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15/06/2005
La pensée congelée de Perry Anderson

«[…] le désenchantement du monde a progressé rapidement, et les anciennes valeurs éthiques qui ont partout fait l’objet d’abus et d’exploitations misérables sont sur le point de se dissiper comme de la fumée. […] Nous sommes sur le point de demander au soldat de mourir sans proposer un quelconque équivalent émotionnel réconciliateur en échange de cette vie perdue. Si la mort du soldat au combat – pour ne pas mentionner celle du civil dans les villes bombardées – est dépouillée de toute idée embrassant l’humanitas, fût-elle Dieu, roi ou patria, elle sera aussi dépourvue de toute idée anoblissante du sacrifice de soi. Elle devient un meurtre de sang-froid, ou, ce qui est pire, prend la valeur et la signification d’un accident de circulation politique un jour de fête légale.»
Ernst H. Kantorowicz, Mourir pour la patrie et autres textes (Fayard, coll. Les quarante piliers, 2004).

Que répond, dès lors, Pierre Nora (directement mis en cause par Anderson qui lui prête un rôle certain dans la léthargie intellectuelle ayant gagné la France depuis quelques années) à son contradicteur, dans un court essai intitulé La pensée réchauffée publié dans le même volume que le précédent texte ? Mais voyons, qu'il a bien moins de pouvoir qu'Anderson ne le prétend, même s'il est le patron, il ne peut tout de même pas le nier, du Débat, revue accusée par Anderson de s'être ralliée à l'ordre établi, disons frileux, conservateur, bien éloigné en tous les cas de l'audace révolutionnaire jadis (voire naguère avec Mai 68) illustrée par le génie français. Et Pierre Nora, chargeant sur l'adversaire en montant un curieux destrier bicéphale (puisque sont mêlés les noms de Joseph de Maistre et de Robespierre), de répondre à Anderson qu'il «se refuse obstinément à voir que le révolutionnarisme français, tel qu'il se maintient aujourd'hui, est l'expression d'un fondamental et tragique conservatisme français» (p. 137). Faut-il donc rappeler à Nora, généralement peu enclin aux approximations, que la contre-révolution chère à Joseph de Maistre était, justement, tout le contraire de la Révolution, aujourd'hui parodiée, d'ailleurs, par quelques imbéciles faussement extrémistes et en vérité profondément petits bourgeois qui, tout comme leurs ennemis irréductibles de gauche et de droite, n'en sont pas moins contaminés par les idées de cette tyrannie molle et invisible selon Renaud Camus ?