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05/11/2007
L’humanisme classique de Michel Desgranges ou l’actualité des Belles Lettres, par Francis Moury
«La tendance générale de ces intellectuels, en marge de la vie comme les Cyniques ou les premiers Stoïciens, ou soucieux de préparer une autre vie, comme les fils de Pythagore ou de Platon, elle est fort bien marquée dans ce court dialogue, plus dense que les longues dissertations :
- Marié, pourrai-je philosopher ? demande un jeune homme à Platon qui répond :
- Incapable de te sauver seul, tu voudrais sauver une femme sur tes épaules ?
Le célibat, aux temps classiques, paraissait la meilleure solution, pour un «clerc» désireux de privilégier la vie de l’esprit, de se consacrer à la méditation. Mais dès les premiers siècles de l’ère chrétienne, les positions ont nettement changé, du moins dans le monde païen.»
Félix Buffière, Éros adolescent – La pédérastie dans la Grèce antique, Livre III Éros chez les philosophes : apologies, condamnations, § 29, 3 (Les Belles Lettres, coll. Études anciennes, série grecque volume n°132, 1980, réimpression 2007), p. 503.
«Le droit de juger subsistait encore; mais il fallait le gagner. Coleridge a pour sa part abondamment fourni l’effort, réalisé la discipline dignes de cette autonomie. Cela lui fut-il compté au titre de la catharsis, sur la voie de l’extase unifiante où Plotin atteignit quatre fois seulement pendant les six années passées près de lui par son biographe Porphyre ? Lui seul pourrait nous le dire.»
Germain d’Hangest, Vingt-cinq poèmes de S.T. Coleridge, éd. bilingue avec introduction et notes (Aubier-Montaigne, s.d.), p. 46.
«[...] La vie de Coleridge illustrerait la maxime romaine qui fonde sur la santé du corps celle de l’esprit, et sur leur union le bonheur même, si le poète ne l’avait trouvé enfin loin de chacune d’elles.»
Germain d’Hangest, Poèmes romantiques anglais : Wordsworth, Coleridge, Shelley (Librairie Hachette, 1944), p. 96.
«[...] Un beau matin d’hiver, l’idée me vint que je serais peut-être capable d’attirer l’attention d’éventuels lecteurs (et lectrices) sur certains livres d’abord austère en en parlant, non sous la forme d’un compte rendu ou d’un rhétorique éloge, mais en y puisant quelque anecdote exemplaire, leçon inattendue, pensée iconoclaste, les possibilités de cueillette étaient immenses, ne me restait qu’à lier ces fruits du savoir par un assaisonnement de mon cru, ainsi naquirent ces chroniques, qu’une technologie récente et binaire fit diffuser à peu de frais, et hedbomadairement. Ce volume permet aux chroniques écrites de l’hiver 2005 à la fin 2006 d’échapper à l’édition informatique pour rejoindre le confort du papier [...].»
Michel Desgranges, Chroniques des Belles Lettres 2005-2006 (Les Belles Lettres, 2007), p. IX.
Les ignares sont toujours surpris qu’on soit cultivé. Ils sont toujours surpris que pour l’homme cultivé, la vie soit la culture et que la culture soit la vie, qu’elles s’alimentent voire se confondent toutes deux en une union étroite et indissoluble. De la surprise à la suspicion, puis à la colère voire à la haine, il n’y a qu’une différence de degré dont des écoles de pensée aussi diverses que les Cyniques ou les Stoïciens de l’antiquité, les Romantiques anglais ou français du XIXe siècle, ont eu une conscience claire et lucide. Ainsi l’homme cultivé, d’une culture authentiquement classique au sens occidental du terme – celle qui connaît, pour les avoir étudiées, les productions culturelles des temps primitifs, antiques, modernes et contemporains des divers continents – est fondamentalement un étranger parmi ses concitoyens. Je suis d’ailleurs : H.P. Lovecraft ! Il est toujours d’ailleurs alors que ceux-là s’obstinent à être, ici et maintenant, de leurs temps. Et il est toujours d’ailleurs parce qu’il est de tous les temps et de tous les espaces : l’homme cultivé est contemporain de Platon (et des mythes de Platon) comme de Nietzsche (et des mythes de Nietzsche) ou de Régis Debray. Il vit en Grèce antique, en Allemagne, en France, il écrit sur un parchemin aussi bien que sur du papier ou sur un écran immatériel. «Je suis toujours et partout» ! Dans une caverne, au sommet d’une montagne, dans une prison, dans un appartement parisien. Sa matière très faustienne est l’esprit, et son esprit peut s’inscrire sur n’importe quelle matière. L’esprit, le savoir, la connaissance sont ses formes permanentes : leurs supports sont, à ses yeux, des contingences : le contraire de l’hégélianisme, en somme, serait l’humanisme. Pas si sûr d’ailleurs puisque ces supports sont des contingences charmantes, aimables, mais aussi dotées d’une haute valeur historique et signifiante, plus insidieusement qu’on pourrait le croire. En voici une étrange preuve.
Il existait («Dicunt, narrant, tradunt…») une inquiétante théorie esthétique en vogue dans les années 1980, notamment chez les intellectuels fourvoyés dans la publicité. Elle énonçait qu’il ne servait à rien de lire un livre. Pour saisir son propos, sa vérité, avoir une intuition immédiate de son contenu, il suffisait d’observer d’un œil rapide mais rompu tout de même à l’exercice, sa couverture, les catégories de polices de caractères utilisées, sa mise en page, le découpage de sa table des matières, la répartition spatiale des paragraphes, et aussi, bien sûr, l’illustration ou l’absence d’illustration de la première de couverture. L’aspect extérieur du livre déterminait en somme a priori son contenu ! Une faculté esthétique sophistiquée, située au carrefour de l’intuition et de l’entendement, capable de lier d’une certaine manière l’a priori et l’a posteriori pour en tirer une étrange connaissance. Une connaissance d’un nouveau genre anéantissant la connaissance traditionnelle, son moyen traditionnel (la lecture) pour lui substituer une intuition-expérience plus rapide et plus profonde, et… profondément désabusée ?
Il y avait bien quelque chose de cette théorie qui ne disait pas son nom théorique – fut-elle jamais réellement formalisée autrement que par connivences, clins d’œils, rires, sourires entendus, d’une manière fugitive ? – lorsque notre grand professeur Barnoin, à Louis-le-Grand, nous avait dit en 1978-1979 : «Oui, les livres de philosophie sont d’une apparence triste : une couleur grise, du gris foncé même, les collections B.H.P. et B.T.P. chez Vrin… et aussi les collections des PUF… l’apparence et le prix élevé : tout vous dissuade donc d’avance de vouloir vous y aventurer»…
Précisément : la dissuasion est une noble chose. Seuls les meilleurs osent s’aventurer sur un terrain en apparence hostile. Les aires sacrées des temps primitifs étaient protégées par des prodiges, du brouillard, des délimitations sensorielles, rituelles, légales afin de le demeurer. Rudolph Otto, Roger Caillois, Georges Bataille, Georges Dumézil, Marcel Mauss l’ont expliqué : ils ont médité là-dessus après avoir rassemblé les matériaux scientifiques nécessaire à toute méditation ! Expérience et connaissance. Je répète inlassablement leurs noms à la manière d'une exhortation, comme le commissaire-priseur, lors de la vente de la collection de Jean-Pierre Dionnet l’autre lundi à Drouot, les répétait lui-même :
- Rome !… Rome !!…. Rome !!!
Il voulait ainsi faire monter les enchères des affiches et affichettes des plus beaux péplums du Second âge d’or du cinéma italien (je m’honore d’en connaître les bornes et de pouvoir les discuter éventuellement) et constatait savoureusement – voire cyniquement – l’effet produit. Effet qui était d’ailleurs presque nul puisque presque tous ceux qui savaient déjà, n’avaient pas l’argent et que presque tous ceux qui ne savaient pas, avaient l’argent ! On parle donc pour une fraction infime des hommes lorsqu’on parle pour dire quelque chose ? C’est très bien et cela sera toujours ainsi : on n’y peut rien. Seuls les naïfs croient le contraire.
L’idée que l’intelligible puisse être réduit au sensible est une perversion. Mais l’idée qu’il y ait de l’intelligible dans le sensible n’est pas bête. La beauté des livres édités par des éditeurs tels que Vrin, les Félix Alcan devenu les PUF, Payot, Aubier, Corti, Gallimard ou Les Belles Lettres, provient aussi de la rigueur de leur couverture, de leur sobre dépouillement, témoin esthétique des valeurs promues par leur contenu. Les fins de siècle sont baroques, décadentes : le classicisme y devient incompris. La perversion ultime, durant une fin de siècle, est toujours d’être un classique. Revenir au classicisme est en revanche toujours une évidence à chaque début de siècle. Éthique et esthétique de la perversion de Janine Chasseguet-Smirgel, paru en 1984 aux Éditions du Champ Vallon, collection L’or d’Atalante… : l’avez-vous lu ? Ça vaut le coup d’être lu, bien sûr ! Après les fantômes du passé les plus sophistiqués et les plus obscurs, un peu de clarté ! On se souvient de l’anecdote de cet intellectuel français du XIXe siècle qui avait réclamé, à l’article de la mort, une lecture d’un fragment des Nouveaux lundis pour «entendre quelque chose de clair».
Il y a bien des points communs entre l’idée intuitive ou l’intuition intellectuelle qui permet la genèse poétique chez Coleridge, la philosophie en acte chez les «érastes» et les «éramènes» de la Grèce antique – l’un des grands mérites du livre est de distinguer immédiatement entre l’homosexualité et la pédérastie : distinction fondamentale que le vulgaire ne connaît pas et dont il n’aura jamais cure – tels qu’ils sont admirablement décrits par Félix Buffière depuis les temps pré-homériques à l’antiquité tardive, et l’idée d’une présentation sélective des classiques de l’humanisme qui soit pourtant dénuée de tout appareil rhétorique dans les chroniques de Michel Desgranges. Lorsqu’en 1976 je lisais, adolescent solitaire et émerveillé, l’austère catalogue des Belles Lettres, orné de son énigmatique chouette d’Athéna – c’est la nuit qu’elle prend son envol, l’oiseau de Minerve, nous rappelle Hegel ! – je n'aurais pas cru que trente ans plus tard le Président de son Conseil de surveillance m’enverrait chaque semaine sur mon ordinateur, une chronique ornée de cette même belle chouette. Je fais donc partie des 15 000 lecteurs sélectionnés qui la reçoivent chaque semaine. Un plaisir à présent régulier dont l’interruption me ferait ressentir un manque, le sentiment qu’une famille a disparu, qui était constituée par cette réception et cette lecture. C’est par les actes – l’histoire de la noblesse l’a toujours manifesté dans les différentes civilisations – que l’élite se constitue : émettre et recevoir de telles chroniques constitue un acte qui manifeste l’existence d’une élite à laquelle il faut souhaiter s’agréger.
Sans doute, certaines des chroniques de Desgranges me laissent totalement froid : Pierre-Vidal Naquet, par exemple, m’a toujours semblé peu excitant intellectuellement. Peut-être parce que j’ai lu en 1975 le beau livre de Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, et notamment son paragraphe intitulé Espace et organisation politique en Grèce ancienne (éd. François Maspéro, tome I coll. P.C.M., 1965, pp. 207-229) qui reprenait une partie des thèses et en critiquait en profondeur certaines autres issues précisément du livre de Pierre Lévêque et Pierre Vidal-Naquet, Clisthène l’Athénien, paru aux Belles Lettres l’année d’avant ? Il me semblait à mes yeux rigoureux d’adolescent que c’était Vernant qui tirait les marrons du feu allumé par Lévêque et Vidal-Naquet. Peut-être aussi parce que le livre le plus faible de Jean-Pierre Vernant est Mythe et tragédie en Grèce ancienne qu’il écrivit en collaboration avec Vidal-Naquet ? Bref, passons sur ce lassant terrain de la critique, si aisée alors que l’art est si difficile…
D’autres chroniques sont régulièrement suggestives : n’est-ce pas à propos d’un texte où Desgranges parlait de l’inquisition médiévale que nous avions fait connaissance ? J’avais découvert à cette occasion que Michel Desgranges est un fervent de la Hammer films et qu’il aime, tout comme moi, The Witchfinder General / The Conqueror Worm [Le Grand inquisiteur] (G.-B., 1968) de Michael Reeves. Aller au bistrot avec Jean-Paul Sartre ou Maurice Merleau-Ponty et apprécier la «série Edgar Poe» de Roger Corman : mon parrain le docteur Francis Pasche m’avait donné le premier l’exemple de telles associations humanistes. Aller au bistrot avec Pierre Grimal, apprécier un Hammer Film de Terence Fisher ou un Tigon Picture de Michael Reeves autant qu’un Film A.B.C. réalisé par Jean Rollin, et aimer aussi bien Frontin que Minucius Felix ou Hésiode que Philippe Muray : Michel Desgranges m’en donne un nouvel exemple, plus tardif mais non moins sympathique. Et quels plus beaux exemples que ceux-ci ! Quelle autre présentation que celle rédigée par Desgranges pourrait me recommander de lire un traité d’arpentage antique et de le considérer avec le même intérêt qu’un texte fondateur de Platon ou d’Épictète ? Je fais allusion à la dernière chronique reçue vendredi par courriel. Depuis que je l’ai lue, je songe sérieusement à ne pas me contenter de l’extrait et de son commentaire, déjà riches.
Desgranges a vécu et il est âgé : il est retiré à la campagne, en compagnie de ses cigarettes qu’il maintient vouloir fumer (nous avons pour notre part renoncé à la cigarette volontairement à la suite d’un vœu prononcé à Bangkok sur l’injonction d’une personne qui nous le demandait et nous y sommes tenus victorieusement), de ses livres, des arbres qu’il décrit avec un feu stylistique tout bachelardien, et parfois tout aussi rêveur. Il apparaît souvent désabusé : conséquence normale d’une vie bien remplie même si le philosophe Martial Guéroult assurait, pour nous en consoler théoriquement, que l’histoire de la philosophie est capable de représenter a priori toutes les éventualités que l’histoire réalise… ou non. Desgranges n’a pourtant rien perdu de la flamme initiale spécifique qui l’a fait défendre les belles lettres au désormais double sens (la société d’édition créée pour remettre la France au niveau de l’Angleterre et de l’Allemagne en matière de philologie / la littérature) du terme. Ces Belles Lettres dont nous avions récupéré – le lecteur s’en souvient peut-être car nous avions évoqué ce fait d’arme ici même vers 2004 – alors qu’ils traînaient dans un ruisseau d’une Porte de Paris environné par les pires voyous et les plus immondes clochards jamais vus dans une rue parisienne, bref entourés de barbares presque semblables, le panache guerrier et conquérant de la force brutale en moins, à ceux visibles dans le si beau Attila, fléau de Dieu (Ital.-France 1954) de Pietro Francisci, presque dix années (1954-1965 circa) de Bulletin de l’Association Guillaume Budé et de son supplément, les Lettres d’humanité ! Les critiques des milieux de l’édition par Desgranges dans l’une de ses plus succulentes chroniques (celle où il raconte son adoubement par une égérie féminine de ce milieu totalement tombée dans l’oubli ou totalement vouée à y tomber dans un proche avenir : l’oubli atteint les auteurs et il atteint de toute évidence bien davantage encore les éditeurs à moins qu’ils n’écrivent eux-même quelque chose) sont de belles leçons de sincérité et de regards posés sur la vie qui fut la sienne. Une vie vouée d’abord anonymement au service de la connaissance puis transmuée récemment au service du dialogue comme source de connaissance.
Ces présentations de Desgranges sont un peu nos nouveaux dialogues socratiques dans la mesure où ils ne sont justement pas platoniciens : Desgranges apprécie Platon écrivain mais se méfie – et il a raison de s’en méfier : il est si séduisant ! – du philosophe. Des dialogues médiatisés par une volonté éditoriale à propos de livres ne peuvent être que de riches dialogues. Ils sont un peu une résurrection de la Grèce antique des dialogues : Desgranges dialogue à chaque chronique avec un ou deux livres édités par les Belles Lettres et nous envoie ce dialogue, qui peut à son tour, comme ce fut notre cas, devenir source de dialogue puisqu’il est possible de répondre par courriel à Desgranges sur chacune de ses chroniques. Cette interactivité est impossible avec le livre, qui en demeure la trace inerte. De ce point de vue, Internet restitue à l’écrit quelque chose de l’action magique de la parole, action si souvent vantée par Platon, au demeurant.
Coleridge que nous relisons, et sur qui nous relisons en ce moment la monumentale introduction en forme de méditation serrée sur la vie et l’œuvre rédigée par l’excellent Inspecteur général de l’Instruction publique Germain d’Hangest, aurait certainement aimé Internet. Son «vieux marin» aurait certainement navigué sur le Web, il aurait passionnément commenté la réédition du beau film de Michael Carreras, The Lost Continent [Le Peuple des abîmes] dont une partie est évidemment inspirée par William Hope Hodgson, lui-même inspiré par le génial Rime of the Ancient Mariner de Coleridge. Peut-être même Coleridge, ou son fantôme constatant avec plaisir et en authentique ami de la France qu’il fut, la saine émulation qui règne en ce début de XXIe siècle sur notre vie intellectuelle, aurait-il établi un lien à l’occasion d’une causerie par courriels, sur son «blog» – nous songeons à créer le nôtre mais Juan ayant la patience de nous héberger, nous reculons le moment technique de sauter le pas – entre nos récents Éléments succincts pour une théologie juridique et politique de l’union homosexuelle et transexuelle, ceux éventuellement fournis par Buffière dans sa monumentale thèse – assortie de l’appareil bibliographique et des outils d’indexations nécessaires à tout chercheur ou honnête homme cultivé ! Desgranges pense, discute, combat ou admire en homme libre les livres qu’il choisit de présenter et ne représente aucune chapelle particulière. Il dialogue librement avec des morts et des vivants. Ce faisant, Desgranges renouvelle le genre, prouvant son éternel mouvement – sa vie – par son imitation, et du même coup renouvelant son modèle.
PS : j’ai voulu non seulement apporter quelques lumières sur l’actualité des Belles Lettres, mais aussi poursuivre une réflexion antérieure en signalant un ouvrage (celui de Buffière) utile à sa compréhension profonde. Et puis j’ai encore souhaité consoler Desgranges et me consoler moi-même lorsque j’ai lu, le 28 septembre 2007, ces lignes toutes stoïciennes et cyniques à la fois, que seule une longue fréquentation avec les penseurs originaux peut engendrer :
«La force de vente a omis de placer en librairie, à l'exception de quelques exemplaires destinés à être cachés au fond de rayons négligés, un livre qui paraît ce jour, et dont j'observe le destin commercial avec une curiosité distante, et un certain soulagement : ce livre venu au monde dans la clandestinité, et ainsi condamné à disparaître avec la rapidité du guépard galopant, c'est mon livre, dont je trouve ainsi un bon prétexte pour ne rien dire.»
Je sais que d’autres l’ont consolé depuis en écrivant des comptes rendus sympathiques sur ses Chroniques des Belles-Lettres 2005-2006 mais chaque consolation étant unique, je lui dédie bien volontiers celle-ci qui présente l’originalité d’être intégrée dans un flux et une histoire où elle est – en tout cas je l’espère ! – en bonne compagnie. «On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve» comme disait Héraclite. Et aller voir Le Grand inquisiteur en VF au Brady ou à la Cinémathèque de la rue d’Ulm en VOSTF, ce n’était pas non plus voir le même film bien que ce fût le même film. En somme, un vieux thème de réflexion philosophique (celui du même et de l’autre qui nourrit l’histoire de la pensée des Présocratiques à Vincent Descombes) s’applique aussi à notre recension du livre de Desgranges : nous savons qu’il se méfie de la philosophie et cette méfiance nous semble saine. Mais nous savons qu’il s’intéresse au temps, et aux objets qui permettent de le dénombrer, de le mesurer : c’est la preuve d’un esprit philosophique certain. Le combat contre le temps est le seul sujet digne d’un écrivain : Lovecraft a écrit cela. La méfiance de Desgranges envers la psychanalyse et envers le philosophe précis que fut Martin Heidegger nous semble, en revanche, bien sujette à critique. On s’en console en songeant qu’un humaniste qui n’offrirait aucune prise à la critique serait un saint et que Desgranges n’en est pas un… Dieu merci!