Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

« Pro Europa 3 : l'Europe et sa médiatisation, par Francis Moury | Page d'accueil | Odi profanum vulgus et arceo »

26/04/2005

Jacques Chirac en Bartleby, Denis Tillinac infecté par le venin de la mélancolie


«Personne n'ose se l'avouer. Il faut tordre le cou à un gros mensonge : la compatibilité de la modernité avec nos fondements spirituels, intellectuels, moraux, esthétiques. Donc, politiques. Aucune civilisation n'est compatible avec la modernité.»
Denis Tillinac, Le venin de la mélancolie.


«Le péché mortel du critique, c’est de songer secrètement qu’il pourrait perfectionner l’auteur.
Nicolás Gómez Dávila, Le Réactionnaire authentique


Je viens de terminer la lecture du Venin de la mélancolie (édité par La Table ronde) de Denis Tillinac, une mine savoureusement explorée pour qui souhaite comprendre l'étrange personnage qu'est notre président, Jacques Chirac, moins porion (si l'on veut et pour emprunter au lexique des mineurs deux de ses métiers oubliés) que nivelleur, voire simple taupe. Aucun scoop bien sûr dans ce livre, l'auteur s'en fiche mais une confirmation en revanche, pour qui l'ignorait encore : Chirac navigue à vue, ce qui ne laisse pas d'être paradoxal lorsque l'on parle de taupe, ce qui ne laisse pas aussi d'inquiéter si l'on évoque un maître de navire plutôt qu'un petit mammifère aveugle. Mieux même puisque notre marin à la petite semaine ne sait probablement pas qui il est, ou plutôt quel personnage il s'amusera à jouer au gré des flux et reflux politico-médiatiques qui le porteront ou le feront dériver, c'est tout comme. Car l'homme, volontiers sanguin selon ses proches (y compris de l'avis même de Tillinac) alors que ne me semble couler dans ses veines rien de plus qu'un peu d'eau douce, voire plate, se moque de fixer quelque amer lointain pourvu qu'il estime la carlingue de son rafiot assez bien calfatée pour tenir jusqu'au prochain Conseil des ministres, où il fera escale temporaire avant de repartir, sans plus de destination qu'il n'en avait jusqu'alors, l'esprit aussi vierge qu'est bourrelé de remords et de doutes celui de Lord Jim. Conrad, Stevenson, Melville ou encore Lowry ont imaginé, après l'immense Coleridge, des marins métaphysiques qui, avant d'épuiser leurs forces et la hargne avec laquelle ils interrogeaient leurs actions et pensées, auraient pu bourlinguer sur les mers du globe durant des millénaires. Aucun de ces auteurs n'aurait pu toutefois deviner et encore moins peindre les affres transparentes d'une conscience vide, d'une âme à ce point terne, celles de notre Président de la République française, timonier de pacotille, capitaine décomplexé d'un vaisseau fantôme, pressé de s'aventurer au-delà de l'horizon, non pour y découvrir quelque nouvelle terre qu'il proclamera française, donc universelle, mais simplement pour fuir sa propre vacuité, bien capable après tout de l'avaler, comme s'il s'agissait d'un de ces monstrueux Krakens que représentaient les anciennes cartes ou un de ces vortex sans fond engloutissant les limites des océans inexplorés. Certes, j'oublie un peu vite l'exemple de Bartleby, personnage de fiction finalement assez proche de la texture translucide (peut-être même transparente) de notre Président qui murmure lui aussi un obstiné Je préférerais ne pas, par exemple Je préférerais ne pas imaginer que figure dans le Traité tant commenté la mention des racines gréco-romaines et chrétiennes de l'Europe, ou bien Je préférerais ne pas tenter de comprendre que la France est malade, malade à en crever de mon inaction et de mon vide. Il est cependant vrai que nous ne pouvons nous empêcher de flairer, en bon lecteur, quelque drame secret sous la nullité existentielle du célèbre copiste de Melville alors que, sous celle de notre Président, un microscope à balayage électronique ne suffirait sans doute pas à faire se lever un Everest de la taille d'une particule atomique.
Chirac. Plusieurs pages du Point, visiblement inspirées par le bouquin de Tillinac paru fin 2004, tournent autour de ce mystérieux poisson et n'arrivent pas à l'enserrer dans leurs mailles, il est vrai assez lâches. Ce n'est pas que le poisson soit gros ou immortel comme celui du conte gentiment adapté à l'écran par Tim Burton mais bien plutôt qu'il se laisse porter par les courants, déjouant ainsi toute tentative de le repérer grâce à une balise : son art de la navigation se résume à une dérive, peu lui chaut finalement si la gabare France, rouillée et qui fait eau de toute part, s'encalmine lamentablement sur une plage où les touristes du monde entier viendront la photographier. Chirac. Son étiage est le Neutre absolu, comme monsieur Teste, dont il n'a bien évidemment pas, dois-je le préciser, l'intelligence souveraine, à vrai dire diabolique ni même la volonté de se cloîtrer dans son propre esprit pour y faire la nique à l'univers, moins mystérieux qu'une coquille de noix sous le regard scrutateur de notre cérébral personnage. Chirac pue au contraire la cordialité populacière, ce charisme de fête foraine, malaxe la joue des gamins, fait la bise à telle meunière au visage érubescent ou caresse voluptueusement la large croupe d'une vache primée, à moins que ce ne soit l'inverse. La ruse politique ou plutôt politicienne lui suffit en guise de portulan et un flair de requin selon Tillinac, qui se lamente du fait que le prestigieux exercice ait perdu sa non moins glorieuse majuscule et sa dimension mystique tout en ne pouvant s'empêcher, chaque fois qu'il le peut, de nous rappeler qu'il est, lui Denis, corrézien et surtout faulknérien, particulièrement bien introduit dans le cercle, le premier, qui n'est pas rouge mais gris pâle, celui des intimes de Chirac. Du reste, ce serait mentir que de prétendre que les pages, parfois superbement écrites, du Venin de la mélancolie ne nous proposeraient qu'un portrait (un de plus) de Jacques Chirac, portrait qui n'en est pas un on l'aura deviné, à moins qu'il ne faille loucher du côté de ces ready-made, aussitôt déclarés obsolètes qu'ils étaient abandonnés par Duchamp à leur existence fragmentaire, labile, insignifiante. Il y a autre chose, un lent poison circulant dans les veines de Tillinac et, n'en doutons pas, dans les nôtres, dans celles de tout Français qui ne reconnaît plus, dans ce pays divisé, corporatisé, balkanisé mais oui, assisté, pays qui autrefois, naguère encore, fut grand et qui à présent parodie sa grandeur passée, remâchant comme une chique amère telle ou telle commémoration d'un haut fait d'armes, d'un geste de courage, d'un sacrifice. Pas de méprise. Le poison n'est pas cette grandeur, ni même cette mélancolie de la grandeur mais bel et bien le définitif avachissement dans lequel nos esprits lassés de tout ont été pris comme dans une puissante colle, figés par je ne sais quel maudit sortilège, poison qui nous entretient dans l'illusion de notre grandeur, c'est-à-dire dans notre grandiloquence alors que, nous Français, n'en doutons point, sommes devenus des nains relativistes, adeptes de la réussite, du confort, des nabots vantards que plus personne ne se donne la peine d'écouter.
Définitif ? Non car Tillinac a parfaitement raison de le souligner même s'il redoute que le choc (il parle, prudemment, de métamorphose) ne puisse décidément être autre qu'apocalyptique, la démocratie (je préférerai le mot patrie) «ne sera sauvée [...] que par un truchement extérieur au monde politique». Lequel, des cosaques ou de l'Esprit Saint, voire des disciples de Ben Laden qu'évoque l'auteur, censés pacifier une société décomposée, pourrie jusqu'à l'os ? Peu m'importe puisque dans le Mal croît aussi ce qui sauve, ce dont ne semble pas s'aviser Tillinac qui, rêvant comme Jacques de Guillebon nouvelle chevalerie et révolution spirituelle (je me dois de préciser que le livre du premier est plus convaincant que celui du second...), file pourtant, en attendant l'ouverture du septième sceau, dîner dans tel restaurant fameux où il sera salué d'un déférent Monsieur Tillinac... Le prestige, fût-il d'arrière-cour plutôt que de cour, ne souffre aucune procrastination n'est-ce pas ? Bah, à l'heure dite, dont nul à l'avance ne peut prévoir l'irruption fatale, Tillinac n'aura, nous n'aurons pas même quelques secondes pour nous dépêcher de jouir, sans doute moins de temps qu'il n'en faut pour que notre bouche se referme sur la luxueuse bouchée que nous lui tendons.
Je me souviens avoir dîné, un soir, quelque temps après mon arrivée à Paris, avec l'homme, Tillinac, pas Chirac. Sympathique, affable même, volontiers gouailleur et drôle, c'est Chantal Delsol qui avait eu la gentillesse de me le présenter, afin que je lui vante, comme je le pouvais, les mérites bien évidemment innombrables que cet éditeur (puisqu'il est le patron de La Table ronde) ne manquerait pas de tirer des ventes copieuses de mon essai sur George Steiner, que je lui soumettais craintivement. Je pense que Tillinac n'avait pas lu alors une seule ligne de ce livre, tout obsédé qu'il était par l'impact commercial qu'aurait cet ouvrage, que, sans tricher, je lui présentais comme difficile, tout de même moins que ne l'est La littérature à contre-nuit. J'ai bien fait. Toujours aussi amicalement, Tillinac ne me donna, le soir même, le lendemain ou le surlendemain, aucune réponse, qu'elle soit positive ou négative, quant à l'avenir de ce livre que je n'arrivais pas à publier, bien que, sur le chemin du retour, il n'hésita pas à me demander de réfléchir à une possible réédition de classiques (les vrais, ceux dont la plume et l'esprit étaient de droite...) quelque peu méconnus. Je lui parlais alors de Hello, qu'il ne connaissait pas, lui précisant que l'auteur de L'Homme avait inspiré bien des pages de celui qui fut son phénoménal ami, Léon Bloy. Vous imaginez sans peine la suite de l'histoire : Tillinac n'édita pas mon Steiner (livre qu'il n'a d'ailleurs sans doute toujours pas lu) et je ne donnai pas suite à sa proposition me conviant au labeur difficile et ingrat de l'exhumation puis de la présentation, avec étiquettes dûment collées et exhibition muséographique, de vieux squelettes desséchés qui n'intéressent plus personne.
Il faut dire que, à cette époque, il y a maintenant près de cinq années, coulait dans mes veines un poison autrement plus redoutable que celui de la mélancolie, après tout voluptueux si l'on en croit Monsieur de Phocas ou Des Esseintes, ces éternels contaminés qui jamais ne meurent : celui de la tristesse, venin lent qui, quelle que soit la durée de la rémission observée, finit toujours pas pourrir définitivement le sang.