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13/06/2005
Hermann Broch, debout sur un monde en ruine
«Parce que le logos voit le divin devant lui et ne peut regarder en arrière, il doit donc aussi vouloir le nouveau dans la connaissance irrationnelle et traquer de nouvelles valeurs : la réalisation du logos, telle est la tâche religieuse de l’art, la tâche de sa connaissance irrationnelle».
Hermann Broch, Logique d'un monde en ruine (L'Éclat, 2005).
Voici, au format PDF, l'un des articles dont je suis le plus fier, qui parut dans La Sœur de l'Ange, la revue dirigée par Matthieu Baumier. Au long de ces pages, j'évoque Stalker de Tarkovski, Le Maître du Haut Château de Dick, La Mort de Virgile de Broch et L'Avenue de Gadenne, non sans brocarder l'ineptie flagrante de bien des productions artistiques contemporaines.

Sur la décadence des valeurs, ici analysée par Hermann Broch par l'intermédiaire de l'effacement du style, pas seulement littéraire : «L’être au repos est aboli, au profit de la fonction : le centre de valeur n’a plus la force de générer un véritable style, et tout comme l’espace physique a perdu sa validité, le style a perdu son pouvoir d’organiser l’espace d’une manière efficace […]». Ne nous y trompons pas : cette décadence est résultat mais, tout autant, signe (donc : trouble) d'une détérioration plus substantielle, quoique difficilement analysable, qui concerne le langage. Broch commence donc par poser le décentrement qu'a subi l'Occident, décentrement qui est, d'abord, une consomption, une dévaluation du langage : «La langue divine s’est désintégrée en langues ésotériques qui ne sont plus guère des langues, mais tout au plus des signaux : correspondances d’affaires, formules mathématiques, commandements militaires, dessins industriels et données statistiques». Ensuite, l'écrivain, animé d'une espèce d'énergie du désespoir qui, selon Antoine Compagnon, caractérise nombre d'auteurs dits conservateurs ou plutôt antimodernes, tente une voie de sortie pour le moins originale, même si peut se lire l'influence en creux de Walter Benjamin, affirmant que, en somme, rien n'est perdu puisque tout se conserve, y compris le divin (la musique, selon Broch, est le plus éclatant témoignage de ce dernier), surtout le divin devrais-je écrire, comme le prouve selon l'auteur la capacité de traduire d'une langue à une autre, idée que l'on retrouvera dans l'Art poétique de Pierre Boutang : «une époque d’abstraction radicale et de langages devenus muets est elle-même, dans sa propre réalité, une simple condition abstraite, et la possibilité de traduire une langue dans une autre est la garantie que l’on puisse retrouver son propre verbe, la garantie de survie du logos et de sa capacité à surmonter toute connaissance positiviste […]».
Cette croyance en une permanence cachée du logos est troublante, dont la redécouverte passerait par une réappropriation mythique, poétique, de la langue, par exemple telle qu'elle est exposée dans un texte intitulé Réflexions relatives au problème de la connaissance en musique où Hermann Broch écrit, à propos d'une vision conservatrice du monde : «Toute attitude conservatrice, de quelque manière qu’elle se manifeste, est fondée en fin de compte dans le savoir relatif à notre perception statique, irrationnelle, du monde, qui englobe la mort et la vie ; elle est fondée dans l’esprit, auquel même le simple d’esprit peut avoir part – peut-être même lui plus que quiconque ; elle est fondée dans l’existence de l’œuvre d’art, du poème et du chant, qui sont la connaissance du simple d’esprit. Aussi rien ne suscite plus la défiance de l’esprit conservateur que le progrès, qui représente à ses yeux l’intellect, la chute dans le mal et dans la mort. Et à toutes les époques qui ont vu l’intellect trahir l’esprit, se couper de son origine spirituelle première, la perception conservatrice du monde a eu raison de se montrer défiante. Mais c’est son destin – assurément tragique – que de devoir aussi, pour cette raison précisément, perdre de vue que rien au monde n’est à même d’enrayer une évolution quelle qu’elle soit, parce que rien au monde ne peut s’opposer au logos qui opère dans le progrès».

Lien permanent | Tags : littérature, critique littéraire, hermann broch, éditions de l'Éclat | |
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