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10/06/2005
La dictature de la petite bourgeoisie de Renaud Camus
«Armand Robin a donné le témoignage hallucinant d'un homme à l'écoute des émissions de propagande des radios étrangères. La mise à mort du verbe, en politique, est un des cas de la décomposition générale du langage, et les questions qu'il soulève sont les nôtres : Ce que peut bien signifier un langage sans signification... A. Robin répond : L'outre-écoute du rien me fait entendre tout».
Cité par Jean-Marie Domenach, Le retour du tragique [1967] (Seuil, coll. Points Essais, 1994), p. 274.
Alors que de nombreuses années séparent ces deux textes, je ne puis m'empêcher de trouver une curieuse ressemblance entre un article de Pierre Boudot rédigé en 1978, d'abord paru dans le dixième numéro des Provinciales puis recueilli dans Fureur et espérance (La Différence, 1996) et La dictature de la petite bourgoisie de Renaud Camus (Privat, 2005, les chiffres entre parenthèses renvoient à ces deux éditions). La cible de Boudot est la caste des mandarins, ces pions troubles qui, de l'Université, ont fait leur territoire fuligineux, ces professeurs ternes qui assèchent l'esprit plutôt que de les transformer en blés mûrs, ces piètres penseurs en fin de compte qui grouillent à tous les étages des officines étatiques, médiatiques ou, Boudot savait après tout de quoi il parlait puisqu'il était professeur, universitaires. Renaud Camus, lui, parlant de cette petite bourgeoisie somptueusement ridiculisée par sa plume, écrit qu'elle «ne se conçoit pas d’extérieur véritable, et elle n’en offre pas à ses administrés : pas d’extérieur, du moins, qui soit destiné à le rester» (p. 20). Finalement, le constat est identique chez Boudot et Camus, qui tous deux décrivent les us et coutumes d'une caste invisible puisqu'elle est parvenue à se confondre avec l'ensemble de la société française, qu'elle est même devenue cette dernière, sans que la moindre souffrance ne paraisse affliger le corps moribond de la France. Certes, Boudot, qui évoque les affres d'une «dictature mandarinale élargie à l'échelle du pays» (p. 169), ne peut se résoudre à s'avouer vaincu et son texte flamboie d'une violence qui n'apparaît pas dans le texte jouissif, ironique (et triste) de Renaud Camus qui, cependant, ne peut étouffer quelque plainte, venue, je crois, des profondeurs ou, dit-il, des catacombes («La culture prend le chemin des catacombes», p. 46) : «J’aime à croire – mais je me fais peut-être beaucoup d’illusions – qu’il reste en moi, et en quelques autres, par je ne sais quel miracle, je ne sais quelle quinte de toux mal à propos du système, quel hoquet intempestif de l’énorme machine à petit-embourgeoiser le monde, une nostalgie, une réminiscence vague, une lointaine lueur au creux de la parole, qui proviendraient de quelque chose qui ne serait pas la petite bourgeoisie et son règne, qui auraient leur origine dans un extérieur malgré tout, dans une faille, dans quelque bâillement accidentel de la coïncidence» (p. 30).
Autre point de contact : pour Boudot comme pour Camus, l'instrument dont se servent ces mandarins petits-bourgeois (si je puis dire) n'est autre que le langage, un langage dévalué, que Camus évoque ainsi : «Je suis sûr qu’on pourrait faire des études passionnantes sur la structure de la langue petite-bourgeoise, sur son mépris des formes, sur sa passion des syntagmes figés, sur son curieux mélange de grossièreté extrême et de gnangnanrie non moins prononcée, sur son grand travail de simplification générale, qui fait disparaître des façons de vivre et des façons d’être en même temps que des modes syntaxiques et des temps grammaticaux» (p. 110). Boudot, lui, évoque sans cesse le langage pourri dont usent les mandarins, ces «fanfarons encaqués en [leurs] discours inconsistants» (p. 169). Puis-je ajouter à ces deux noms un troisième, celui d'Armand Robin, auteur hélas oublié d'un remarquable ouvrage, La fausse parole (Le Temps qu'il fait, 1985) que Renaud Camus doit certainement connaître, lui qui cite les travaux de Klemperer sur la LTI (ou Langue du Troisième Reich) et de Sternberger, déjà mentionné dans Syntaxe ou l’autre dans la langue (P.O.L., 2004) ?
Je ne puis résister au plaisir d'évoquer ici, dans la Zone, cet ouvrage méconnu de Robin, sur lequel j'écrivais ailleurs ces quelques phrases.
![](https://www.juanasensio.com/images/medium_hi04005.2.jpg)
![Armand Robin, La fausse parole](https://www.juanasensio.com/images/medium_robin.2.jpg)
Robin, voilà qui ne plaira sans doute guère à Camus, ne s'attarde autant sur les caractéristiques de la maladie que pour parvenir, on le sait, à l'agent infectieux, à l'origine même de toute maladie, au puits sans fond depuis lequel les lémures ont déferlé sur terre : Satan. A cette réserve près, certes de belle taille, Renaud Camus ne dit rien d'autre finalement que Robin, puisqu'il tente à son tour d'établir de livre en livre les caractéristiques cliniques d'une parole déchue, qui a été volontairement (et anonymement, le paradoxe n'est qu'apparent) corrompue «afin que plus rien ne fasse signe qu’il y avait du signe avant le signe indifférencié, le signe signe de lui-même, sans épaisseur ni inégalité, performant, fonctionnel [...] et sans faste» (p. 104), tentant de définir l'indéfinissable même : «La petite bourgeoisie est la classe qui ne peut pas être définie. Et comment pourrait-elle l’être, puisqu’elle n’a pas de frontières, pas d’extérieur, pas de contraire concevable, pas de pas elle ?» (p. 117).
![Renaud Camus, La dictature de la petite bourgeoisie](https://www.juanasensio.com/images/medium_camus.2.jpg)
En fin de compte, le tableau brossé par Camus ressemble à une espèce d'apocalypse insonore, sans relief, le lent écoulement d'une rigole sale, à quoi s'est réduit le langage de l'homme creux, ce dernier même tout entier peut-être, corps et (ce qu'il lui reste d') âme : «En attendant, il faut endurer écrit ainsi Camus. Même si des années durant on parvenait, à force de ruses et d’expédients, de compromis et de prises de maquis, de traînages de pieds et de jambes à son cou, à résister aux avances de la petite bourgeoisie régnante, à ses faveurs et à ses pressions, à ses contrats de confiance sans engagement de votre part et à ses notes en petits caractères en douzième page, même si l’on tenait bon une vie entière sans lui céder, sans se laisser engluer dans son suburbanisme sans urbanisme, et certainement sans urbanité, elle vous rattraperait toujours au dernier moment, comme les anciennes religions» (pp. 93-4).
Nous voici donc à l'ère des religions sans dieux, sans verbe ni parole, sans prophètes ni apôtres, sans prières ni agenouillements, sans fidèles ni même ennemis de ces fidèles, mendiants petits-bourgeois tout proches d'être dilués dans l'universelle parlouze.
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