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12/04/2019

La mélancolie de la résistance de László Krasznahorkai : le centre inquiétant d’une œuvre prophétique, par Gregory Mion

Crédits photographiques : Bernadett Szabo (Reuters).

2341119061.jpgLászló Krasznahorkai dans la Zone.







1661331287.jpgNote sur La Mélancolie de la résistance.









À mon père – stabat Pater.

IMG_3835.JPGDans les brumes d’une Europe contemporaine étranglée par le «Moloch Technique» (1) et les dégradations consécutives que cela entraîne sur le langage et la liberté, comme si le monstre nazi avait refusé de mourir, nous laissant sur les bras le poids imputrescible de ses rejetons conceptuels, László Krasznahorkai, depuis une trentaine d’années, s’applique à raconter de livre en livre (sauf exceptions) le cataclysme d’un Mal qui ne passe pas et dont la magnitude semble grossir à vue d’œil. Ce Mal, nous le verrons, se révèle d’autant plus préoccupant que sa tendance à l’extension irait de pair avec une tendance à la dissimulation. Ce qui était visible hier ne le serait plus aujourd’hui, comme si le monde avait fini par digérer un festin calamiteux et par tirer un profit ambigu de cette énergie péniblement obtenue.
À n’en pas douter, devant ce Mal insidieusement régénéré, Krasznahorkai se situe au plus proche de la ligne de front, dans le cœur des luttes cruciales où nous ne voyons combattre quasiment aucun de nos romanciers français. Krasznahorkai se bat dans les tranchées problématiques où le moindre mot choisi devient une décision vitale. Il est là où n’importe quel écrivain sérieux entreprend de se saisir d’un crayon à papier pour édifier une œuvre dont le devoir est de «justifier son existence à chaque ligne» (2). Digne des attributs que Joseph Conrad prête aux artistes qui ne vivent pas en dilettante et qui s’évertuent à tenir une plume comme on tiendrait un fusil en temps de guerre, Krasznahorkai, héritier de tous ses prédécesseurs en combativité, a pris le chemin des cryptes pour descendre en lui-même, «dans cette région solitaire d’effort et de lutte» (3), afin d’y remuer la tripe d’un évangile qu’il faut ensuite adresser aux lecteurs les plus perspicaces de la planète, les seuls, avec le prophète qui leur parle, à pouvoir se rendre compte de la catastrophe en vigueur, les seuls, assurément, à être en mesure de sauver la réalité des «bêtes enragées [qui] se disputent comme des chiennes les dépouilles du monde» (4). Qu’on ne s’y trompe donc pas : László Krasznahorkai, à tous les détours scabreux de son œuvre, à la moindre virgule qui gît parmi le fleuve d’une phrase déchaînée, nous avertit de la perpétuation fondamentalement aggravée d’un préjudice universel, d’une pandémie peut-être incurable, d’une peste mentale, en l’occurrence, qui plonge l’humanité dans un état sans précédent de dénaturation, à tel point d’ailleurs que la mort, par exemple, paraît elle-même avoir été corrompue, réduite à une forme franchement indigente, mineure et contre-intuitive de la destruction biologique du vivant, comme si les étapes de la décomposition étaient superflues et en retard par rapport à une envahissante destruction qui les aurait devancées. Autrement dit la mort naturelle n’intervient que marginalement pour dissoudre la présence physique d’une foule déjà trépassée, atomisée, neutralisée dans le piège d’un totalitarisme international new age, et ce point culminant d’une mort cérébrale de masse revêt une dimension considérable dans La mélancolie de la résistance.
En outre, dans la perspective d’un avertissement répétitif mais différemment exprimé à travers son exceptionnelle inventivité littéraire, Krasznahorkai avait déjà sonné le tocsin avec Tango de Satan, à mi-chemin entre la théodicée et la satanodicée, à la fois porteur d’espérance et subsidiairement messager d’une législation dévastatrice voulue par les puissances du Mal. La substance de cette mise en garde s’est ensuite précisée avec des allures de harangue désespérée, tantôt condensée dans les mots de l’archiviste György Korim, transmis sous forme de lettre au lecteur dans La venue d’Isaïe et soulignant la victoire de l’infamie généralisée au détriment de toute noblesse, tantôt amplifiée dans Guerre & Guerre, où l’on retrouve Korim en souffre-douleur d’une figure du Mal immortelle et passe-muraille de toutes les époques. Mais quel que soit le degré de férocité du Malin qui se tapit dans tous les angles de ces textes, on ne peut s’empêcher malgré tout d’y repérer les semences d’une possible délivrance, car la vérité universelle du Mal est contrainte d’affronter son adversaire tout aussi nécessaire à la mélodie de l’existence, le summum bonum ayant également voix au chapitre, et le fait que Korim apparaisse comme un médecin entêté du monde, au milieu d’un épouvantable et protéiforme désastre, rappelle que le mot de la fin, lorsque le rideau tombera sur l’Histoire, n’a point encore tout à fait penché pour l’un ou l’autre camp. Quelque chose de la civilisation est susceptible de vaincre les principes de sa propre déchéance, et si les cultures doivent toujours fatalement se fracasser sur le rocher des nouveaux élans techniques, si la lenteur d’un siècle doit céder sa place à la prétendue rapidité du suivant, il restera tout de même, à l’heure d’effectuer l’inventaire de nos ouvrages, des œuvres indestructibles capables de prendre de haut, à juste titre, les nouvelles petites prétentions qui confondent le vacarme qu’elles font avec le silence mystique des volontés légitimes en créativité. C’est là une impression qui s’affirme assez nettement dans Seiobo est descendue sur terre – l’empreinte du sacré survivra aux ridicules profanations des impostures artistiques, politiques et sociales, l’envergure des aigles supplantera in fine la courte vue des «imbéciles» traditionnellement vilipendés par Bernanos.
Néanmoins la grimace de la médiocrité moderne est presque insoutenable et exige de notre part la constante vigilance des soldats attentifs aux symptômes de la démence occidentale. Notre devoir est de suivre la voie ouverte par Korim sur la vertigineuse paroi de l’obstination, ceci à dessein de grimper, de nous élever, de prendre de l’altitude quand tout le reste du monde s’écroule et creuse le tombeau de l’univers. Il n’a bien sûr jamais été facile de nager à contre-courant, puis d’être criminalisé par les pouvoirs de la dépravation, de la propagande et de l’hygiénisme des esprits, surtout quand ce potentat détient une relative capacité de se rendre invisible et impersonnel, délayé entre tous et personne. C’est ce qui arrive à János Valuska, une sorte d’ange malmené dans La mélancolie de la résistance, un petit Christ hongrois souillé par le torrent de la violence, de surcroît honni de sa mère, laquelle est insensible au messianisme de cet enfant qui porte en lui la force de soumettre le vice au diapason de sa simplicité. Ainsi rejeté par Mme. Pflaum, marâtre qui se serait bien nettoyé le ventre si elle avait eu l’occasion d’anticiper la disgrâce d’accoucher d’un crucifié, Valuska, misérablement, incarne l’anti-prodige, le réprouvé originel, l’impossible récipiendaire d’une «promesse de l’aube». Et pourtant, comme jadis Romain Gary aux premiers temps de l’incrédulité qui pesait sur sa personne, János Valuska, lui aussi, aura eu la chance de rencontrer son Monsieur Piekielny (5). Il n’y a donc guère que M. Eszter, un érudit solitaire, qui lui accorde une oreille affable, probablement parce qu’il se reconnaît dans ce personnage littéralement idiot, Valuska séjournant à la périphérie des raisons purifiées par le conformisme ambiant, ermite retiré dans la citadelle de ses obsessions cosmologiques, peu enclin à lambiner au cœur d’une ville de Hongrie en voie de stérilisation psychique.
L’entente qui unit M. Eszter et Valuska repose en réalité sur une passion commune pour l’ordre et la mesure naturels, par opposition aux rythmes artificiels et néo-fascisants qui déréalisent leur ville, leur pays et certainement le monde entier. En rejouant la trajectoire des corps célestes avec des piliers de comptoir auxquels il attribue le rôle de telle ou telle matière astrale, Valuska, à sa façon pudique, insinue un champ de désobéissance parmi la folie grégaire d’un peuple qui court à sa perte à force d’oublier, d’une part, le sentiment de l’infini libérateur que procure le ciel étoilé, puis, d’autre part, la modestie que nous devrions observer à l’égard de l’immensité qui nous enveloppe. Ce que le domaine terrestre a perverti dans une partition dangereusement restreinte et dégénérative, mensongère aussi étant donné que le peuple se croit dorénavant plus parfait qu’il ne l’était jusqu’ici, Valuska le sauve en cultivant un jardin archangélique et régénérateur. C’est une réplique à la fois cinglante et pleine de délicatesse face à l’impérialisme grandissant du terre-à-terre. Tout en discrétion et en noblesse qui ne fanfaronne pas, Valuska, ce chien galeux sublime, indique aux âmes qui ont encore une profondeur que la vérité, stricto sensu, ne saurait nulle part être la propriété des mégalomanes ou des chefs autoproclamés, pas davantage qu’elle n’appartient aux foules irrationnelles, mais qu’elle se trouve par-delà toutes les conquêtes arbitraires et tous les temples, en définitive au-dessus de tous les hommes et de toutes les autres créatures vivantes, uniquement cadencée par la danse prodigieuse des éléments zénithaux. Ni partisan d’un pays réel ou d’un pays légal, pour reprendre la célèbre distinction de Maurras, on pourrait supposer que Valuska milite instinctivement pour un pays de type cosmique, à cheval entre la Théogonie d’Hésiode et le Timée de Platon. Cette préférence pour la géométrie des cieux, autonome et inviolable, doit inspirer la disqualification d’une géométrie hétéronome caractéristique d’une réorganisation fasciste de la cité. Il va de soi que l’autorité naturelle du ciel devrait en théorie suffire pour mettre hors d’état de nuire les autorités usurpées, mais l’expérience d’une médiocrité durable, fondée sur une constellation de déplorables complicités, a prouvé que le mensonge était désormais dans le ciel et que la vérité était soi-disant possédée par quelques terriens opportunistes, immondes trafiquants de mots et de doctrines. Contre la disharmonie et les fausses notes qui troublent au quotidien la sérénité des olympes, contre les langages sommaires effroyablement ajustés aux directives d’un parti, outre donc les persévérances de Valuska, l’on recense la monomanie savante de M. Eszter pour la musique, et principalement son intérêt pour les idées d’Andreas Werckmeister concernant l’acoustique et le paramétrage des instruments à clavier, à savoir les pistes confidentielles d’apprivoisement des accords. Ce souci de la rythmique opère ainsi un complément non négligeable des actions de Valuska, et, à eux deux, le musicologue reclus et l’astrophysicien damné constituent un désir d’eurythmie qui sous-tend la guérison potentielle des nombreuses arythmies qui brouillent les pulsations éternelles de la vie.
Par ailleurs la réclusion maladive de M. Eszter corrobore sa propre idiotie, par manière de couronnement des marges dans lesquelles Valuska est obligé de vivre. Liés dans l’esprit amoureux des accords majeurs, M. Eszter et Valuska le sont également dans le district plus prosaïque des conduites humaines. L’un et l’autre sont incapables de participer aux étranges remous qui sont en train de préparer l’ébullition d’une dictature d’un nouveau style. Ce sont peut-être les deux derniers individus de la Hongrie déclinante qui ne souffrent pas de ce Mal que Ionesco avait cyniquement appelé la «rhinocérite» (6), c’est-à-dire, en termes plus explicites, la teigne de l’animalisation qui transforme les hommes en un troupeau maniable et les assujettit à une dramatique somnolence intellectuelle.

La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
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