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20/10/2009
Les incarnations du Père dans Le Désespéré de Léon Bloy par Nicolas Massoulier
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Léon Bloy dans la Zone.
Si le livre enfante toujours plus au moins l’auteur, Le Désespéré aura plus qu’un autre fait advenir son créateur. À partir du Désespéré, Léon Bloy et Caïn Marchenoir deviennent pour longtemps un même être, la fiction se substituant à la complexité du réel. Cette fiction est favorisée par un auteur qui n’hésite pas à signer du nom de son personnage les articles du Pal insérés dans le cours du livre. Figeant son image dans le champ littéraire, tendant au public un portrait de l’auteur qui finira par l’enfermer, lui forgeant une légende qui contaminera jusqu’aux cercles littéraires (1), l’œuvre assure la réincarnation de l’entrepreneur de démolitions en Caïn Marchenoir, biographe de Sainte Radegonde et exégète de l’histoire.
Le Désespéré est loin d’être le premier livre édité de Bloy, mais c’est son premier acte de création romanesque. Le passé réinterprété se transmute en texte. Les pouvoirs de l’écriture sont désormais au contact des forces de l’inconscient et de l’imaginaire comme jamais ils ne l’avaient été dans les ouvrages précédents. Il est essentiel que Le Désespéré soit le premier travail de «paternité» de Bloy envers des êtres qui, pour autobiographiques que soient leurs modèles, n’en restent pas moins des personnages : l’on est en droit de se demander si ce n’est pas là la raison de cette prégnance dans l’œuvre de la figure du père.
Enfantement d’une légende, enfantement de personnages : réédité par Georges Crès en 1913 avec une dédicace de Léon Bloy, père spirituel, à ses filleuls, ce livre est construit autour de la figure du père, qui fonctionne comme actant symbolique et permet de pointer une crise ontologique. Cette figure archétypale, point nodal d’une constellation signifiante développée dans le roman, joue un rôle narratologique et thématique capital. Nécessaire au fonctionnement de l’intrigue, elle est également la clef herméneutique indispensable au décryptage des enjeux symboliques du récit. Le père, qui s’incarne en diverses figures symboliques, se multiplie sans jamais cesser d’être un, humain et divin : il participe du mystère de la Trinité qu’il incarne grâce à l’arrière-plan théologique des personnages – d’une théologie, évidemment, toute bloyenne. On se propose ici d’analyser la manière dont cette figure informe le livre, programme une lecture, se décline en différentes représentations.
Les visages du père
Il faut d’abord reconnaître le jeu subtil créé par l’écrivain entre texte et paratexte, car le thème du père apparaît dès le seuil de l’œuvre, à l’origine de laquelle il se trouve ainsi placé. «Quand vous recevrez cette lettre, mon cher ami, j’aurai achevé de tuer mon père» (III, 29*) : la première phrase du Désespéré affirme d’emblée la présence du père. Dans la lettre qu’il adresse à Dulaurier, Marchenoir ouvre le roman en s’accusant de parricide. Le héros, par cette lettre, tente aussi, dès l’incipit, d’obtenir l’argent nécessaire aux obsèques de son père. Il est tentant de mettre en rapport ce motif funéraire avec l’épigraphe : «Lacrymabiliter. Office des morts des Chartreux» qui orne normalement la couverture du livre (2) ou, à tout le moins, le faux titre. On veut croire que Bloy, qui méprisait tant le hasard, a très soigneusement choisi la formule qu’il a voulu placer sur le seuil même de son premier roman. Lacrymabiliter : sur qui Marchenoir fils va-t-il bientôt pleurer si ce n’est sur son père ? De plus on se souviendra ici du don des larmes, ce «signe de prédestination» (III, 56) qui est un des attributs de Caïn enfant, ainsi que des larmes de la Vierge (3), évoquées au chapitre XXXVIII. Que l’auteur ait tenu à signaler l’origine liturgique de ce trait distinctif – celui-ci trouvant sa signification dans la langue sacrée de la Vulgate – confère au signe valeur de prolepse. Dans cette perspective, en effet, la visite à la Grande Chartreuse qui ouvre la seconde partie du roman (III, 104) représente un épisode capital, associé d’emblée, par le biais de cette épigraphe, à l’idée du père. Cela n’a rien d’étonnant quand on se souvient que c’est à un père chartreux que Marchenoir devra la prise de conscience de son péché de concupiscence.
Le désespoir, les larmes, l’office des morts des chartreux et la figure du père : par connotation romanesque cette configuration symbolique encore embryonnaire dans le paratexte va s’actualiser au fil du récit. La mention inaugurale de la liturgie funéraire métamorphose symboliquement le roman en un véritable office des morts, un requiem pour ce père disparu sans reconnaître son fils, donc sans réconciliation. Cela n’est pas sans rappeler la mort de Marchenoir à la fin du roman, ce Marchenoir que le Père, sous son hypostase christique, viendra peut-être visiter. De même que son père meurt sans le reconnaître, qui sait – nous y reviendrons – si Caïn ne s’éteindra pas dans la parfaite solitude ? À l’échelle du roman tout entier, les significations implicites du paratexte se dévoilent. Dans cette société déchristianisée, qui sait si ce n’est pas Dieu le Père lui-même, archétype de toute paternité, qui se trouve désigné par cet office des morts ? Pourquoi ne pas penser que ce serait là une manière discrète de souligner la visée de l’œuvre qui serait alors ce lamento sur la disparition proche du christianisme «qui agonise dans sa gloire percée» (III, 179) ?
À mesure que s’effacent les signes du divin, on voit agoniser cette société qui expire, privée de fondements spirituels, tandis que l’esprit humain contemple le «cadavre même de la Civilisation» (III, 49). Le père, c’est Dieu et c’est aussi l’incarnation de la loi. Il est donc particulièrement important que ce faisceau de significations se trouve placé sous l’évocation d’un office des morts qui, dès la première ligne du roman, évoque l’agonie de Marchenoir père.
Dans le personnel romanesque, le père se présente comme une figure qui connaît de multiples avatars, figure polymorphe qui se réfracte un instant dans des personnages divers. Ainsi, Leverdier est un père pour Marchenoir : ce dernier étant «un peu son œuvre» (III, 70), Leverdier le sert avec un dévouement paternel qu’il pousse jusqu’au célibat. L’abbé T… qui «ensemence» (III, 60) Marchenoir est également une figure paternelle. Quant au héros lui-même, il connaît les joies et douleurs de la paternité à travers son fils André. Et surtout, il est à maints égards un père pour Véronique : «Il était fier de sa Véronique, autant que d'un beau livre qu'il eût écrit. Elle n'avait pas un sentiment, une pensée ou même une parole, qu'elle ne tînt de lui» (III, 102). Enfin, même les conseils hypocrites de Dulaurier empruntent le ton de l’admonestation paternelle. Figure protéiforme, donc, que celle du père portant en elle l’absence et l’impuissance : impuissance du père de Caïn à réussir socialement autant qu’à montrer son amour à son fils, impuissance de Marchenoir à sauver son fils André de la mort, impuissance du père Athanase à sauver Marchenoir, mort de l’abbé T…, absence de prêtre au lit de mort de Caïn, folie de Véronique devant la tentation «incestueuse» de son père spirituel.
Il n’est pas étonnant, dès lors, que, du point de vue de l’intrigue romanesque, la mort du père soit primordiale. La lettre de Marchenoir joue ici un rôle de déclencheur. En effet, c’est bien sur le conseil de Leverdier que Marchenoir se rend à la Grande Chartreuse. Il y est accueilli par ce substitut paternel, le père Athanase, qui lui fait découvrir l’amour mondain qu’il éprouve pour Véronique. Ainsi, sans cette lettre provoquée par l’agonie du père, pas de conseil de Leverdier, pas de deuxième lettre provoquant les mutilations de Véronique, pas de démence du personnage devant l’inutilité de son geste et pas de troisième lettre de Marchenoir. Bref, l’intrigue trouve son origine dans cet incipit épistolaire. Elle se noue à partir du père. Rien n’est plus révélateur que le cheminement de cette missive. Dulaurier à qui elle a été adressée s’arrange pour que ce cri de souffrance et d’accusation passe par les mains du docteur Chérubin Des Bois qui s’en libère au meilleur prix. La lettre finira par aboutir entre les mains de Leverdier. Ces différents lecteurs incarnent un sens.
Le destinataire, Dulaurier, romancier à succès, porte un nom significatif : avec Chérubin Des Bois, ce docteur habitant dans un «milliardaire quartier» (III, 39), il représente le succès mondain. Ils offrent tous deux le visage de cette société moderne dont le père de Marchenoir s’était fait le chantre, lui qui désirait la réussite de son fils qu’il rêvait de baigner dans un «Brahmapoutre d’or» (III, 54). Cette immersion symbolise le baptême moderne, seul capable de sauver dans cette société, baptême inverse de celui qui consacre au Christ, figure du Pauvre. La richesse dans la société moderne est une Terre promise. Le prénom du docteur, Chérubin, par-delà le grotesque d’un personnage lié au réseau métaphorique de la prostitution mondaine qui parcourt le livre, se décode au plan onomastique comme une figure de ce Chérubin au glaive de feu qui interdit à Caïn l’entrée en Paradis bourgeois. Dulaurier, qui relaie les conseils du docteur, prédit à son tour l’échec social qui attend Marchenoir sur cette terre, un échec que confirmera le dénouement du roman. Si le père est le visage, l’incarnation de la loi du monde moderne, on voit correspondre à la mort physique du père de Marchenoir une sentence de mort sociale pour l’écrivain Marchenoir. Cette sentence est prononcée par la bouche du bourgeois Dulaurier dont les valeurs sont celles du père de Caïn. Celui-ci verra se réaliser la prédiction de l’écrivain bourgeois quant à l’échec social du désespéré qui mourra abandonné. Il n’est pas innocent que la prophétie du mort soit reprise et relayée, dans une lettre qui a pour objet ses propres funérailles, par le triomphant Dulaurier, incarnation du fils idéal aux yeux du défunt.
La figure paternelle est bien ici dans son rôle traditionnel d’incarnation de la loi sociale. «Toute [l]a jurisprudence critique» de Marchenoir père est «d’arpenter le mérite à la toise du succès» (III, 30). Devant l’insuccès du fils, il meurt «de honte» (III, 30). Refusant cette loi, Caïn ne reviendra jamais à «l’auge à cochons de la sagesse bourgeoise» (ibid.), une Sagesse qui est au contraire toute naturelle à un Dulaurier, «cette reliure, soi-disant pensante, de tous les lieux communs» (III, 68), comme l’appelle Leverdier (4). Preuve de la finesse des fils thématiques qui unissent début et fin du roman, la concierge qui refuse d’aller chercher un prêtre pour Marchenoir à l’agonie est ainsi décrite : «Il n'était pas nécessaire de la faire bavarder longtemps pour voir défiler tous les lieux communs […]» (III, 318). La demande d’argent pour l’enterrement du père au début comme la réquisition d’un prêtre à la fin provoque l’irruption du lieu commun (5), ce masque verbal qui désindividualise le langage. De la lettre ouvrant le récit où se lit l’annonce de la mort du père humain à la dernière missive de Caïn qui relate l’absence du prêtre – ce père spirituel –, la cohérence est significative. Le trajet social de Caïn est d’ailleurs préfiguré par son père. Les deux hommes sont certes infiniment dissemblables dans le choix de leurs valeurs. L’un semble n’être qu’une émanation des dogmes bourgeois qu’il incarne jusqu’au psittacisme malgré son insuccès – et c’est particulièrement en cela qu’il se plie aux lois sociales. L’autre en est l’inverse exact : un écrivain qui assume en sa personne le rejet de tous les compromis et qui se trouve dans et à travers la lutte. Mais, au plan existentiel, ils se font pendant. «Mépris pour mépris, enfer des deux côtés» (III, 31) : cette vie en miroir où s’opposent deux conceptions de l’existence ne fait que mieux ressortir l’échec et le désespoir communs. Marchenoir père est loin d’avoir eu une vie heureuse : veuf très tôt, il a vu périr son premier enfant et le «fils de ses ambitions déçues» (III, 54) a refusé de régler sa rançon sociale. Il est mort «de désespoir» (III, 31), précise Caïn. Ce dernier perdra lui aussi un fils, son André, peut-être au même âge que son frère Abel. À sa manière, Caïn aussi sera veuf. Ainsi, il existe une étrange ressemblance entre les schèmes existentiels qui balisent l’existence de l’adorateur de la loi bourgeoise et celle du fils révolté.
Père et Fils, le jeu des figures
L’archétype du père bourgeois se transforme, une fois celui-ci mort, en symbole de Dieu. C’est la question de l’argent qui ouvre pour la première fois la figure du père à une interprétation symbolique. C’est le besoin d’argent, cet analogon de la parole de Dieu qui fait écrire Caïn. Cela nous pousse à étudier le trajet de la première lettre de Marchenoir, à comprendre pourquoi cette lettre adressée à Dulaurier se retrouve dans les mains de Leverdier. Lisons ce que ce dernier écrit à son ami : «Tu as écrit à Dulaurier pour lui demander de l’argent […]. Je l’ai rencontré aujourd’hui même alors que j’étais en course précisément pour t’en procurer, et il m’a tout appris» (III, 67). Ainsi devant l’agonie de celui qui représente l’image de la paternité sur terre et qui se trouve être une figuration de Dieu, devant la disparition de cette image, il faut tout de suite trouver son substitut : l’argent.
Or celui qui va le procurer, c’est Leverdier, qui apprend ce besoin alors justement qu’il était en quête d’argent pour Marchenoir. Le hasard n’existant pas dans la sémiosis bloyenne, force est de voir dans cette rencontre l’un de ces événements qui appellent un déchiffrement, qui appellent cette lecture de la syntaxe divine que Marchenoir pratique pour l’histoire. Du besoin d’argent pour le père à la recherche par Leverdier du «divin métal» (6) pour Marchenoir, l’argent est cause de la rencontre qui permettra à Leverdier d’écrire la lettre qui enverra Marchenoir à la Chartreuse. D’ailleurs, à sa dernière apparition dans le livre, Leverdier aura encore en mains l’argent de la vente de ses biens, qu’il donnera à Marchenoir. Ainsi, ce personnage qui est décrit comme un «homme de petite foi» (III, 161) dans la trinité qu’il forme avec Caïn et Véronique porte le métal simulacre de Dieu comme pour compenser cette «petite foi», et c’est lors de la disparition du père de Marchenoir que Leverdier commence à être investi de ce sens.
Or, c’est bien à l’occasion du besoin d’argent créé par la mort de cet homme que cela se révèle, comme s’est révélé le caractère du monde moderne à travers Dulaurier et Chérubin des Bois. La figure du père oblige à un dévoilement des êtres qui se définissent par rapport à elle. Ce rôle de juge, ce lien à l’argent qui fait de Leverdier un «théophore» appelle une herméneutique qui emprunte les règles de l’exégèse figurative. C’est également Leverdier qui retrouve le corps du fils de Caïn lors de la disparition assez mystérieuse de ce dernier. Des figures de Dieu le père ou de son hypostase christique, il est peut être exagéré de dire qu’elles s’incarnent dans les personnages, mais il est certain que ceux-ci sont dotés d’une valeur figurative, les mots devenant alors de véritables signaux. En tant qu’individu, le père de Marchenoir représente le contraire complet des valeurs qui sont chères à Caïn. Il est l’incarnation même de l’idéologie bourgeoise, le chantre de cette réussite qui seule justifie l’individu, l’homme enfin qui, dans la vocation de Caïn, ne discerne «qu’une révolte impie» (III, 30). C’est l’image classique du père en patriarche dictant sa loi. Mais en tant que figure de père, il est aussi porteur d’un sens divin puisque, selon la théologie, toute paternité vient de Dieu. De plus, on remarquera qu’aux yeux de Caïn tout mort devient ipso facto sacré. Si l’on ajoute cette sacralisation opérée par la mort à la figure archétypale du Créateur, source de toute paternité, le mort se transforme alors en image de Dieu. Et le texte est là pour nous inviter à opérer cette transmutation du père en Père. Bloy use de maints processus opérant la désignation de l’arrière-plan symbolique des personnages, ce qui est aussi une manière de trier le lecteur selon son aptitude à pressentir cette présence du mystère, capitale à ses yeux. Pour donner à saisir la formidable figure spirituelle qui se profile derrière l’image du père bourgeois, il use d’un procédé d’écriture simple : la scène parabolique.
C’est ainsi qu’il faut analyser ce moment étonnant où Marchenoir, se tenant en larmes devant le cadavre de son père, pose sur les yeux du mort respectivement les lettres de Dulaurier et de Leverdier : «Il mit, un moment, les deux lettres sur le visage du mort, comme pour le faire juge» (III, 72). La figure de Marchenoir père devient alors, d’évidence, le lieu textuel d’un décryptage à opérer. Sur un œil la lettre de ceux qui se séparent de mauvais cœur d’une maigre aumône, sur l’autre, le pauvre argent du démuni qui se dépouille, qui irait jusqu’à mendier pour pouvoir tout donner. C’est à un incontestable pesage des âmes qu’est convié le lecteur. Il y a là plus qu’une simple sacralisation de l’image du père, c’est le mystère de la divinité qui se laisse entrevoir. Le geste de Caïn peut alors s’interpréter aussi comme un appel, voire un acte de magie imitative. À la Chartreuse, Caïn, ce «millénaire», méditera sur l’arrivée imminente du «juge» dont il pressent «la prochaine Venue» (III, 139). C’est bien pourquoi ce nom de juge dote le père terrestre d’attributs qui sont ceux de Dieu, source et origine de toute paternité. Évoquant la translation du mort en figure de Dieu juge, ce processus de révélation par l’écrit, en affirmant la présence de la première personne de la Trinité, invite à décrypter les signes du texte. Au lecteur de comprendre cette écriture qui vise à opérer, au moins au niveau fictionnel, la translation des figures à travers certains personnages primordiaux. Il est important de souligner que Marchenoir père n’a pas de prénom, ce qui, dans une lecture symbolique de la figure, peut marquer comme un rappel du Dieu de l’Ancien Testament, tel qu’il apparaît dans le récit du buisson ardent : «Dieu dit à Moïse : Je suis celui qui est» (7).
La révélation de Yahvé s’élève à ce niveau où le nom est une connotation sans dénotation. Il en est de même de ce père qui fonctionne en tant qu’actant symbolique de la première Personne. C’est par connotation à décrypter qu’il informe le livre. Il n’existe que par sa paternité à l’égard de Marchenoir, on ne s’étonnera donc pas de trouver, chez ce dernier, différents indices qui le représentent comme une figure du Christ... Le texte, en effet, nous dit explicitement que Jésus se profile derrière Caïn Marchenoir. C’est le cas, en particulier, lorsque Véronique déclare à son sauveur : «Vous ne savez donc pas qui vous êtes […]. Cette vocation de sauver les autres […], cette soif de justice qui vous dévore, cette haine que vous inspirez à tout le monde […], tout cela ne vous dit-il rien […]» (III, 287). Le texte devient même tout à fait explicite lorsque Véronique le nomme «Son Christ» (III, 288).
Mais il est d’autres indices textuels de cette présence. Lorsque Marchenoir rêve de «mourir sous les soufflets et les crachats de l’univers» (III, 312), c’est bien le martyre du Christ qui se profile derrière le personnage. Autant d’avanies qui rappellent le calvaire. On remarque aussi l’étrange disparition de son fils André, disparition qui dure exactement trois jours, correspondant au temps où se place la catabase christique, avant la résurrection. Il y a enfin ce prénom de Caïn que porte le héros alors que son frère mort s’appelait Abel : comment ici ne pas se souvenir de ce passage du Salut par les juifs qui nous montre en Caïn et Abel deux figures du Christ ? «L’innocent Abel, pasteur de brebis, tué par son frère, est une évidente figure de Jésus-Christ; et le fratricide Caïn, maudit de Dieu, errant et fugitif sur la terre, en est une autre non moins certaine» (8) (IX, 57). Dans Le Désespéré même, le récit de la méditation de Caïn devant le corps de son père, la description de ses émotions sont autant de signes qui appellent un décryptage symbolique : «Les deux dernières heures, il les avait passées auprès du moribond, agenouillé, pénitent, plein de prière, portant son cœur comme un calice dans ses mains tremblantes. Un moment il oublia tout, les deux êtres dont il était aimé, ses projets… une glaçante rafale d’isolement vint tournoyer… il se sentit «unique et pauvre» ainsi qu’il est écrit du Sabaoth terrible» (III, 72).
Cette scène où Marchenoir «sanglote sur lui-même comme un enfant abandonné dans les ténèbres» (III, 72) fait surgir l’image du Christ saisi par la peur et la tristesse. Ce mot de «calice» utilisé comme comparant du cœur de Marchenoir évoque la fameuse supplication du Christ : «Père, éloignez de moi ce calice» (Mat, 26, 39). À ce moment où tout est consommé, Marchenoir «unique et pauvre» connaît le sentiment d’abandon, comme le psalmiste, auxquels ces mots sont empruntés (Ps, 24, 16).
Est-ce un hasard si Bloy a construit la fin du roman comme un parfait pendant à l’incipit ? De même que l’agonie du père est signalée sans être décrite, de même dans l’ultime lettre de Marchenoir à Leverdier, on entend la voix de Caïn, mais sa mort échappe à la vision. Ce n’est rien qu’une constatation : «Tiens ! il a passé ce pauvre monsieur. Ce n’est pas trop tôt… quand on souffre tant.» (III, 321). Lydie Parisse écrit très justement : «Marchenoir est un héros tragique par sa solitude initiale et sa solitude finale, qui lui sont infligées sous la forme d’un cruel abandon – celui du père, celui du divin – en vertu d’une obscure culpabilité» (9). Si l’on accepte l’idée que la figure du père renvoie symboliquement à Dieu, on peut avancer qu’abandon du père et abandon du divin ne font qu’un. La solitude de Marchenoir devient celle de l’hypostase christique au moment du doute. Et l’appel au prêtre devient susceptible d’être décrypté comme un analogon des paroles du Christ : «Mon Père, pourquoi m’as tu abandonné ?» (Mat, 27, 46). La question posée par le texte : «le Christ Jésus resplendissant de lumière et environné de sa multitude céleste, voulut-Il descendre à la place d’un de Ses prêtres vers cet être exceptionnel qui avait tant désiré Sa Gloire ?» (III, 321), si elle invite à se rappeler le caractère humain de Marchenoir, peut s’interpréter en même temps comme un signe qui marque Caïn comme relevant bien du Fils qu’il incarne symboliquement. Ce n’est pas le Père qui est nommé en ce moment crucial.
Ce qui se raconte à travers l’échec terrestre de ces deux figures, c’est donc bien l’échec terrestre du christianisme aussi bien que l’impuissance du Père céleste. «Tout ce qu’il avait entrepris pour la gloire de la vérité ou le réconfort de ses frères avait tourné à sa confusion et à son malheur» (III, 73). L’un des premiers livres de Caïn à beau s’appeler Les Impuissants, cette impuissance est d’abord la sienne. Ce Marchenoir qui n’a pas su être un «thaumaturge» (III, 75) pour son fils André est une figure de la stérilité, comme son père. À travers ces figures se dévoile l’impuissance de Dieu.
Impuissance et révolte, l’approche du Paraclet
Bloy a souvent répété cette parole de son ami Ernest Hello : «Si le déshonneur avait une essence, quelle serait l’essence du déshonneur ? Ce serait, si je ne me trompe, PROMETTRE ET NE PAS TENIR» (10). L’idée que Dieu puisse manquer à sa parole est la source de cette angoisse qui se fait jour dans Le Désespéré et qu’on retrouvera exprimée par Bloy lui-même dans Le Mendiant Ingrat (11). Sans doute, ce n’est pas l’existence de Dieu même qui est ouvertement mise en question. Mais le silence divin permet à l’inquiétude spirituelle de se donner libre cours. À l’abandon de la présence se joint ainsi l’idée d’un abandon moral du Père. Entre l’idée d’une Histoire, qui n’est que le dévoilement de Dieu, et la réalité d’un monde, d’où celui-ci semble absent, le hiatus est tel que Marchenoir en arrive à devoir, en quelque sorte, justifier Dieu : «Il se persuada qu’on avait affaire à un Seigneur Dieu volontairement eunuque, infécond par décret, lié, cloué, expirant dans l’inscrutable réalité de son essence, comme il l’avait été symboliquement dans l’aventure de son hypostase» (III, 58-59).
Ainsi, l’impuissance à sauver ceux qu’on aime devient-elle une conformité supplémentaire avec le Père. Il en est de même du destin de souffrance auquel est voué Marchenoir. En interrogeant la figure du Père divin, il devient plus facile de comprendre le sens de l’aventure de Caïn, de son aventure mystique avec Véronique. Ce sens, c’est l’utilité de la souffrance. La mort d’André, la folie de Véronique et la mort même de Caïn, tout prend sens par rapport au Père divin. Et là encore, il est utile de revenir à cette mort du père qui est l’alpha du livre : deuil et douleur ont une même étymologie. Il n’est pas exagéré de dire que Marchenoir porte le deuil de Dieu, le deuil de la présence de Dieu. Une phrase donne la clé de la nécessité de cette expérience. Le Père a besoin de la douleur des hommes pour assumer pleinement sa propre destinée : «Ce n’est que du temps qu’il faut au solvable maître de l’éternité et le temps est fait de la désolation des hommes. C’est pourquoi les Saints et les docteurs de la foi ont toujours enseigné la nécessité de souffrir pour Dieu» (III, 59).
Le vide creusé par l’absence de Dieu n’en reste pas moins une épine plantée dans la chair de Marchenoir. C’est le problème même de l’existence du mal qui se pose à travers le silence de la divinité. Désireux de se conformer au désir du Père, malgré ses tentatives de le justifier, Marchenoir, ce «Fils obéissant de l'Église» (III, 148), reste néanmoins «en communion d'impatience avec tous les révoltés, tous les déçus, tous les inexaucés, tous les damnés de ce monde» (ibid.). Tous ses raisonnements n’empêchent pas que jaillisse ce cri qui est aussi une mise en accusation, cette angoisse qui se plaint : pourquoi «l'inexplicable mort de mon enfant» (ibid.) ? La révolte contre le père humain venait d’un refus du monde représenté par celui-ci, la révolte contre le Père divin naît d’une incompréhension devant ce Dieu qui a juré de revenir et qui laisse seuls ceux qui le cherchent : «Je pense qu'une agonie de six mille ans nous donne peut-être le droit d'être impatients, comme on ne le fut jamais, et, puisqu’il faut que nous élevions nos cœurs, de les arracher, une bonne fois, de nos poitrines, ces organes désespérés, pour en lapider le ciel ! C'est le Sursum corda et le Lamma sabacthani des abandonnés de ce dernier siècle» (III, 148).
Cette complexité de Marchenoir explique celle de la figure du Père. Car du premier au dernier chapitre, la question du père se révèle comme l’énigme que toute la quête de Marchenoir vise à résoudre, Quête mystique, existentielle et artistique – le livre qu’écrit Caïn n’est autre chose qu’une tentative de comprendre Dieu – qui donne au Désespéré sa trame parabolique. Le désir de «lapider le ciel» (III, 148), la fraternisation avec l’impatience des révoltés, c’est bien là l’expression de ce «blasphème par amour» qui est la «prière de l’abandonné» (III, 226). La révolte a pour but de mettre le Père en face ses responsabilités, de le forcer, par amour pour Lui, à réagir. L’amour de ce fils rebelle qu’est Marchenoir est bien près parfois de se changer en accusation : «Il trouvait que l’exigence n’était vraiment pas du côté d’un homme à qui on prenait sa femme ou son enfant, pour en faire il ne savait quoi, et qu’on priait d’attendre jusqu’à la consommation des siècles» (III, 82-83).
Jamais en vérité l’absence du père et conjointement l’absence de réponse n’est vraiment pardonnée. Même si l’idée est exposée d’une Providence parfaite, cette certitude n’est qu’un des aspects du rapport au Père de Marchenoir, l’autre étant l’impatience millénariste : «Des centaines de milliers d’hommes ont compté sur votre parole, et sont morts dans les affres de l’incertitude. Vous qui parlez du sommeil des autres, de quel sommeil ne dormez-vous pas ?» (III, 281).
On pourrait sans trahir le texte citer ici les paroles par lesquelles Marchenoir a décrit, un peu plus tôt dans le récit, ses rapports avec son père terrestre : «Mépris pour mépris. Enfer et silence des deux côtés» (III, 30).
Si, par ailleurs, le songe de Jean-Paul est évoqué dans Le Désespéré (III, 189), c’est bien que la peur de la mort de Dieu hante le roman, sans que cette mort soit jamais complètement annoncée ou prise à son compte par Marchenoir. Ce qui annoncé et dénoncé, c’est la mort d’une société d’où Dieu s’est retiré, c’est le spectacle du «cadavre même de la Civilisation !» (III, 49). Car le monde moderne est un lieu de mort. D’où ces nombreuses scènes d’agonie et ces enterrements : mort du père, mort d’André, enterrement du chartreux, visite aux tombeaux de Saint Denis et, bien sûr, mort de Caïn. Dans ce monde où le christianisme «agonise dans sa gloire percée» (III, 179), ce monde en liquéfaction, le Fils est monstrueusement dégradé. Voici venu le temps de «la saliveuse caducité» (III, 183) de la religion chrétienne : autant de mots qui sonnent comme une liquidation. C’est bien le «monde excrément» dont parle Pierre Glaudes. Dieu n’est plus qu’une boue, une ordure. D’où ces paroles de la prosopopée du Père : «Si vous avez besoin de Mon Fils, cherchez-Le dans les ordures» (III, 189). La divinité n’est plus atteignable qu’à travers la putréfaction, «dans ce brûlant pourrissoir» où s’accomplit «l’infamation surnaturelle du visage de Dieu» (III, 84).
Le Père, tel qu’il se dévoile sous les traits du Fils, n’est plus qu’un cadavre. À travers Marchenoir, le désespéré, c’est toute une protestation adressée au Père qui s’incarne. C’est en lui que résonnent les échos de cette absence de Dieu qui est comme une mort pour tant de désespérés : «C’est le Stabat des désespérés ! […] Pendant des générations, ils ont chuchoté d’éperdues prières à l’oreille de l’Hostie divine, et, – tout à coup, on leur dévoile d’un jet de science électrique, ce gibet poudreux où la dent des bêtes a dévoré leur Rédempteur» (III, 311).
Ne reste comme espérance que la venue d’une apocalypse qui verrait enfin éclater la justice de Dieu. La délivrance passe par la Parousie : «Toutes les grandes âmes, chrétiennes ou non, implorent un dénouement. Ne sommes-nous pas à l’extrémité de tout et le palpable désarroi des temps modernes n’est-il pas le prodrome de quelque immense perturbation qui nous délivrerait enfin ?» (III, 140).
C’est désormais l’heure climatérique où le monde moderne ne peut plus que s’écrouler. Puisque Dieu n’a pu être trouvé sur cette terre, puisque son absence est devenue par trop insupportable, puisque les prêtres qui devraient le représenter sont devenus incapables de le servir, la prédiction de la Salette doit s’accomplir et la main du Fils doit tomber. Ce retour de Dieu, c’est le moment où les signes s’inversent. Ce père abandonné, ridiculisé dans son fils, va à son tour abandonner les hommes : «Vous connaîtrez, à votre tour, ce que c’est d’être abandonné de mon Père […]» (III, 280). Son absence liée à une impuissance volontaire va se transmuer en présence et toute-puissance. Le père renié deviendra un Dieu dévorateur : «Ma paternité n’aura plus d’entrailles, sinon pour vous dévorer» (ibid.). Et ses instruments seront justement ces misérables qui s’élèveront eux-mêmes «à la dignité de parfait démon» (III, 310). Le mal finira par secréter son antidote : in fine il participera mystérieusement de l’œuvre de salut.
Déjà, dans Le Désespéré, on n’est donc plus très loin de cette vision d’un Lucifer qui, selon Bloy, est «l’identique» (IX, 75) du Paraclet. C’est ainsi qu’on peut entendre ce trajet qui va de la mort du père, au début du roman, à celle du fils in ultima. Passé le temps du père, passé le temps du fils, doit advenir maintenant le temps du Paraclet. C’est la troisième figure de Dieu qui apparaît avec le Saint-Esprit, une figure qui donne tout son sens au roman. C’est à travers Véronique que cette figure cherche à s’incarner. Plusieurs signes l’indiquent. Le Saint-Esprit est représenté par le feu depuis la Pentecôte. Or le roman insiste bien sur tout ce qui place Véronique sous le signe du feu. D’abord, son nom de Cheminot où la plurivalence de l’onomastique invoque clairement le feu – cheminée/ cheminot – en même temps, d’ailleurs, que le souffle de l’Esprit «qui souffle où il veut» (Jn, 3, 8). En outre, la jeune femme, dès le début, est comparée à une «salamandre en abîme» (III, 80). Or, lorsque les «parfaits démons» que sont les «crevants de faim et les porte-loques» s’exclament «Nous gardons le feu» (III, 309-310), cette promesse d’une Parousie brûlante rejoint bien les paroles du Christ transfiguré : «Je vais descendre effectivement de ma Croix lorsque cette épouse d'ignominie sera tout en feu» (III, 280). On pressent, dans la similitude symbolique entre ces deux feux, l’identité du Paraclet et de Lucifer qu’explicitera Le Salut par les juifs. Bernard Sarrazin, lorsqu’il écrit que chez Bloy «la Femme et le Diable ont partie liée» (12), invite à opérer un rapprochement entre la femme, le Paraclet et Lucifer. Le Salut par les juifs, ce livre qui ne devait paraître que six ans après Le Désespéré, reste indéniablement celui où Bloy a – presque – livré son fameux secret (13), secret à lui confié par Anne-Marie Roulé, modèle de Véronique. C’est pourquoi il est permis de chercher de ce côté-là des éclaircissements sur ce qui se joue à travers le couple Marchenoir/Véronique. Pour cela, il est nécessaire de se remémorer cette scène du Désespéré où l’ancienne Ventouse s’approche de Caïn : «Véronique s'approchait et, s'inclinant sur l'épaule de ce porte-croix chargé d'un si dur fardeau, s'efforçait de le ranimer […]» (III, 276). Dans Le Salut par les juifs, on trouve justement une identification entre la croix et le Saint-Esprit : «La croix représente l’Esprit Saint, elle est l’Esprit Saint lui-même» (IX, 58). Et plus loin, cette affirmation : «À cette croix, dont s’affligent les sept jours, ils clouent fortement le même verbe de Dieu qui est le pauvre Jésus» (ibid.).
Ainsi, Caïn – le «porte-croix» qui représente si bien symboliquement le Christ – se retrouve effectivement crucifié sur la Croix de la folie de Véronique. N’est-il pas écrit dans Le Salut par les juifs : «La croix est folle et le Verbe de Dieu, par la volonté du peuple hostile, devient l’Époux de sa démence» (IX, 59) ? Si l’homme qui défigure Véronique s’appelle Nathan, «petite putridité judaïque» (III, 164), ce n’est sans doute pas un hasard. En tout cas, plus de six ans avant Le Salut par les juifs, Bloy semble bien avoir déjà donné dans Le Désespéré, à travers les rapports de Caïn et Véronique, une mise en scène de ce qu’il appellera, dans son essai d’exégèse, «le conflit adorablement énigmatique de Jésus et de l’Esprit-Saint» (IX, 58). Du reste, ce qui tend à prouver qu’il existe bien entre les deux livres un même arrière-plan mystique, ce sont ces deux phrases du Désespéré que Bloy reprendra dans Le Salut par les juifs : «Je vais descendre effectivement de ma Croix lorsque cette épouse d'ignominie sera tout en feu, – à cause de l'arrivée d'Élie, – et qu'il ne sera plus possible d'ignorer ce qu'était, sous son apparence d'abjection et de cruauté, cet instrument d'un supplice de tant de siècles !... Toute la terre apprendra, pour en agoniser d'épouvante, que ce Signe était mon Amour lui-même, c'est-à-dire l'ESPRIT-SAINT, caché sous un travestissement inimaginable» (III, 280).
Bien sûr, il ne s’agit pas d’oublier ici les précisions, rappelées par Stanislas Fumet, que Bloy donnera un jour à sa fiancée : «Il ne faut pas nommer le Saint-Esprit la femme parce qu’il n’est pas la femme mais le Saint-Esprit, c'est-à-dire l’accomplissement de la femme en une manière que nous ne pouvons pas conjecturer» (14) C’est que chez Bloy de telles identifications essentiellement mystérieuses ne peuvent être saisies - autant qu’il est possible - et ne se peuvent appréhender qu’au travers d’un jeu d’échos herméneutiques incarnés par ces couples de Figures qui préfigurent «Celui qui doit venir», «Le vagabond», «l’errant» Louis XVII ou Christophe Colomb, la dernière incarnation du Père – sa dernière chance ? : le Paraclet. Bernard Sarrazin écrit ainsi : «L’opposition, homme-femme recouvre l’aventure personnelle (biographie de L. Bloy : une femme aime un réprouvé) et celle de l’humanité avec majuscules (Homme et Femme). Mais surtout est introduite par superposition, l’histoire de Dieu; avec celle-ci le système, de binaire devient ternaire ou quaternaire par croisement de plusieurs oppositions Homme-Femme ; Femme-Serpent, Jésus-Esprit. La structure invite à identifier l’Esprit et le Diable, comme le sont Jésus et l’Homme») (15). Et il est évident que Véronique possède certains traits de la Vierge. Resterait à expliquer l’infusion du mal dans ce couple représentant le Christ et le Paraclet. Pierre Glaudes, approfondissant l’identification de Véronique et de Marie dans sa lecture du roman, souligne tout ce qu’a de problématique la chute dans la folie : «Véronique après avoir figuré Ève la pécheresse et Marie la miséricordieuse ne s’accomplit pas dans la figure de la reine par qui doit s’accomplir la volonté divine» (16).
La promesse figurée par Véronique ne peut se réaliser pleinement : le personnage porte en lui un échec symbolique. Cette «ordure de fille, ensemencée et récoltée dans l'ordure» (III, 102), semble bien être une autre incarnation du fils qu’il faut chercher, comme on l’a vu, dans les immondices. Marie est mère du Verbe, mais n’appartient pas à la Trinité. En voyant dans Véronique la troisième hypostase du Père, si l’on se remémore la mort du père qui ouvre le roman, on comprend que l’aventure ne pouvait s’achever que par un échec. Les temps ne sont pas encore venus. Le mystère du mal demeure. Tel serait le sens théologique du récit, mais on peut plus simplement y voir aussi le désir de Bloy de rester proche de la vérité de son aventure avec Anne-Marie Roulé. Reste à se demander si Véronique n’est pas déchirée entre ces deux figures, si sa folie ne vient pas de son incapacité à assumer la pluralité symbolique de ces deux rôles écrasants. Quand bien même elle tendrait vers la seule incarnation symbolique du Paraclet, il lui faudrait admettre en elle ce mystère de l’Ennemi, la presque incompréhensible identité des contraires, l’union de Lucifer et du Paraclet. Devant un Marchenoir qui n’est plus un Christ mais redevient un pauvre homme possédé par un éros qui triomphe de l’agapè, la jeune femme se sent abandonnée par son père spirituel soudain tenté par l’inceste : son anabase spirituelle se brise sur le péché originel, laissant la porte ouverte à la folie.
Pour autant, l’image du père qui se dégage du Désespéré, c’est l’amour. Le père de Marchenoir aime son fils, bien qu’il s’interdise de le montrer. Après sa conversion Marchenoir se rue en même temps à Dieu et à la femme, comme s’il existait une mystérieuse identité entre celui qui est Père et fils né sans péché, et celles qui sont vouées à l’amour charnel. Pour Bloy, la luxure est le péché de ceux qui relèvent du Saint-Esprit (17). Si Marchenoir a fait «de l’amour extatique dans des lits de boue» (III, 66), c’est peut-être parce que ces «lits de boue» sont analogues à ces «ordures» où le fils doit être cherché. Après tout, la grande qualité de Marchenoir, c’est bien l’amour. Telle est la pensée du père Général des Chartreux : «Il n’en avait pas connu beaucoup au cours de sa vie des êtres qui aimassent autant que le pauvre Marchenoir» (III, 145). Si «le non amour» (ibid.) est l’un des noms du diable, c’est bien qu’il n’y a d’amour que par et pour le Père. La providence se sert du libre-arbitre pour accomplir le désir de Dieu. La justice est identique à l’amour. Ce qui compte, finalement, pour Caïn et pour Véronique, pour Leverdier lui-même à son échelle, c’est d’avoir su aimer.
Caïn, écrivain et exégète de l’histoire, est un témoin du Père, si l’on veut bien redonner à ce mot de témoin son sens évangélique de martyre. Le narrateur, lui, devient le père d’un texte qui, en étalant l’immondice du monde, des prêtres modernes, l’impatience forcenée d’un millénariste, tente de se faire roman de la déréliction du père comme pour hâter sa venue à travers ce témoignage. Rémi Soulié écrit que Bloy use du roman comme d’ «un instrument d’analyse historique et spirituel» (18), et c’est vrai. L’histoire humaine et la vie spirituelle de chaque homme sont deux visages du Père éternel, perceptibles ici et maintenant, dans nos ténèbres.
Notes
* Par les mentions d’un chiffre romain suivi d’un chiffre arabe, nous faisons référence à l’édition des Œuvres de Léon Bloy donnée au Mercure de France par Jacques Petit et Joseph Bollery. Le volume III, consacré au Désespéré, a été publié en 1964.
(1) «Écoutez donc ça, mon vieux Marchenoir», lui lance Huysmans lors d’un dîner, après la parution du Désespéré. Gustave Guiches, Au banquet de la vie (éd. de René-Pierre Collin et Éric Walbecq, Tusson, Du Lérot Éditeur, 2006), p. 218. Pour anecdotique que soit l’épisode, il montre l’identification immédiate qui s’opère entre le personnage et son créateur. Assurément, Marchenoir n’est qu’un des éléments de ce mythe élaboré par Bloy à travers l’écriture.
(2) On doit considérer que c’est l’édition voulue par l’auteur qui doit être objet d’interprétation. Or l’édition Soirat datée 1887 où cette épigraphe apparaît sur la couverture est seule correcte aux yeux de Léon Bloy. En témoigne l’envoi à Paul Fermiot sur son exemplaire de l’édition :
«À Paul Ferniot. Je suis Job sur son
fumier et je vous passe un de mes tessons.
Râclez-vous [sic]
Ceci est un des exemplaires de l'édition
Soirat, la seule autorisée par l'auteur et qui devient rarissime.
La prétendue édition Tresse et Stock, très défectueuse, a été odieusement carottée. Octobre 1900.»
Éric Walbecq, Les envois de Léon Bloy sur Le Désespéré (Histoire littéraire, n°1, 2000), p. 40.
(3) Mais c’est tout le roman qui est placé sous le signe des larmes. À partir de la scène où, devant Marchenoir, Véronique abjure sa vie passée, sa figure est presque constamment associée aux larmes. Quant à Marchenoir «son langage pour parler à Dieu» est «une Symbolique inconnue qu'il aurait pu nommer la symbolique des Larmes» (III, 140). André, le fils de Caïn voué à la mort, essuie les larmes de son père. L’image de la Vierge pleurant au pied de la croix est conviée. On ne peut relever ici toutes les occurrences de cette mise en scène du pathos. Si Bloy s’est interdit dans Le Désespéré de mentionner La Salette, les «initiés» reconnaîtront cependant la présence, en arrière-plan, de Celle qui pleure, notamment à travers la dénonciation du clergé et la reprise des menaces proférées par Marie sur la Sainte Montagne.
(4) Relevons que chez Bloy la personne est susceptible d’être un analogon du texte : Dulaurier est une «reliure» (III, 68), Véronique «un beau livre» (III, 102), etc. Si l’Histoire est syntaxe de Dieu, l’être humain, porteur d’une âme faite à sa ressemblance, est une écriture.
(5) Dans l’introduction à la première série de l’Exégèse des lieux communs, Bloy parlera de ces «locutions patrimoniales» (VIII, 19) – étymologiquement les bien du père de famille –, de ce langage des bourgeois, de ces «sentences moisies qui leurs furent léguées par les siècles et qu’ils transmettront à leurs enfants» (VIII, 20).
(6) Que l’argent soit figuratif de Dieu même, Bloy l’exprime dés sa lettre du 7 avril 1886 à Villiers : «Partout, dans le Livre, le mot ARGENT signifie PAROLE DE DIEU». Voir Correspondance à trois, Bloy, Villiers, Huysmans (lettres réunies et présentées par Daniel Habrekorn, Vanves, Éditions Thot, 1980), p. 59.
par Daniel Habrekorn (Vanves, Éditions Thot, 1980), p. 59.
(7) Ex 3, 13 à 15.
(8) ) Lydie Parisse, Léon Bloy, mystique de la douleur (Minard, Archives des lettres modernes, 2006), p. 92.
(9) Ernest Hello, L'Homme (Paris, L'Écritoire, 1998), p. 46.
(10) «Le déshonneur de Dieu ! Pourquoi faut-il que je sois éprouvé jusqu’à ne pouvoir écarter de telles suggestions» in Journal inédit 1892-1895, texte établi par Marianne Malicet et Marie Tichy sous la direction de Michel Malicet et Pierre Glaudes (L’Âge d’Homme, Lausanne, 1996), p. 19.
(11) Pierre Glaudes, L’Œuvre romanesque de Léon Bloy (Toulouse, P.U.M., 2006), p. 349.
(12) Bernard Sarrazin, L’Interprétation symbolique de la Bible par Léon Bloy (Service de reproduction des thèses, Université de Lille III, 1976), p. 235.
(13) «Il me semble que je viens de perdre une virginité précieuse Mon grand secret est enfin lâché». Voir Journal inédit du 31 août 1892 in op. cit., p. 188).
(14) Léon Bloy, Lettre à Jeanne Molbech, cité par Stanislas Fumet in Léon Bloy captif de l’absolu (Plon, 1967), p. 243.
(15) Bernard Sarrazin, op. cit., p. 38.
(16) Pierre Glaudes, L’Œuvre romanesque de Léon Bloy, op. cit., p. 387.
(17) «C’est parmi les luxurieux que le Paraclet ramassera son troupeau» in Journal inédit, op. cit., p. 283).
(18) Olivier de Boisboissel et Rémi Soulié, «Les Romanciers et le catholicisme : une filiation littéraire» in Claude Barthes (éd.), Les Cahiers du roseau d’or, n°1, 2004, p. 55.