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11/11/2008

L'arbre en feu (Méridien de sang, 4)

Crédits photographiques : Altaf Qadri (AP Photo).

«C’était un arbre solitaire qui brûlait sur la surface du désert. Un arbre héraldique auquel l’orage avait mis le feu au passage. Le voyageur solitaire arrêté devant lui avait fait un long chemin pour venir jusqu’ici et il s’agenouilla dans le sable brûlant et avança ses mains insensibles tandis que des congrégations de plus humbles acolytes étaient rassemblées tout autour de ce cercle, attirées par l’insolite lumière, petites chouettes silencieusement accroupies s’appuyant tantôt sur un pied tantôt sur l’autre, tarentules et solifuges et vinaigriers et mygales vénéneuses et lézards granuleux à la queue noire de chiens chowchow, mortels pour l’homme, et petits basilics du désert dont les yeux lancent du sang et petites vipères des sables pareilles à de gracieuses divinités, silencieuses et immuables, à Djedda, à Babylone. Constellation d’yeux ignés qui délimitaient l’anneau de lumière, tous unis dans une trêve précaire devant cette torche dont l’éclat avait repoussé les étoiles dans leurs orbites.»
Cormac McCarthy, Méridien de sang (Seuil, coll. Points, 2006), p. 270.

«Cette nuit-là Glanton resta longtemps devant le feu à contempler les braises. Tout autour de lui ses hommes étaient endormis mais bien des choses avaient changé. Il y en avait tant qui étaient morts. Les Delawares tous massacrés. Il contemplait le feu et s’il y voyait des présages ça ne comptait guère pour lui. Il vivrait assez longtemps pour voir la mer occidentale et il était indifférent à ce qui viendrait ensuite car il était à toute heure achevé. Que l’histoire de sa vie suive le cours des hommes ou des nations ou qu’elle prenne fin. Il avait depuis longtemps renoncé à toute interrogation sur les conséquences et tout en considérant que le sort de tout homme, comme il en était convaincu, lui est donné par avance il prétendait qu’il y avait en lui tout ce qu’il serait jamais et tout ce que le monde serait jamais pour lui et la charte de sa destinée fût-elle inscrite dans la pierre originelle il s’arrogeait l’autorité et le disait et il eût conduit l’inexorable soleil à son extinction définitive comme s’il l’avait tenu sous ses ordres depuis le commencement des temps, avant qu’il y eût ici ou là des chemins, avant qu’il y eût des hommes ou des soleils pour y passer.»
Ibid., p. 305.


41RPLVF+8XL._SS500_.jpgJe me surprends à lire Méridien de sang comme s'il ne s'agissait pas seulement d'un roman extraordinaire, sans doute l'un des plus grands romans américains contemporains mais d'autre chose, d'un texte inspiré, échappant peut-être au contrôle de son propre auteur. Je bute sur bien des phrases, ne comprends pas certaines métaphores, n'oubliant pas de lire le texte dans sa langue d'origine même si le travail de traduction qu'a accompli François Hirsch, comme toujours, est tout à fait remarquable, même si je ne manque pas de consulter un guide utile (mais étrangement incomplet : nulle mention, dans les sources littéraires du roman de McCarthy, de Joseph Conrad) rédigé par John Sepich, Notes on Blood Meridian (nouvelle édition, 2008, University of Texas Press, Austin).
Peu de livres ont, je l'avoue, provoqué cet état en moi, que je pourrais décrire comme une espèce de sidération émerveillée, l'évidence troublante, terrorisante que se révèlent et se cachent tout à la fois dans quelques centaines de pages les pouvoirs, aussi réels que mystérieux, du grand art : Monsieur Ouine, La mort de Virgile, Une saison en Enfer, Absalon, Absalon !, Macbeth et l'une des matrices de la littérature mondiale contemporaine depuis plus d'un siècle (à l'exclusion peut-être, il fallait s'en douter, de la littérature française, hormis Céline, Gide et... Tarik Noui...) Cœur des ténèbres, et enfin les deuxième et troisième volumes de la trilogie romanesque de Sábato.
Ces romans cachent et révèlent, selon le mot de Pascal, et ce n'est évidemment pas un hasard si les commentaires que leurs propres auteurs en ont fait évoquent, presque tous, l'horrible difficulté, le travail surhumain, la tentation du désespoir, l'impression, tenace, de s'enfoncer dans l'inconnu, la volonté de résister contre les sornettes (à quelques rares exceptions près) débitées par la presse spécialisée, la certitude, sans doute concomitante, de donner à voir, de donner à lire ce qui n'avait jamais été vu ni lu, de retrouver, sous l'illusion sédimentée par tant de couches de mots, une vérité impondérable, pas moins réelle d'être cachée aux yeux des petits faiseurs de livres, celle enfin de donner voix, par leur texte, à une voix plus ancienne que la leur, à laquelle cette dernière, comme si elle se sentait appelée c'est bien le sens du mot vocation), s'accorde étrangement. Je n'emploie pas cette image d'un véritable périple physique, en fait d'une plongée, à la légère, me souvenant du conseil que Roland Barthes donnait à ses étudiants, leur recommandant de ne jamais oublier qu'un grand texte était profond, c'est là une banalité mais, d'abord, qu'il était profond au sens spatial du terme, «stéréographique» précisait-il (1).
Je ne reviens pas sur le fait, comme j'ai tenté de le montrer dans Maudit soit Andreas Werckmeister !, que ces livres sont liés secrètement entre eux et que, chacun bien sûr selon ses propres ressources et génie, ils s'enfoncent très profondément non seulement dans les strates les plus anciennes du langage (2) mais dans celles du mal (3). D'ailleurs, ces deux dimensions sont bien évidemment liées, sans que je puisse, pour le moment, évoquer plus que quelques pistes de recherche et de réflexion : il s'agit en somme de retrouver le sens de toute écriture véritable, moins innovation que redite humble (4) et, quoi qu'il en soit, de découvrir, sous le palimpseste, le texte original, qu'importe qu'il soit chimérique voire ridicule de penser le dévoiler. Après tout, je ne sais si existent de bizarres et dangereux ouvrages qui auraient été consacrés à l'exploration de ces terres inconnues et dangereuses, écrits par une poignée de savants plus ou moins fous qui posséderaient d'incontestables compétences aussi bien en codicologie, en paléolinguistique que dans le relevé et l'interprétation des figurations du mal les plus anciennes (5).
Et, si Méridien de sang est décidément un immense roman, je doute même que l'étude la plus complète, fût-elle celle réalisée par quelque diabolique (et fort improbable, malheureusement !) Holden universitaire, parviendrait à aplanir toutes ses aspérités et répondre à toutes les questions qu'il soulève.
Finalement, à l'image même des étranges et monstrueux agissements du juge Holden, peut-être faut-il nous contenter de nous asseoir, nus, sous la lune, dont la lumière fantomatique animera d'une vie éphémère et ténébreuse les lignes impondérables de Méridien de sang et ainsi, plutôt que de méditer sur les limites mêmes de la littérature qui sont celles de la critique comme le faisait la grande critique Claude-Edmonde Magny, jeter au grand feu trouant la nuit les milliers de pages inutiles.
Et celles, aussi, qui sont utiles puisque tout, décidément tout, est exactement à sa place de toute éternité et que jusqu'à la fin des temps, qu'importent les actes splendides, méprisables ou simplement vains des hommes, qu'ils conduisent le soleil inexorable jusqu'à son extinction ou qu'ils bavardent en croyant réellement parler, leur liberté la plus haute est de savoir qu'ils ne sont pas libres, de déposer leurs traces de pas sur des traces dont ils ne savent rien ni même où elles les mèneront, de mêler leur propre voix à cette voix mystérieuse que l'écho leur renvoie, autre, déformée et pourtant identique à la leur, comme McCarthy l'écrivait à propos de l'un de ses personnages, le cruel, le redoutable, le libre et pourtant plus que tout autre, le serf Glanton, l'une de ses plus belles figures d'homme.

Notes
(1) Roland Barthes dans un texte intitulé Par où commencer ?, dans Œuvres complètes (édition établie par Éric Marty, le Seuil, 2002-2005, 5 tomes, t. IV), p. 94.
(2) Dans Le Fil du temps (Fayard, 1983, p. 236), André Leroi-Gourhan emploie la métaphore du livre stratifié, la phase de découverte des surfaces mises à jour (appelées «préparation des surfaces») par l'archéologue étant décrite comme «établissement du texte dont il ne faut pas perdre la moindre virgule» (l'auteur souligne). Nous pourrions encore multiplier ces étranges convergences puisque Claude-Edmonde Magny, dans un des plus remarquables (et l'un des tout premiers !) articles écrits sur Monsieur Ouine, écrit que «les silences, peuvent (et même doivent) être réhabilités par une sorte de critique de restitution semblable à celle que pratique l'archéologie sur les textes que les circonstances extérieures ou leur propre nécessité ont mutilés au cours du temps» (l'auteur souligne), in «Monsieur Ouine, le dernier roman de Bernanos» [1946], Études bernanosiennes n° 5, Autour de Monsieur Ouine (Revue des Lettres Modernes, Minard, n° 108-110, 1964).
(3) Carlo Ginzburg, le grand historien de la sorcellerie, utilise la métaphore cynégétique ou archéologique de la narration comme «énigme» dans «Traces. Racines d'un paradigme indiciaire» [1979], in Mythes, Emblèmes, Traces. Morphologie et histoire (Flammarion, 1989), p. 149.
(4) Claudio Magris écrit ainsi : «Écrire, c’est toujours transcrire; de même que le copiste médiéval recopiait un texte ancien, chaque écrivain transcrit un texte caché et insaisissable, le livre indicible de la vie», Utopie et désenchantement (Gallimard, coll. L’Arpenteur, 1997), p. 145.
(5) Je me souviens d'avoir lu il y a bien des années un texte aussi passionnant qu'étrange, sur un sujet néanmoins sensiblement différent de celui que j'évoque puisqu'il s'agissait, pour Gérard Bucher, de lier l'apparition du langage à l'expérience symbolique, donc ritualisée de la mort au travers de l'étude de ce qu'il appelait une thanatogenèse (voir La vision et l'énigme. Éléments pour une analytique du logos, Cerf, 1989).