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22/06/2007
Journal d'une lecture, 2 : Le Tunnel de William H. Gass
«Nous sommes arrivés les derniers dans le monde des vivants, et le temps que Dieu s'occupe de nous la glace glissait déjà des pôles comme sur un gâteau imparfaitement décoré», William H. Gass, Le Tunnel (Le cherche midi, coll. Lot 49, 2007), p. 20.
Pages 121 à 313.
Ce n'est pas, à proprement parler, que le ton de Gass devienne plus personnel tandis que nous progressons dans la lecture des aventures statiques de Kohler. Les premières pages mêlaient déjà l'évocation du présent de la narration et le récit de l'enfance du personnage. Cependant, à mesure que le livre véritable se révèle, selon les termes de Gass, un «livre intérieur», caché, alors que la thèse qui lui sert finalement de prétexte n'était qu'un «extérieur, une façade» (p. 113), Kohler semble se laisser envahir par des souvenirs d'une grande richesse, dont le récit s'étendra sur plusieurs pages, souvent somptueuses, d'un souffle faulknérien, précédant la toute première mention de l'occupation qui désormais va remplir chacune des heures ou presque du narrateur : creuser (p. 169).
J'AI COMMENCÉ À CREUSER s'exclame ainsi, plein d'excitation, Kohler, le coup de pioche mettant brutalement fin aux immenses phrases par lesquelles, à sa façon, le narrateur (et, ici, l'auteur lui-même qui a bien évidemment largement puisé dans sa propre biographie) creusait également dans son passé, évoquant son oncle misogyne, son père paralysé par l'arthrite, sa mère rongée par le gin. Creuser pour donner corps à cette abstraction qu'est l'histoire, que chacun des collègues (Herschel, Governali, Planmantee) de Kohler s'efforce de définir à sa façon, que le personnage principal lui-même hésite à qualifier autrement que par une rupture symbolique entre les générations qui se succèdent, une mort qui se pare, peut-être une dernière fois, des atours de la puissance divine : «et il était opportun, il était juste, tel un signe envoyé par Dieu ou par les personnes qu'ils [Kohler évoque les membres de sa famille] auraient pu être, que de temps en temps la substance qui composait le symbole se multiplie, se complaise un peu dans l'hyperbole qui sinon ne pouvait être atteinte, et donc devienne monstrueusement évidente – dans un tourbillon, une pluie de sauterelles, ou une tempête de poussière – jusqu'à ce qu'elle cause enfin cette mort dont elle avait été si longtemps un emblème et un avertissement» (p. 167).
Puis reprennent les très longues évocations du passé de Kohler, l'occupation principale du narrateur (CREUSER) étant réduite à quelques notations, plus ou moins métaphoriques.
Insister sur les longueurs nécessaires d'un texte, contrairement à l'opinion parfaitement imbécile exprimée par tel plumitif de Fluctuat (Benjamin Berton, encore lui, qui s'extasiait ridiculement sur Les Fusils de Vollmann) affirmant qu'il y a plusieurs centaines de pages inutiles dans le roman de Gass. L'inutilité est assurément celle des articles de Berton : un grand roman est justement grand, faudrait-il rappeler à ce niais besogneux (dont la biographie sommaire paraît pouvoir être tout entière réduite à un lieu commun : amateur des Smiths, des critiques écrites par ses petits copains de Fluctuat sur ses propres livres, Berton n'aime pas la France sécuritaire de Sarkozy...), parce qu'il vit de ses défauts, y compris quelques centaines de pages inutiles, que les petits pions n'auront de cesse de lui reprocher. Il y a dans un livre, comme dans une bibliothèque, des phrases apparemment inutiles, des livres que nul ne songerait à ouvrir, encore moins à lire. Pourtant, sans ces phrases-fantômes, sans ces livres privés de lecteurs, quelle qu'en soit la raison d'ailleurs, la physionomie du roman en question, celle de la bibliothèque évoquée changerait radicalement de nature.
Il y a également des critiques littéraires qui eux, en grand nombre, ne servent strictement à rien : la différence est que, dans ce cas, nous pouvons parfaitement nous passer de leur avis prétentieusement sot sans que le battement de cil d'un animalcule soit retardé d'un milliardième de seconde.
L'avantage de la critique facile ou journalistique (de petites phrases vite ponctuées, des images qui doivent choquer, un vocabulaire et des tournures mille fois lus, des textes finalement dont nul ne se souvient, etc.) est de nous indiquer, de façon presque infaillible, ce que l'idiot n'a point vu. Non seulement donc, il y a fort à parier que ces pages de Gass ne sont absolument pas inutiles mais il y a probablement toutes les chances pour qu'elles se révèlent essentielles. En évoquant très longuement l'étrange personnage, lui aussi professeur atypique d'histoire, que ses élèves surnomment Margot la Folle, Gass prend le temps de déployer toute une série de motifs qu'il va savamment entrecroiser : le langage, que Margot la Folle considère comme le moyeu réel autour duquel l'univers tourne et l'histoire, paradoxe labile que le travail le plus érudit ne parviendra jamais qu'à reconstruire faussement.
«Nous sommes de vieux événemens manchots, écrit Gass, faisant parler Magus Tabor (Margot la Folle), que les jours ont fini par dessécher, par faire s'évaporer. Comment restituer ce membre coupé à notre épaule, en ceindre une taille ou lui faire brandir une épée une fois de plus ?» (p. 295). Cette disparition d'un passé glorieux est elle-même accentuée par un phénomène que Gass ne cesse de pointer : le remplacement de la réalité (si tant est qu'elle existe) par un double spectral, qu'il s'agisse du langage ou de l'histoire : «[...] la pensée prend la pensée, et non les choses, pour substance; le langage remplace la vie; l'histoire usurpe le passé, et nous n'avons de cesse de tirer des sons d'autres sons; nous dressons une église pour adorer tous les noms que nous donnons au Temps» (p. 298).
Demeure toutefois le doute instillé dans nos esprits par le cacographe Berton.
Un grand roman, Le Tunnel ? Beaucoup de facilités pas même avant-gardistes certes (alors qu'elles paraissaient, au moins, l'être dans Willie Masters' Lonesome Wife, publié en 1968) mais il y a là un effort romanesque à des coudées au-dessus de ceux que nous exposent bien des livres et, par exemple, pour citer un écrivain nord-américain recevant les suffrages enthousiastes de la critique, ceux de Vollmann, lui aussi désireux, comme Gass, d'englober la totalité de l'expérience humaine. Mais n'y parvenant pas, du moins dans les romans que j'ai pu lire de cet auteur.
Quoi qu'il en soit, une telle puissance, aboutissant, chez Vollmann, à un livre médiocre (je me répète : Les Fusils), chez Gass, à un livre monstrueux et chez McCarthy, à un roman dont le morfil tranche comme une lame de rasoir, une telle puissance est justement ce qui manque aux ambitions chlorotiques de nos petits romanciers hexagonaux, n'en déplaise à Claro qui, en guise de très précieux commentaire laissé sur une note de François Monti, a semble-t-il trouvé suspecte (pour ne pas dire : dangereuse, suivez mon regard...) cette idée.
J'imagine d'ailleurs que les spécialistes de littérature américaine, ou tout bonnement les amoureux des romans de Pynchon, Gaddis, DeLillo, Barthelme, Coover ou Hawkes, ne penseraient pas autrement que moi.
De sorte que trop de livres écrits en français se distinguent non seulement par leur insignifiance c'est un fait, mais surtout par leur extraordinaire prétention.
Dès lors, je crois bien que n'importe quel roman nord-américain, fût-il surestimé (ainsi, Le Tunnel de Gass me paraît-il inférieur à l'entreprise romanesque, sur bien des points comparable au livre de l'Américain, menée à bien par Ernesto Sábato), se tient encore quelques coudées au-dessus de la flache parisienne où pataugent nos plastronneurs crapauds buffles (bufo marinus).
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