les syndicats des divers entreprises les plus puissantes d’Europe s’allient à l’occasion pour défendre leurs intérêts en dénonçant une directive «européenne», le fait que les patrons des plus puissantes entreprises d’Europe tentent de les contrecarrer : tout cela est naturel et prouve que l’Europe est passé de l’abstrait dans le concret. Ce sera encore davantage le cas après la ratification.
Un mot d’économie : il me semble au passage que vous commettez une grave erreur d’appréciation. Ce n’est pas le monétarisme qui a engendré la puissance passée du dollar, c’est le libre jeu du marché : le dollar représentait la somme accumulée des plus grands efforts de création de valeur matérielle des États-Unis d’Amérique. Or nous sommes démographiquement plus nombreux et possédons les mêmes atouts techniques et scientifiques : le calcul joue en notre faveur mécaniquement. Ni l’Asie, ni l’Australie, ni l’Afrique, ni l’Amérique du Sud, ni le reste de l’Amérique du Nord hors USA ne peuvent rivaliser en capital humain et culturel, en énergique volonté de liberté avec les USA pour l’instant ; mais l’Europe oui. Encore une fois, l’euro en est la preuve – au niveau anti-«idéaliste» de ce terme et dans son sens mathématique – et il le sera encore davantage demain si par hasard les banquiers du reste du monde demandent aux USA de rembourser leurs dettes, aujourd’hui bien supérieures à la nôtre. Ils vivent à crédit : nous payons durement les nôtres. On leur accordait cette facilité parce qu’ils nous protégeaient efficacement. Mais ils sont aujourd’hui eux-même devenus facteurs de désordre international et nous n’avons (presque – par prudence immédiate, mais le futur l’abolira totalement, ce «presque») plus besoin d’être protégés par eux. En fait les USA comme la Russie sont redevenus ce qu’ils étaient : des héritiers de l’Europe. La naissance de l’Europe est à l’échelle de l’histoire récente du monde la conséquence de la chute du communisme marxiste-léniniste, qui a entraîné avec elle la perte de son incarnation (l’URSS) et celle de son antagoniste (les USA). Chacun des deux a perdu ce qui faisait sa spécificité. Reste la source unique de leur force morale : nous, vers qui ils tournent leurs regards. Inutile de vous dire que le reste du monde aussi tourne ses regards vers nous : ils attendent beaucoup de nous, de notre volonté politique d’exister d’abord, grosse de bien des promesses, de bien des virtualités d’un nouvel équilibre mondial. Nous avons retrouvé l’initiative que nous n’avions plus depuis 1945.
L’idéal européen que vous attendez, cher Serge, n’arrivera pas, jamais. Le réel européen qui est déjà là ne vous satisfait pas non plus, et vous avez raison subjectivement d’en être insatisfait. C’est pourtant lui qui est rationnel et c’est son opposé qui est votre idéal. Il y a un idéal réel actuel et un idéal illusoire chimérique : il ne faut pas les confondre. Il n’y a pas de «belle âme» en matière politique. La politique est une pensée de la politique lorsqu’elle est le résultat d’une opposition entre la pensée de soi de la politique et une politique de la pensée. C’est ainsi que Hegel pensait la chose politique comme rationnelle et je pense que c’est ainsi qu’il faut la penser sous peine de naïveté. Naïveté que je ne vous reproche pas : elle est naturelle. Mais il faut s’y soustraire. Le fait qu’un billet de banque porte la mention «Europe», le fait que demain un fusil porte la mention «Europe» et non plus «NATO», qu’un médicament contre le Sida porte la mention «made in Europe» et non plus «copyright laboratoires Abbot» ou je ne sais quel ignoble laboratoire pharmaceutique américain ou anglais sacrifiant à la loi du profit des millions de malades pauvres : telle est la rationalité pure du réel, telle est la réalité pure de ce rationnel. Tout est lié : liberté de défendre seuls nos valeurs comme liberté de guérir par nos propres moyens et surtout puissance de le faire sans quoi il n’est pas de liberté réelle. Cette raison qui est histoire, cette histoire qui est raison, ne peuvent être déniées : juste niées. Mais à rebours.
La parisienne émission de France-Télévision 3 qui se nomme (en hommage détourné et conscient à Trans-Europ-Express (1965) d’Alain Robbe-Grillet, d’ailleurs son film le plus psychanalytiquement intéressant ?) France-Europe-Express n’avait pas trouvé mieux l’autre soir que d’inviter le récent académicien qui fut l’introducteur du socialisme économique et social en France dans les années 1975 pour parler de l’Europe au motif qu’il a participé à l’élaboration de la constitution en question. Le Président et académicien Giscard d’Estaing a eu ce mot délicieux que je résume en substance : «Vous savez, l’Américain moyen du centre des U.S.A. se moque de savoir si nous allons signer cette constitution ou pas.» Cette malheureuse dévalorisation à l’échelle internationale du texte qu’il est chargé de rédiger et de promouvoir depuis quelques années par notre République manifeste ironiquement la justesse intangible de l’observation de Paul Valéry que j’ai mise en exergue supra. L’Europe, nos hommes politiques contribuent presque malgré eux à la mettre au monde. Elle se fait réellement contre eux. Preuve supplémentaire par l’absurde de sa vitalité. L’Europe ne sera pas celle des anciens Présidents ni des académiciens : elle sera celles des pauvres qui meurent de faim à présent sous nos yeux dans nos rues. Leur sang dilapidé sera sa véritable semence parce que nous aurons pensé politiquement – cette pensée politique n’est qu’un résultat d’un processus métaphysique par nature, d’un ordre bien supérieur, mais c’est néanmoins un résultat ! – la raison de cette dilapidation.
Cher Serge, sans doute comprenez-vous mieux à présent ma critique du formalisme juridique comme ma défense de son efficacité historique profonde ? C’est un simple outil qui n’importe pas en lui-même ni même par son contenu mais par le simple fait qu’il existe dans le courant de notre histoire européenne. La réalité n’est pas ce texte (ni aucun texte d’essence juridico-politique car ils ne sont jamais fondateurs mais toujours fondés par autre chose qu’eux, architectoniquement parlant) mais dans ce qui se passera ensuite s’il est signé. Il ne s’agit pas d’un hypothétique et délirant contrat social à la Rousseau auquel personne n’a jamais cru et qui est le fruit d’un cerveau malade et qui se savait tel. Il s’agit d’un nouveau Léviathan au sens génial que lui a donné le si profond Thomas Hobbes ; ce Léviathan européen qui va vivre et nous permettre d’être reconnu par le reste du monde. La discipline rigide qu’il nous impose depuis sa gestation est une matrice qui engendrera demain des actes dont l’histoire se souviendra : cela seul compte vraiment.