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31/08/2006

Falk van Gaver sur la route de la foi

Crédits photographiques : Charlie Riedel (Associated Press).

«Sans sortir de ma maison, je connais l'univers; sans regarder par ma fenêtre, je découvre les voies du ciel. Plus l'on s'éloigne et moins l'on apprend.»
Lao Tseu, Tao-tö-king.


Falk van Gaver, La route des steppes aux Presses de la RenaissanceQu'il s'agisse d'Aden, d'Arabie ou de Sandales-sur-Bénitier, les voyages et les voyageurs me dégoûtent et j'en suis resté, une fois pour toutes, à la maxime clôturant la désillusion du subtil voyage en Ecuador : «Maintenant ma conviction est faite. Ce voyage est une gaffe. On trouve aussi bien sa vérité en regardant 48 heures une quelconque tapisserie de mur». J'ai toujours considéré comme étant du dernier commun la nécessité poussive, afin, dit-on, de former la dispendieuse jeunesse à la cervelle vide, d'aller reluquer la couleur des fesses des mandrills du Haut-Mékong et considéré, ma foi comme Michaux, que la plus sordide nuit passée en compagnie d'une stricte inconnue ramassée dans un bar valait, en guise de dépaysement amer, d'apprentissage accéléré et de déconvenue immédiate, toutes les caravanes orientales levant la poussière des songes creux de la jeunesse, fût-elle artificiellement prolongée. Imaginez donc quelle ne fut pas ma surprise lorsque, de Falk van Gaver qui je crois n'est plus vraiment un béjaune même si, apparemment, il a encore besoin de trouver sa vérité comme disent les journalistes, je reçus un message m'indiquant qu'il tenait à ma disposition un exemplaire de son dernier livre, justement consacré à sa très lointaine expédition, ajoutant même, à mon ironique question qui lui demandait s'il ne s'était point trompé de destinataire, un lénifiant «toi aussi, mon frère» qui pour quelques instants éloigna de mon âme le mélancolique démon qui l'afflige. Puisque je devenais, moi, le Basque d'origine strictement consanguine selon certains nabots anonymes, le possédé de Gérasa vivant parmi les tombes selon d'autres, le frère lointain de celui dont le grand-père a connu le Goulag, je pouvais bien chausser mes délicates espadrilles à la dernière mode chez les Golden Boys du Trocadéro pour escalader les pics glacés du Tibet, n'est-ce pas, plutôt que de râler en prétendant goûter les dépaysements lointains à la façon de Beigbeder dans son Égoïste romantique : à dix mille mètres d'altitude, crevant le ciel dans un jet privé, regardant au travers d'un hublot de la classe Affaires et sirotant un Lagavuline en écoutant Luigi Nono dans mon casque...
Il était donc dit que, homme nouveau s'étant débarrassé de sa vieille peau de pécheur relapse, pélerin en marche vers une Jérusalem de glace, je partirai à l'autre bout de l'Asie centrale, avec Falk et Jean-Baptiste Warluzel, excellent pilote, assez bon dessinateur et preneur de vues (les photographies, elles, ne valent rien d'un strict point de vue artistique), à bord d'une 4L évidemment bénie puisqu'elle s'aventurerait en terre païenne. Et puis, comme Jacques de Guillebon n'était point convié dans le bolide, que nul ne semblait même réclamer les talents imprécatoires de ce Torquemada de camp scout, sorte de croisement néandertalien et chevelu entre un Bernanos de catéchisme monté sur un ânon de lait et un approximatif Keanu Reeves en équilibre instable sur une vaguelette d'eau douce qu'un La Varende lui-même n'aurait pas trouvé digne de venir lécher son petit doigt de pied consacré, que le noble guide de la jeunesse sans père était tout occupé à promouvoir le succès de Procure (de procuration disent les mauvaises langues ?) de son dernier catéchisme des banalités... Bref, puisque nous étions entre hommes comme on dit, pourquoi ne pas me jeter, en retenant mon souffle, vers l'inconnu ? Du reste, faisons grâce à l'auteur de ne point s'enthousiasmer un peu trop sottement à l'idée de voyager en pays lointains, lui qui déclare (p. 194) : «L'instruction que donne le voyage sert à défrayer la conversation des sots qui s'alimentent toujours du récit des faits, agrémenté d'ellipses aussi intempestives qu'imprécises. Cette instruction-là donne à celui qui a le malheur de la posséder le triste pouvoir d'écraser son auditeur sous le poids des incidents dont il a été le héros, et de s'auréoler du halo nébuleux des mystères qu'il a approchés». En effet, et de conclure, avec l'immobile Ernest Hello que j'ai été ravi de voir cité à l'occasion, que c'est souvent «une chose fatigante que d'avoir affaire à quelqu'un qui a beaucoup voyagé»... En somme, Falk van Gaver sait bien qu'il retrouvera, perdus au beau milieu de quelque plaine balayée par le vent glacial, les autochtones contraints parfois, pour rire de deux Français en expédition plus que pour survivre, par réelle cupidité plus que par crasse pauvreté, à jouer la comédie de l'Occident prostitué : filles de lointaine innocence dans le regard vitreux et les poses convenues desquelles nage un vieux rêve d'argent et de vie facile, habituels bakchichs qu'il faut tenter de ne point abandonner aux petits fonctionnaires locaux, vulgarité généralisée de la vie moderne ou, pour le dire avec Renaud Camus, banlieue universelle, résonnant d'ailleurs des clameurs d'un reportage lui aussi ayant don d'ubiquité. Depuis longtemps déniaisé sans avoir jugé bon pour ce faire de gravir des Anapurna de foi démonstrative, poursuivons donc le périple avec nos deux compères, comme si j'étais quelque Constantin (cousin de l'auteur, que celui-ci retrouvera en Chine et qui lui servira de rusé cicérone) immatériel.
Le style dans lequel Falk van Gaver nous rapporte son long périple (plusieurs mois et, nous apprend une horrible couverture bien digne des présentoirs de quelque congrégation poussiéreuse de vieilles filles pieuses, 22 000 km parcourus) est très agréable, précis, vif, ne s'attardant guère sur les considérations sirupeuses qui nous font bénir l'Autre à toutes les sauces, nappage habituel de ce type de cuisine trop souvent insapide. L'auteur, intelligemment, l'a de plus agrémenté d'extraits de poèmes de Yunus Emre ou Nâzim Hikmet, de contes relatant les géniales réponses du merveilleux fou Hodja. Ajoutons que ce livre est également fort documenté sur l'histoire tumultueuse des peuples rencontrés, Falk ayant sans doute hérité de l'un de ses ancêtres, Jules van Gaver (auteur des gravures d'une Histoire de Turquie publiée en 1747), son goût des complexes mélanges et héritages ayant présidé aux destinées des peuples d'Asie. Bien évidemment, les passages les plus intéressants de l'ouvrage, dont je ne puis que regretter le petit nombre, sont ceux où l'auteur choisit un ton beaucoup plus personnel, évoquant par exemple la légende du Roi du monde (pp. 191 et sq., entre autres popularisée par le récit fameux d'Ossendowski), en approchant du mystérieux Altaï, celui encore (p. 124) où Falk stigmatise la leçon apprise par notre génération (nous le savons désormais) sans pères, celui enfin où rêve et réalité se mélangent (pp. 185 et sq.) dans un beau voyage chamanique.
Tout de même (voici que mon démon, Scarbo, un temps tenu à l'écart par l'action du saint chrême gavérien, s'avance vers moi, insinuant et sifflant entre ses dents), tout de même s'agite-t-il, je ne pourrai reprocher à personne de juger que de si rares introspections, quelques considérations convenues sur la faillite spirituelle de l'Occident, d'informatives et trop longues pages sur les caractéristiques génétiques des peuplades rencontrées, voilà qui est tout simplement un bien maigre butin pour une chasse accomplie durant des milliers de kilomètres, qui plus est, je le suppose, parfaitement préparée contrairement aux apparences, en tout cas vite commercialisée puisqu'un livre en a été tiré et, si j'ai bien compris, un sympathique reportage qui sans doute défilera en boucle sur une quelconque onde hertzienne catholique, l'entreprise étant comme il se doit finalement estampillée par l'imprimatur sourcilleux délivré par l'inflexible Guillebon qui salue, chapelet bas, le livre de son intrépide ami dans La Nef... Et encore, ce n'est pas là le point qui me gêne le plus. Car partir en Haute-Cimérie pour ne rapporter, des contrées hyperboréennes entrevues par éclairs derrière leurs éternels brouillards, que quelque commun pissenlit de sous-bois vendéen, voilà sans doute un trésor de guerre que le premier pion de sacristie venu, armé, pour tout équipement de randonnée paisible, de son missel et de sa gourde d'eau miraculeuse, eût salué d'un grand éclat de rire... Scarbo, la paix, je te prie, mieux vaut ne pas craindre de se lancer sur la route lumineuse de l'aventure même si, je le sais parfaitement, les raisons qui ont poussé nos compères au départ sont pour le moins vagues, mieux vaut donc cela, ce risque assumé, ce refus de l'immobilité et de la pose cultivée en soirée catéchétique que de flâner au rayon Aventures d'une Fnac de province, n'est-ce pas, en se rêvant Lawrence d'Arabie missionnaire en Anatolie ou Charles de Foucauld premier de cordée tibétain ?
Scarbo, railleur, se tait, pour le moment. Continue donc de te leurrer, semble me glisser son dernier regard ironique et railleur.
Tout le récit de Falk est attiré, comme aimanté par une cristalline nuit de Noël passée sur le toit du monde, au milieu des lointaines et rares communautés chrétiennes (elles ont été presque toutes persécutées avec méthode) de Deqin : renaissance, pureté, silence, Rimbaud, qu'évoque l'auteur, revenant à la vie sans être revenu de ses désillusions, «Nous approchons du lieu central et mystérieux où converge le cœur du monde dans le rayonnement du cœur de Dieu» (p. 195). Puis c'est le retour, qui ne semble guère intéresser l'auteur, sans doute surpris de retrouver, revenu des miraculeuses étendues de neige russes, «les flots de mots et de bruits que déversent les moulins à paroles» (p. 270) occidentaux. Ce retour, en fait, semble même posséder toutes les caractéristiques d'une laide débandade; là aussi, j'aurais aimé quelque description plus fine de la désillusion envahissant l'âme gorgée de spectacles de Marlow une fois revenu en sa chère Angleterre, pourtant parfaitement indifférente à la beauté et à l'horreur de la terre africaine. Mais Falk n'est pas Marlow, encore moins, faut-il le préciser, Kurtz et, nous le savons, le héros de Conrad prétendait se diriger vers un autre cœur que celui baignant dans la froide lumière des altitudes neigeuses.
Une vie à reprendre donc, même si l'Aimée (présence secrète nourrissant la longue équipée, cf. p. 113 : «Sur la route rectiligne s’imposent l’Unique, qui n’a pas d’image, et l’image de l’unique aimée. Ces deux uniques ne font pas deux, mais un, car l’amour est un et sans partage») que l'auteur évoque pudiquement dans ce livre à la fois, si je puis dire, beau et parfaitement banal, finalement simple et droit, même si l'Aimée a été retrouvée puisque la vie quotidienne avait semblé, semblé seulement, L'effacer. Sans doute faut-il, pour trouver le Silence, pour le retrouver et donc retrouver la Parole qui est Silence, à présent qu'il est devenu, dans nos cités barbares et bruyamment jouisseuses, quasiment impossible de s'y reposer, plonger dans le bain de l'aventure et partir de nouveau, le matin venu, sur la chère et lumineuse route bernanosienne, promesse de joie.
Mais cette route, Falk van Gaver, est toute intérieure et ce qui pourra en être dit, en somme quelque bavardage inutile, n'intéressera que les âmes de concierge. Il est vrai qu'elles constituent, hélas, un public fort nombreux, peut-être même, à présent, le seul.