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20/06/2008

Un peu de langue pour prier : réponse à Dominique Autié


«Oreilles closes, j'entends au-delà du déferlement des mots la muette mise à mort du Verbe.»
Armand Robin, La Fausse parole.

«Il y a des gens qui font la critique de l’Himalaya caillou par caillou. L’Etna flamboie et bave, jette dehors sa lueur, sa colère, sa lave et sa cendre; ils prennent un trébuchet, et pèsent cette cendre pincée par pincée [...].»
Victor Hugo, William Shakespeare.


Au commencement de ce dialogue :
Toile infra-verbale.
Un peu de langue pour prier, réponse de Dominique Autié, auquel le texte ci-dessous fait, donc, suite...

Voici une ancienne note, réponse parfois gentiment amusée (j'ai ainsi conservé l'illustration d'origine) à un beau texte (comme presque toutes les fois qu'il publie sur son blog, l'habitude est désormais prise, exaltante pour ses lecteurs...) de Dominique Autié.
Je ne l'ai bien sûr absolument pas modifiée, y compris dans un passage qui pourra se révéler désagréable à l'égard d'Alina Reyes, que je n'ai guère ménagée dans la Zone. Qu'elle ne me tienne donc point rigueur, si elle me lit, de ces vieilles phrases.
Reste que par son sujet, ce texte peut sans nul doute servir de base de réflexion véritable (et non point superficielle) à la question qui semble faire frémir tous les journalistes de France à peu près normalement constitués, à savoir, le phénomène des blogs, singulièrement celui des blogs dits littéraires.
À tout le moins, ce texte prolongera fort aisément l'article hélas parfaitement insignifiant et plus que vague (mais, comme ils disent, sympathique) d'Anthony Palou récemment paru dans Le Figaro Magazine, qui n'évoque la Zone que par le petit bout de la lorgnette.


Ce blog, né, il y a maintenant un peu plus de trois années, un matin durant lequel je m'ennuyais à mon bureau et après avoir lu le courriel de Xavier de Mazenod me donnant quelques explications sur la nature exacte de cet étrange objet virtuel, est désormais riche de quelque cinq cents notes rédigées par moi-même et près d'une petite quarantaine de personnes, certaines d'entre elles étant devenues de véritables amis.
Je ne m'attarde pas davantage sur la raison principale pour laquelle j'ai depuis lors décidé de consacrer bien des heures, quotidiennement, au Stalker : il s'agissait de répondre aussi vite que possible, en leur opposant une défense intelligente, aux deux ou trois imbéciles qui attaquèrent lâchement, sans la moindre once de talent, surtout polémique (Aude Lancelin sachant écrire !, autant supposer que Michel Onfray est un philosophe) Maurice G. Dantec sur ses accointances prétendues avec un groupe d'extrême droite. Lorsque Stalker naquit, la polémique commençait à désenfler. Ce blog servirait donc d'autres combats, comme s'il s'agissait de quelque fortification imprenable (pour le moment du moins) depuis laquelle le Vieux de la Montagne lancerait sur les placides ruminants des salles de rédaction ses saboteurs et assassins.
D'autres chiffres ? Ils remplacent avantageusement après tout des dizaines de phrases n'est-ce pas ? J'y reviendrai.
Je n'en tire d'ailleurs aucune espèce de sotte gloriole, de ces chiffres, et ne les donne plus bas qu'à titre purement technique. Je sais qu'ils intéressent, passionnent même, quoi qu'ils en disent, les journalistes (dont une minuscule poignée a évoqué mon travail sur ce blog, qu'ils soient remerciés) ainsi que certains amateurs de classements où étrangement, l'un des blogs les plus profondément inintéressant de la Toile, celui de Loïc Le Meur, figure presque toujours en première position, à moins qu'il ne la perde et c'est alors au tour de Versac dit Nicolas Vanbremeersch de la lui ravir, sans que je comprenne bien, une fois encore, les raisons d'un tel engouement à l'égard d'un blogueur statufié de son vivant qui n'est pas grand-chose d'autre qu'un blogueur, donc presque rien. Ses analyses politiques elles-mêmes qui ont fait, paraît-il, sa bizarre fortune, estampillées, selon Le Monde, centre gauche, sont d'une assez consternante platitude si on les compare à celles, précises et toujours claires, qui plus est bien écrites, de Germain Souchet. Lorsque Souchet s'engage derrière Sarkozy tout en critiquant nombre de ses travers, lorsqu'il ridiculise Ségolène Royal et la baudruche médiatique François Bayrou, Versac, sans doute désireux de ménager la susceptibilité des Échos, son nouvel employeur, érige en modus operandi une pseudo-voie moyenne qui est trop souvent comparable à l'avis de Germaine, ma boulangère. Il est vrai que cette brave femme rêve, comme sa fille Karine sévissant sur Skyblog (lol), de créer son petit espace personnel où elle sera, Dieu-Le Meur lui en est témoin, l'unique patronne. Enfin ! Le Café du Commerce de Versac risque donc d'avoir de la concurrence d'ici peu, Germaine paraissant bien décidée, elle aussi, à nous DONNER SON AVIS (qu'elle en profite donc et se soulage, la Zone désire recueillir le très-précieux fruit de ses cogitations), cette non-pensée du On, ce refuge de la foule où l'imbécile peut désormais se dissoudre en toute quiétude...
La publicité faite autour de ces deux bloguissimes fantômes est donc encore plus incompréhensible (c'est dire, lorsque l'on connaît ma tendre affection pour notre journaliste que d'aucuns, probablement mal renseignés, disent être un critique littéraire) que celle concernant Pierre Assouline qui, au moins, s'il ne sait pas écrire et nous le démontre tous les jours, mouille visiblement sa chemise à gros carreaux, évoque souvent des noms intéressants et aborde des problématiques parfois passionnantes.
Hélas, son bizarre tropisme, il n'y peut rien après tout, réduit systématiquement tout ce qu'il touche ou évoque. Pierre Assouline, c'est son unique don, aplanit puis assèche comme d'autres élèvent et irriguent. Assouline ferait ainsi merveille dans le plus pénible travail de terrassement : face à l'Etna, il sortirait son coûteau suisse (avatar moderne du trébuchet critique selon Hugo) et se mettrait en devoir de raboter tranquillement le volcan en pleine éruption. Lâché, par quelque démiurge facétieux, dans les marais Pontins, sa petite gourde de randonnée, sans laquelle il ne se déplace jamais, ferait tout aussi bien merveille, notre Gollum finissant bien par vider sa mare...
Revenons à nos moutons, qu'il s'agit d'ailleurs de comptabiliser.
En novembre 2004, soit quelques mois après la création de Stalker, je comptais 5 146 visiteurs uniques pour 7 038 visites et 16 512 pages vues (statistiques fournies par Hautetfort qui, depuis cette époque, sont devenues beaucoup plus fiables, comme me l'avait récemment confirmé Philippe Pinault).
Durant le mois d'avril 2007, ces mêmes mouchards informatiques ont compté 36 307 visiteurs uniques, 47 611 visites et enfin 126 372 pages vues. Toujours durant ce même mois d'avril, 4 212 pages par jour, en moyenne, ont été vues, avec un maximum culminant à près de 6 000 pages. Le nombre de visites par jour s'est quant à lui élevé, en moyenne, à 1 587 avec un maximum de 1 867 visites.
De peur de m'attirer les foudres des plus hardis imprécateurs, je m'abstiendrai de tout commentaire sur ces chiffres... éloquents.

Voici donc la réponse que je fis à Dominique Autié.

La Toile, cher Dominique, n’aurait donc rien de commun avec le livre ? Serait-ce une de ces plates évidences qui, posées tout simplement, devant les yeux de chacun, n’en demeurent toutefois pas moins grosses de révélations insoupçonnées ? Car enfin, au moins deux arguments infléchissent la contradiction que vous posez, contradiction rien de moins qu’apparente. D’abord, vous savez que les textes les plus anciens comme les quêtes mallarméennes les plus récentes ont toujours pensé le livre comme le Livre, le labyrinthe infini où se perdre, le réseau aux combinaisons sans nombre dont chaque mot, chaque lettre, justement posée, se révélait ventre de baleine peuplé de Jonas devenus fous à force d’avoir guetté, dans les milliers de pages lues, la vérité littéraire du monde. Vous le savez d’autant plus que, vous-même, Dominique, l’avez écrit dans un texte admirable, La galère espagnole : «la fonction d’un livre n’est jamais tout à fait circonscrite à la place matérielle que laisserait vacante son retrait (je souligne)».
Ensuite, qu’essayez-vous donc de faire si ce n’est, justement, donner à votre blog magnifique les apparences, les instruments de recherche (votre index), les dispositions du livre le plus banal, où une voix solitaire, évidemment riche de toutes celles qu’elle a entendues et admirées, écrit, d’abord, pour se dire et, en se disant, expérimenter ?
De sorte que la parole solitaire que je réclame n’est pas celle de l’autiste mais bien : la voix de l’écrivain, pardon, d’un écrivain, un seul. Or, sur la Toile, à l’exception des textes de Renaud Camus, des vôtres aussi, souvent, j’ai bien peur de n’avoir trouvé, selon la célèbre distinction, rien de plus que des écrivants, une foule à vrai dire, dont l’extrême diversité se résout finalement à un filet monotone, rébarbatif, bientôt insupportable, pornographique (en ce sens qu’il ne nous révèle rien de plus que les secrets frelatés de minuscules gorgées de bière), donc parfaitement inoffensif, comme je l’ai souligné à propos des bluettes d’Alina Reyes. Stricto sensu : du bavardage, un filet indifférencié de mots que ne lève le plus petit talent, que ne fait frémir aucun vent, un novlangue qui, comme dans la parabole orwellienne, s’appauvrit de jour en jour, d’heure en heure. Le drame plutôt que le mystère est qu’un nombre de plus en plus important de personnes (il faudra d’ailleurs bientôt songer à leur trouver un autre nom pour les définir…) paraissent capables de se comprendre les unes les autres au moyen d’un vocabulaire qu’un singe rougirait d’utiliser à l’adresse de ses semblables. La Toile cher Dominique n’est absolument pas une noosphère, sorte d’immense cerveau tel que décrit par Lem dans Solaris, qui supposerait donc trois (voire quatre) dimensions plutôt que deux : c’est au contraire le royaume plat de Flatland, agité de ces microscopiques sujets vantant, du haut de leur chaire plane, l’insignifiance de textes plats qu’on dirait bavés par des limaces, l’animal sacré paraît-il de ce singulier pays. Vous-même encore l’avez écrit dans votre Galère espagnole : les livres souffrent, presque physiquement allais-je écrire, d’être sans épaisseur, sans poids, sans pesanteur eût ajouté Michelstaedter.
De sorte encore que la Toile, contrairement à ce que vous affirmez, n’est pas jeune (de la jeunesse, elle n’a que l’apparence, comme une belle de jour…) mais bien fardée et vieille, vieille au moins de deux siècles, datant de l’époque où le Livre a été contaminé par les rhizomes surnuméraires de la Presse telle que Karl Kraus la disséquait quotidiennement sur sa table de travail de médecin légiste, Die Fackel. N’êtes-vous pas frappé comme je le suis de la justesse cruelle, applicable aux productions de l’Internet, des analyses de Kraus ? Je rejoins toutefois, mais par une de ces voie de traverse ne menant sans doute nulle part, votre idée : si la Toile n’a effectivement rien de commun avec le livre, celui de l’artisan (cela se trouve encore tout de même, heureusement), elle est comme l’image déformée de tous les livres bruissant de leurs milliers d’antennes, criant leurs horribles complaintes en jargons dont la diversité apparente n’est qu’un simulacre de diversité et de richesse. Analysés par la machine à laquelle Julien Gracq soumettait, il y a une soixantaine d’années, les ouvrages tapageurs qui paraissaient en fanfare, je suis certain que les livres que l’on nous donne désormais à lire, que nul n’a honte de nous donner à lire, n’émettent plus que dans une seule longueur d’onde, spectrale et fuligineuse : le gris, ce que j’ai appelé (après Armand Robin), d’un mot horrible qui en vaut d’autres, tout aussi laids, le domaine de l’infra-verbal.
Quelle est, dès lors, ce que je dois bien nommer notre dernière chance, ridicule, abjecte ? Un paradoxe, voilà le filet tendu sous les pieds du funambule, l’ultime pied de nez que nous adresse le démon, c’est-à-dire le fait que le néant ne puisse pas, dans notre monde en tout cas, éclore totalement. Armand Robin écrivait ceci, toujours extrait de ce livre remarquable que je relis une fois par an au moins, que tout apprenti journaliste devrait graver en lettres d’or et apprendre par cœur, avant d’oublier qu’il a, lui aussi, une âme que la fausse parole corrompra petit à petit, inéluctablement : «Cependant, il ne peut être inutile d'étudier les bas-fonds du langage : il est toujours salutaire de décrire correctement les enfers. On découvre ceci : La fausse parole ne peut être tout à fait aussi fausse qu'elle le prétend; et même la non-parole ne saurait devenir tout à fait non-parole; en effet un néant réclamant sa qualité de néant cesse d'être du néant; le négatif-à-l'extrême (et c'est précisément le cas des êtres de propagande) est par définition non-possible, pour la très simple raison que la nature du négatif-à-l'extrême est de tendre à l'inexistence et que tendre à l'inexistence suffit à empêcher d'inexister.» Je veux donc dire, l’expérience est fascinante, je l’ai même réalisée pendant des heures, jusqu’à éprouver, littéralement, l’envie de vomir, que toutes ces niaises et fantomatiques pages virtuelles finissent pas se mélanger, par faire advenir une espèce de texte unique mais fallacieux, labile, une voix grotesque, à la limite de l’inexistence mais sauvée du néant tout de même par une dernière retenue ironique : la douleur infiniment médiocre, exprimée en tout cas dans une langue creuse, elle-même parangon de nullité, qui doit cependant recevoir quelque écho, la prière non pas de l’humble ou de l’humilié mais du médiocre tel que Bernanos le définissait, du médiocre en tant que ruse ultime du Mal.
Dieu dites-vous ? Pourquoi pas, s’il est vrai, comme Baudelaire l’affirmait, que ce chant énigmatique est sans doute l’unique louange convenable que nous puissions adresser à Celui qui semble s’être bouché les oreilles, et les yeux, et la bouche. Mais peut-être, avant de soupçonner l’existence de cet œil immense vers lequel, en se pétrifiant, se dirigent les personnages de La Montagne morte de la vie, dois-je attendre et espérer la venue d’une personne, tout simplement, comme d’ailleurs vous le rappelez avec force, détaillant votre métaphore, écrivant : «La bibliothèque est un siphonophore. Les livres sont des personnes». Comme vous le savez, nulle personne ne saurait être une île, à moins de sombrer dans l’aphasie de l’idiot, encore moins l’unique abeille, condamnée à une mort certaine, de l’essaim. Encore faut-il, avant de prétendre à l’originalité et de pouvoir conquérir une voix qui ne soit point recouverte par le tintamarre assourdissant, détruire les immondes téguments qui lient la masse grouillante de ces êtres asexués ou ayant tous les sexes, sans pensée parce qu’ils les ont toutes, sont même disposés, avant qu’on ne leur pose la moindre question, à les accepter toutes. Dominique, la Toile est vide parce que nous voici liés par un grégarisme abjecte, non point parce qu’elle serait comme le visage de l’enfant avide de nouvelles expériences. Le pire est que ce grégarisme triomphe, d’abord, vous le savez mieux que moi, grâce aux extraordinaires facilités que confère le royaume de la virtualité. La toile est le cauchemar de l’homme devenu non pas réel mais, retournement bien digne d’un des textes d’Aloysius Bertrand, virtuel, c’est-à-dire gonflé à une deuxième puissance, gros d'une malice redoublée.
Dans la Zone, je tente, comme je le puis, de faire sauter ces liens qui unissent entre elles les ouvrières de la termitière, de confronter à leur propre âme mise en sourdine tous ces amateurs du verbe qui ne prétendent qu’à jouir, s’étourdir, s’ouvrir ou bien, à l’autre pôle de l’inanité consensuelle, se servir de la Toile comme d’une large besace où puiser de petites solidarités de compromission, de liquides gages de pieux léchage. Quel moyen utiliser pour détruire ? La violence, l’exagération, l’hyperbole, fins mets qui toujours ont eu l’étonnante propriété de faire s’étouffer les crétins. Surtout, surtout, n'appartenir à aucune de ces comiques coteries que l'on dirait percluses en cale sèche et qui, comme des madréporaires, paraissent avoir colonisé les derniers îlots vierges que nous réservait, avec un peu de chance et quelque dérive nocturne favorisée par les vents inconnus, la Toile inexplorée. Dominique, cette parole, je l'ai dit, est plus rare qu'une source d'eau pure; peut-être, à vrai dire, l'une et l'autre s'alimentent-elles à la même nappe souterraine et profonde, que nul, pas même s'il était le sourcier le plus doué, ne peut déceler depuis la surface.
Cette voix, je ne l'ai pas encore entendue ou plutôt, je ne l'ai entendue que dans les livres de quelques écrivains de race, mais je sais, si elle existe, qu'elle ne peut en aucun cas ressembler à ces bêlements de chèvres en attente d'une saillie expéditive. Une personne, des personnes, oui, cher Dominique, un corps et une âme à étreindre (que m'importe, seul, le corps, Graal pour rire des mièvres écrivaines obsédées de con-neries, si l’esprit n’en paraît que le pitoyable robot tout occupé à rendre la chair plus tentante, plus enivrante, bref : plus périssable ?), voilà bien ce qui manque le plus, pour donner vie et parole aux avenues vides mais étrangement bruyantes de la Toile.

Voilà bien ce que je m’obstine à chercher, parfois à offrir : un peu de langue pour aimer.