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19/04/2019

Les Impardonnables de Cristina Campo

Crédits photographiques : Mario Tama (Getty Images).

Sur Les Impardonnables [Gli Imperdonabili, 1987] (traduit, magnifiquement de l’italien par Francine de Martinoir, Jean-Baptiste Para et Gérard Macé, précédé de Cristina, par Guido Ceronetti, Gallimard, coll. L’Arpenteur, 2002) de Cristina Campo (pseudonyme de Vittoria Guerrini). Sans autre précision, les pages entre parenthèses renvoient à cette édition.

«À quoi se réduit désormais l’examen de la condition de l’homme, si ce n’est à l’énumération, stoïque ou terrifiée, de ses pertes ? Du silence à l’oxygène, du temps à l’équilibre mental, de l’eau à la pudeur, de la culture au règne des cieux. En vérité, il n’est pas grand-chose qui se puisse opposer aux inventaires de l’horreur. Le tableau semble tout entier celui d’une civilisation de la perte, à moins d’oser l’appeler encore civilisation de la survie, car même dans cet âge d’après le déluge, même dans ce règne de l’indigence démesurée, on ne saurait exclure un miracle : la persistance d’un insulaire de l’esprit, capable de dresser la carte des continents engloutis.»
Cristina Campo, Les Impardonnables, op. cit., pp. 146-7.


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N'en déplaise à Enrique Vila-Matas, il n'existe aucune auteur hermétiquement secret ou parfaitement inconnu, ne serait-ce que d'un seul lecteur, fût-il le plus obscur : son plus proche parent, son ami le plus intime, quelque amour passionné et flétri qui, une seule fois, aurait tenu sous les yeux les lignes brûlantes écrites pour lui seul, c'est encore et toujours un regard sauvant de l'oubli ce qui a été une fois consigné sur le papier. Nous pouvons même penser que l'impossible écrivain qui, jamais, n'aurait confié à la lecture une seule des lignes qu'il a écrites, en couchant sur son manuscrit ses pensées les plus cachées, s'adresse en fait à un lecteur imaginaire qui n'est autre que lui-même. L'essence même du secret, suivant les leçons de Pierre Boutang et de Jean-Louis Chrétien, réside dans sa manifestation.
Même d'un Andrea Emo («À sa mort, en 1983, apprenons-nous dans la biographie de Cristina Campo, il laissera quatre cents cahiers de notes, plus de quarante mille pages de notations philosophiques, qui révéleront sa dimension réelle, celle de philosophe secret et isolé, sans le moindre rapport avec son temps»), même d'un Andrea Emo existent des traces, en l'occurrence des livres posthumes tirés de ces monceaux de notes prises durant toute une vie manifestement aussi anodine que véritablement secrète.
Et pourtant, comme le rappelle Cristina De Stefano dans sa Vie secrète de Cristina Campo, Fernando Pessoa n'est sans doute pas le seul dont des montagnes de papiers ont ou, ici, auraient pu constituer autant de trésors de lectures. En effet, à propos de l'Italienne : «Les autres papiers – «des montagnes de papier», est-il écrit dans l’inventaire – sont laissés en dernier. Feuilles de notes, cahiers, épreuves, manuscrits, correspondance, agendas : on entasse tout dans une grande caisse, dont personne ne s’occupe. Aujourd’hui, les héritiers n’arrivent pas à se rappeler ce qu’elle est devenue, dans la confusion. Elle a probablement été jetée par les déménageurs.»
La rareté même des textes de Cristina Campo obéit aux consignes les plus strictes du secret : ce qu'il faut sauver de l'extrême péril de la publication, ce qui, en un mot, ne peut constituer, aux yeux des modernes, qu'une horrible vulgarité, une faute de goût. Comme David Jones, Cristina Campo est l'écrivain de l'immémorial, ce qui, même occulté, préservé par le cocon opaque du secret, ne peut totalement disparaître. Qu'importe même si la sauvegarde de ce qu'il faut conserver coûte que coûte (un langage qui ne soit pas dramatiquement coupé de la réalité la plus profonde, symbolique, de la vie) paraît ne plus incomber aux hommes, singulièrement aux artistes et écrivains, mais trouve refuge dans le regard triste des bêtes. Ainsi, dans un texte admirable intitulé Le parc aux cerfs, Cristina Campo peut-elle écrire (op. cit., pp. 206-7) que : «Les cerfs enfermés dans un parc, offerts hagards et pleins de grâce aux regards distraits, ne se demandent pas : pourquoi avons-nous perdu la grande forêt et notre liberté, mais : pourquoi ne nous chasse-t-on plus ?
Une jeune main parfois les caresse : «Le roi Arthur est mort, expliquent aux cerfs les enfants, et avec lui les chasses et les tournois, les duels prodigieux et les saintes réjouissances. Jamais plus un cerf ne sera poursuivi par les douze Cavaliers, jamais plus on ne ceindra son encolure d’une couronne d’or. Jamais plus il n’arrêtera une meute en faisant se lever entre ses bois la croix du Sauveur, ni son corps ne sera nourriture à la cène du Saint Graal. Désormais, plus rien ne menace votre harde – et voilà, c’est de nos mains que vous recevez votre pâture.» Les cerfs inclinent la tête. De leurs cornes massives, ils heurtent à coups légers les grilles de l’enclos. Mais la nuit une douce fièvre les prend, ils brament, ils s’appellent. Ils entendent, ou croient entendre, le cor d’Arthur. «Il n’est pas mort, se disent-ils, il reviendra. Et de nouveau notre vie sera suspendue à la pointe d’une flèche.»
Transmission, filiation : non point le retour à quelque origine fantasmatique qui toujours se dérobera à nos yeux et à nos efforts les plus acharnés mais volonté inébranlable de conserver ce qui vient de nos morts : «Elle sait, a rappelé Alessandro Spina, que «l’art d’écrire présuppose l’art de lire, et que l’art de lire demande à son tour l’art difficile, inaccessible, d’hériter», parce que, au rebours des conceptions ayant admis que la liberté éclôt tout entière de l'individu, la seule liberté possible, aux yeux de Cristina Campo, ne saurait être que destinale, chargée des trésors transmis et protégés par les voix éteintes qui chuchotent dans les grands livres.

La suite de cet article figure dans Le temps des livres est passé.
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