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21/03/2009

Paradis noirs de Pierre Jourde, par Nunzio Casalaspro

Photogravue de A. Stieglitz, A Derigible, 1910.


41+qctA3DRL._SS500_.jpgProbablement Paradis noirs est-il le plus abouti de tous les romans de Pierre Jourde. Et pourtant, il ne me semble pas avoir vu que la presse littéraire se soit empressée de le faire remarquer. Mais pour cela, il faudrait sans doute que cette presse soit réellement préoccupée de critique littéraire, et non d'éloge ou de réprobation, en quelques lignes lapidaires. J'avais cependant presque renoncé moi-même à proposer de Paradis noirs une critique, ou plutôt suivre quelques-unes des réflexions que le roman suscita en moi à sa lecture lorsque, il y a de cela deux jours à peine, ce qu'il est convenu de nommer un fait divers, de cette horrible expression oubliant que le divers a toujours un visage particulier, celui de l'humain qui en est le sujet et la victime, un fait divers donc, malgré tout, m'a décidé à composer les lignes qui suivent.
À quelques centaines de mètres à peine de mon domicile, dans la journée du jeudi 12 mars, un homme fut roué de coups et les individus honteux à l'origine de ce tabassage se sont enfuis, le laissant aux soins de deux policiers venus, tardivement, mais peut-être avec suffisamment de diligence, qui sait, pour lui sauver la vie. De cet événement il faut dire quelques mots supplémentaires, même si, à mon sens, les précisions qui suivent auront malheureusement pour certains lecteurs la vertu dérisoire d'une justification, ou, tout au moins, celle de circonstances atténuantes. Circonstances atténuantes qui à mon sens n'en sont pas, dans la mesure où la force de cet événement tient justement au fait qu'il s'agissait tout simplement, tout crûment, d'un lynchage, gratuit.
L'homme victime de la foule qui s'est jetée sur lui pour le frapper fut accosté dans un commerce par un autre, lequel l'accusa d'avoir agressé son fils. Il faut dire que, depuis quelques temps, dans ce quartier et un peu plus loin, un homme s'en prend occasionnellement à des enfants avec une arme, pour ensuite, s'il le peut, abuser d'eux. L'affaire est grave donc et justifie bien entendu qu'on recherche avec inquiétude l'auteur de telles turpitudes. Cependant, l'homme accosté qui, aux yeux de la loi n'aurait même pas été encore un suspect, devant les accusations lancées par le père, s'enfuit. Il fut poursuivi, rattrapé, frappé par une foule à qui suffisaient les soupçons du père aussitôt devenus certitudes. Probablement devine-t-on la suite : l'homme n'était en rien coupable. Transporté à l'hôpital, il se trouve encore en salle de réanimation. Pendant ce temps-là, aussi vite qu'elle s'était rassemblée, la foule anonyme qui a frappé s'est dispersée. Les jeunes gens qui la composaient sont redevenus des individus portant chacun visage, nom, vivant d'une vie identifiable, occupé, l'un à poursuivre ses propres courses, l'autre à travailler, un autre encore, qui sait, à soigner un enfant malade à la maison et à le chouchouter.
Ce fut précisément cet événement, disais-je, qui me poussa à écrire au sujet de Paradis noirs, dans la mesure où l'énigme qu'il nous livre, celle d'êtres humains, par ailleurs apparemment raisonnables, bien distincts les uns des autres, qui tout d'un coup s'oublient et forment une foule haineuse, frappant sans comprendre, sans chercher à comprendre, et s'acharnant sur une victime innocente, cette énigme est un des sujets du roman de Jourde. Qu'on n'aille pas croire, cependant, que Pierre Jourde traite son sujet à la manière de Branimir Šćepanović, dans La Bouche pleine de terre. De ce dernier récit, quelques mots : rarement ai-je eu l'occasion de lire texte plus efficace, au sens où il produit chez le lecteur un saisissement, d'un bout à l'autre, face à l'histoire en apparence insensée d'un homme qui, se sachant malade et monté puis descendu d'un train pour choisir sa mort dans un paysage qu'il croit solitaire, un paysage de son Monténégro natal, se retrouve finalement, d'abord face à deux chasseurs puis à une foule à chaque fois plus considérable qui se met à sa poursuite, pour rien, sans rien savoir, simplement parce que, comme dans l'histoire survenue près de mon domicile, l'homme s'enfuit. Šćepanović, en un récit qui alterne deux points de vue, celui des chasseurs et celui de l'homme physiquement malade, mais vivant par ailleurs d'une santé que ses poursuivants n'ont pas, construit donc un texte fascinant, saisissant, au sens presque où, si je peux me permettre cette comparaison un peu laide, on saisit une viande rapidement, afin de ne pas la durcir et en dénaturer le goût. Mais ce que Šćepanović saisit, en quelques pages, et dont il donne une parabole, c'est cette extraordinaire propension ou maladie de l'homme, qui le fait s'agréger à une foule morbide et meurtrière.
Toutefois, si le récit de l'auteur serbe agit par la vitesse, puisqu'il est presque d'un bout à l'autre une course, le roman de Jourde attaque le lecteur par la lenteur et ce ne sont pas quelques heures de la vie d'un homme qui sont retracées devant nous, mais une vie entière. C'est que, loin de vouloir faire sentir à quel point une foule est rapide à se rassembler et fondre sur sa victime, Jourde préfère ici, comme il le signale lui-même dans un entretien récent, avancer par paliers et faire «sentir le temps». Autre différence notoire avec le récit de l'écrivain serbe, Jourde concentre son attention sur le monde de l'enfance et de l'adolescence, avant d'élargir son point de vue au monde des adultes.
C'est une vision fugitive survenue sur le quai d'une gare qui déclenche le souvenir et ramène le narrateur écrivain à sa jeunesse auvergnate et, plus précisément, à cette école religieuse clermontoise où il formait un trio inséparable, avec deux autres enfants, Boris et François. C'est ce dernier, qu'il n'a pas vu depuis des années, auquel même il avait cessé de penser, que le narrateur croit apercevoir, de la fenêtre d'un train. Était-ce lui ? La première réussite de Jourde, comme c'est presque toujours le cas ici comme ça l'était déjà dans L'Heure et l'ombre ou même dans Festins secrets, tient à l'atmosphère presque fantastique, ou plutôt fantasmatique qu'il parvient à imposer tout au long de son récit, si bien que silhouettes présentes et passées et parfois – comme avec le personnage de Laure, la jeune fille connue par le narrateur dans cette même enfance qui resurgit, Laure morte noyée par une journée d'été –, vivants et morts sont envisagés comme solidaires d'un même monde, un même temps, tandis que tout notre effort d'hommes contemporains vise bien souvent, au contraire, à les séparer, parce qu'ils nous gênent, parce qu'ils nous encombrent, dans une existence que nous voudrions exempte de souvenirs douloureux et, surtout, de culpabilité. Nos morts sont pour nous des empêcheurs de jouir en rond.
C'était bien lui donc, c'était bien François, la personnalité la plus forte dans ce trio d'enfance, et le modèle identifié des deux autres, qui vivaient en suivant sa silhouette à la fois plus intelligente et noire. Et, à mesure que le roman s'éploie, le narrateur parvient à retrouver cet homme perdu de vue pendant vingt ans, à l'occasion d'une résidence d'écrivain dans la région. Combien d'années le roman parcourt-il, nous ne le savons pas bien. Toute une existence, puisque le narrateur se retrouve enfin un homme âgé, approchant de la mort.
Dès lors que le contact a été rétabli avec François, qu'on aura compris être la figure centrale du roman, des va-et-vient incessants sont mis en place, de l'enfance dans l'école religieuse aux tête-à-tête avec le mentor du passé.
De ce qu'est François, je dirai peu ici; je ne dirai pas, par exemple, même si une part importante du roman s'y joue, ce qui nous est rapporté de sa vie d'enfant solitaire, laissé aux soins de vieilles personnes, les aïeules, une grand-mère et une tante. Non, mais je dirai ce pour quoi, à la suite du fait divers rapporté tout à l'heure, j'ai tenu à dire quelques mots de cette œuvre. Car ici également, on trouve une victime innocente, dans la figure de Serge, un camarade de classe que le trio d'amis a passé son temps à persécuter, à l'initiative de François. Jeux d'enfants cruels, ayant choisi une cible facile, en raison de sa faiblesse ? Oui, mais la qualité du roman tient à ce que, sans doute pour la première fois de manière aussi évidente, mieux que dans Festins secrets ou L'Heure et l'ombre, l'univers de Jourde suppose un monde chassé du paradis, un monde, si jamais Jourde avait souhaité parler en chrétien, ce qu'il ne fait pas je crois, d'après la chute, un monde enfin, dans lequel le mal, la cruauté dont un groupe humain est capable, qu'il soit composé d'un trio ou d'une foule entière, ne peut être un simple accident de l'histoire, et donc ne peut prétendre être éradiqué par des vertus sociales, des utopies démocratiques, mais forme comme une part désormais consubstantielle de la chair de ce monde.
Jourde peut-être a-t-il admis qu'il est quasiment impossible d'évoquer la cruauté enfantine, puis la cruauté adulte, et donc retrouver le problème du mal, sans plonger dans un univers où toute la symbolique et la métaphysique chrétiennes se retrouvent, mais inversées. C'est en tout cas de façon tout à fait consciente, assumée, puisque le romancier l'évoque lui-même dans l'entretien déjà évoqué plus haut, qu'il fait de François un Christ, mais un Christ inversé. Christ inversé à l'enfance mystique, pervertie dès lors qu'il ne parvient plus à interpréter le martyre chrétien autrement que dans une association délirante avec une sexualité sado-masochiste; Christ inversé, dès lors qu'il renverse ce martyre, qui devrait être un sacrifice de soi, en sacrifice d'autrui, en la personne de Serge tout d'abord, de Chloé ensuite, la petite amie rencontrée plus tard, dont on devine qu'elle a subi les accès de violence sadique de François, sans qu'il en soit rien dit explicitement.
Devenu adulte, et tandis que Boris et le narrateur ont réussi à vivre une vie acceptable, François est devenu un errant, un Christ d'ombre traversant les années, le temps, d'une présence fantomatique, mais aussi inquiétante, dans la mesure où son martyre inversé, devenu martyre des autres, a dû s'exercer dans tous les conflits armés où il s'est engagé, en mercenaire. Christ d'ombre disais-je, qui disparaît aux yeux du narrateur comme il était apparu, dans une parodie d'ascension : «Il s'est évanoui, il s'est dissipé dans les brumes des plateaux» (p. 164). Mais de cette figure jamais totalement saisie de front, toujours fuyante qu'est François, Jourde ne nous fait sans doute jamais mieux sentir le caractère christique inversé qu'après ce passage, où il question de l'agonie de Jésus sur la croix. «Il m'a demandé, dit le narrateur de François, si je me souvenais de ce que nous racontaient les curés, à Saint-Barthélémy. Le Christ souffrant pour tous les pécheurs, jusqu'à la fin des temps. À chaque seconde, le Christ agonisant sur la croix. Ça nous faisait sourire, à l'époque, cette crucifixion démultipliée. À présent, il y entendait une espèce de vérité, sans parler de la rédemption.» Mais quelle est cette vérité, entendue par François ? Celle que «certains hommes ont à supporter le poids de toute la douleur accumulée depuis l'origine.» C'est bien ainsi qu'avance François dans le monde, comme un être infiniment douloureux mais pitoyable, capable de sentir la présence et d'entendre «les massacres, les déportations, les mutilations, les tortures atroces qui ont été infligées, depuis que l'humanité existe, à des milliers d'individus» (p. 184). En lisant ces lignes, et d'autres, il m'est arrivé de songer au curé Donissan ou bien à d'autres saints bernanosiens. Mais à des saints qui seraient inversés encore. Car la misère de François tient à ce que cette faculté, réelle ou fantasmatique, ce «don empoisonné», selon l'expression du narrateur, l'enferme dans un enfer perpétuel où il lui semble communier, mais sans aucune libération, avec toutes ces souffrances. «Chacune de ces douleurs, disait François, est comme une boîte fermée sur elle-même, pour l'éternité» (p. 185). «Elle est sans issue et sans signification», dit-il quelques lignes plus loin.
Bernanos. En écrivant les phrases qui précèdent, il me semble me souvenir que j'ai lu, sous la plume d'un critique, ce nom de Bernanos, accolé à Jourde et Paradis noirs. Mais je me rends compte aussi que je n'ai pas dit grand-chose de cette cruauté du trio envers sa victime, Serge. Et c'est peut-être là encore, dans le traitement que fait Jourde de cette question, que réside l'explication du relatif silence autour de son roman, dans la mesure où le romancier la traite, cette question, comme sans doute elle doit l'être, comme on approche un mystère. On aurait tort de croire, en effet, que Jourde s'en tient à des explications psychologiques. Le fond de cette cruauté tient à ce que l'être cruel, sadique, cherche à s'emparer de l'âme de sa victime, comme s'il était possible de percer le secret le plus intime d'une conscience, comme s'il était possible d'envisager la personne humaine autrement que comme un mystère justement, qui sans cesse nous échappe. Je n'invente pas cela et en voici, comme preuves, plusieurs passages. «Ce que nous cherchions avec tant d'acharnement, se souvient le narrateur, c'était la chose ultime : la conscience, l'âme de Serge. Ce qu'on ne peut jamais voir ni toucher, ce dont on ignore la localisation exacte. Si nous l'avions tenue entre nos mains, comme un petit animal palpitant, abandonné, alors c'est toute sa personne qui nous aurait été livrée d'un coup. Nous ne cherchions pas son corps, mais sa conscience de son corps. Nous ne cherchions pas ses sentiments, mais sa conscience de ses sentiments» (p. 145). Et donc cette chose échappe. Et comme elle échappe, la rage humaine, dès l'enfance, a l'intuition qu'il faut la détruire. Plutôt détruire que renoncer à percer le mystère et la beauté de la personne.
On dirait sans doute mieux en affirmant : percer le mystère de la beauté de la personne, c'est-à-dire, ce que Jourde ne dit pas mais qu'on peut lire quand même : l'espoir secret de la cruauté et du mal, c'est de toucher la part divine, insaisissable, en la personne. Il ne le dit pas, est-ce si sûr, d'ailleurs ? Car voici un autre passage, où il me semble que cela peut être lu : «Mais nous cherchions l'esprit. François, surtout, était un enragé d'absolu. On eût dit qu'après avoir adoré le Christ excessivement il lui fallait trouver quelqu'un d'autre à crucifier. Il manifestait sa dévotion à Serge en le tourmentant» (p. 146).
Un autre passage semble encore plus éloquent : «Une autre fois, sans craindre la contradiction, il m'a soutenu que le Bien était ce qu'il désirait, ce qu'il avait toujours désiré, désiré sexuellement. Il désirait le corps du juste, le corps de la victime. Pour lui, cependant, la forme sexuelle de ce désir en recelait un plus essentiel, celui de s'approprier le Bien, de le faire entrer en soi, jusqu'à ce qu'il coïncide avec la chair et l'âme. Mais il ignorait comment se l'approprier autrement qu'en le détruisant» (p. 256).
Et il me semble aussi que Jourde donne une explication fine du paradoxe dans lequel tout acte de cruauté se débat. Tourmenter un être, c'est peut-être au fond toujours tourmenter un innocent. Serge l'est évidemment; mais peut-être d'autres êtres, même coupables de forfaits, les pires qui soient, deviennent-ils des innocents dans la mesure où ils se retrouvent à subir la cruauté d'un autre. Autant dire qu'il n'y a point de bourreau qui puisse occuper la place du juste, torturer pour des raisons légitimes. Torturer un être, c'est peut-être aussi toujours en faire, dans l'acte de torture même, un dieu, dans cette autre mesure où c'est une part divine qu'on cherche à saisir à travers lui. Mais le paradoxe tient à ce que, victime en quelque sorte divinisée, l'être humain se trouve humilié, avili aux yeux de son bourreau. Et cette contradiction, cette impossibilité de maintenir ensemble deux termes opposés, finit par se retourner contre le bourreau lui-même. Réduisant sa victime à rien, sa rage sent bien qu'il se trouve impuissant et réduit lui-même à rien. Et cela renforce sa violence, et la rend totalement gratuite et inepte. «Comment pouvions-nous dépenser tant d'énergie pour imposer notre domination à un être que nous avions réduit à rien ? Plus nous tentions de nous assurer de lui, plus nous lui ôtions sa valeur. Nous tournions dans cette contradiction, comme des animaux affolés, qui ne savent pas réagir autrement que par réitération infinie du même geste, jusqu'à la mort» (p. 146). Et c'est finalement de l'impossibilité face à laquelle il se trouve de résoudre cette contradiction inhérente à tout acte de torture que François souffre et c'est elle qui le conduit à l'errance. «Devenir une franche ordure, m'avait-il avoué, lui avait permis de moins souffrir, de ne plus rester déchiré entre deux instances contradictoires, et je me disais en l'écoutant que c'est par excès de bonté qu'il était devenu un salaud» (p. 257). Mais je dois dire que cette dernière phrase me pose problème, dans la mesure où il me semble y lire un reliquat de romantisme dans la figure de François. Peut-être demeure-t-il dans ce personnage un peu de tous ces satans byroniens, qui pèchent par excès de grandeur et sensibilité.
Pour terminer, quelques mots encore au sujet du fait divers que j'ai rapporté. Je me dis que c'est quelque chose comme cela qui a dû se passer, il y a quelques jours, près de chez moi : des hommes qui frappent, sans d'abord savoir, sans jamais savoir et puis qui, pris dans leur violence sont incapables d'en sortir autrement que par un redoublement de la violence, enragés de leur propre impuissance face à une victime qui de toute façon est innocente – l’être qui frappe doit le savoir, à ce moment-là, une part de sa conscience doit le savoir. C'est la honte, la honte connue comme une grâce inversée, dans ces moments-là, qui doit se manifester d'un coup et rendre enragé.

Sans doute y aurait-il encore beaucoup à dire, de ce que j'ai évoqué en quelques lignes déjà et de bien d'autres aspects de ce roman que je trouve donc le plus accompli de Pierre Jourde. Peut-être le ferai-je, une autre fois. Il faudrait voir comment, par exemple, Jourde réussit à parler du visage humain, en des termes qui rappellent Levinas ou Dostoïevski. Voir comment cela commence, dès la première page – «Chaque visage est une exigence de reconnaissance» – et cela continue jusqu'à la fin du roman : «C'est exactement ce qu'il voulait nettoyer sur la face des autres, lorsqu'il leur cassait la gueule, lorsqu'il leur tirait dessus : leur insupportable, leur gémissante demande d'amour» (p. 254). Il faudrait voir aussi comment, à travers les deux figures du narrateur écrivain et de François se dessinent deux figures de la littérature. Voir comment, curieusement, le plus écrivain des deux personnages n'est pas celui qui en fait métier, mais l'autre, ce François qui parle comme la grande littérature. Le premier narrateur, c'est peut-être celui qui, écrivain, se paye de mots et redoute d'entrer dans la profondeur littéraire. Car écrire, n'est-ce pas au fond parfois pour Jourde, comme pour W. G. Sebald toujours, chercher à entendre et faire entendre la voix des vieilles souffrances, celles-là, précisément que François dit percevoir ? Et, au-delà encore – c'est d'ailleurs sur cette idée que se clôt le roman – «pour évoquer les morts et les oubliés, afin de les faire entrer, avec nous, dans la chaleur du présent et l'amitié des vivants» (p. 266).
En ce sens, dans le meilleur sens du terme, et n'en déplaise aux bien pensants, l'œuvre de Jourde, dans ses meilleurs moments, est une œuvre réactionnaire : elle ne croit pas qu'il faut abandonner les morts, elle ne croit pas – horreur, pour presque tous nos contemporains ! – au progrès. Et voici encore un passage, pour terminer : «nous ne pouvons pas nous empêcher de croire que tout contribue au progrès, à la marche en avant de l'humanité. Pour lui (François), rien de tel» (p. 185).