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11/01/2010
La boulangère de Monceau et La carrière de Suzanne d’Éric Rohmer, par Francis Moury
Éric Rohmer est mort ce matin, lundi 11 janvier 2010, à l'âge de 89 ans. J'avance, de quelques jours, la mise en ligne d'une série de critiques de Francis Moury consacrées à ses films les plus connus.
Voici la liste complète des futures chroniques de Francis Moury :
- Les six Contes moraux
* La Boulangère de Monceau (1962) et La Carrière de Suzanne (1964).
* La Collectionneuse (1966).
* Ma nuit chez Maud (1969).
* Le Genou de Claire (1970).
* L'Amour l'après-midi (1972).
- Les six Comédies et proverbes
* La Femme de l'aviateur (1981).
* Le Beau mariage (1982).
* Pauline à la plage (1983).
* Les Nuits de la pleine lune (1983).
* Le Rayon vert (1986).
* L'Ami de mon amie (1987).
Mise en scène
Éric Rohmer.
Casting
La boulangère de Monceau
Barbet Schroeder, Fred Junk, Michèle Girardon, Claudine Soubrier, Michel Mardore.
La carrière de Suzanne
Catherine See, Philipppe Beuzen, Christian Charrière, Diane Wilkinson, Jean-Claude Biette, Patrick Bauchau
Résumé des scénarios
La boulangère de Monceau
À Paris, aux environs du mois de juin. Le narrateur, étudiant en droit, croise une jeune fille avec laquelle il se contente, malgré les encouragements d’un camarade, d’échanger des regards furtifs. Un soir, l’ayant heurtée par mégarde, il engage la conversation avec elle…
La carrière de Suzanne
Bertrand est étudiant à Paris. D’un naturel timide et réservé, il admire, tout en le désapprouvant, son ami Guillaume qu’il considère comme un Dom Juan. Dans un café, Guillaume et lui font la connaissance de Suzanne…
Critique
Entre le génial et désespéré Le signe du Lion (1959) (*) d’une part et le mystérieux, fantastique et psychanalytique La marquise d’O (R.F.A.-France, 1976) adapté d’une nouvelle du grand romantique allemand Henri von Kleist d’autre part, on trouve ce qui constitue les films les plus célèbres d’Éric Rohmer (en fait un pseudonyme constitué par la réunion du prénom du réalisateur Eric von Stroheim et du nom de famille de Sax Rohmer, le père littéraire du personnage de Fu-Manchu dont les aventures seront adaptées au cinéma – fantastique – par Charles J. Brabin et Don Sharp), à savoir les six Contes moraux (distribution 1962-1972) d’abord, les six Comédies et proverbes (distribution 1981-1987) ensuite. Parmi les Contes moraux, le plus populaire fut, en France, sans conteste Ma nuit chez Maud (1969) avec Françoise Fabian et Jean-Louis Trintignant hésitant à tomber amoureux par respect pour Marie-Christine Barrault et qui dissertaient sincèrement toute une nuit du fameux pari de Pascal et d’autres sujets encore… Le tout réalisé dans un style assez différent de celui des cinéastes sur qui Rohmer a écrit comme critique des textes célèbres – Alfred Hitchcock et F. W. Murnau – mais qui ont bénéficié tout de même de la connaissance de leurs œuvres.
Les deux premiers opus des Contes moraux – et les courts métrages en supplément qu’on leur a adjoints – ici rassemblés sont passionnants parce qu’ils ont la saveur des commencements, la fraîcheur des débuts et qu’on y sent cristalliser le germe de tout le futur cinéma de Rohmer. Direction d’acteur précise, distance narrative favorisant le repos de l’objectivité du récit, saisie de ses tensions par le dialogue : Rohmer a un projet qui est immédiatement visible, à savoir confronter la morale catholique classique dont il connaît la variété et la profondeur de la réflexion (il fut professeur de français et est nourri de littérature française classique) à la modernité de son temps. Ce projet s’incarne en suivant l’évolution de ce temps, film après film. Et c’est en somme aussi bien une suite d’intrigues dont le scénario est intemporel en ses tenants et aboutissants qu’une suite de documentaires sur la France des années 1950 (finissantes), 1960 et 1970 (naissantes) que ces six Contes moraux. Leur séduction aujourd’hui tient aussi à cette nostalgie qu’ils suscitent : la morale n’a pas tué la vie dans ces films. Elle la nourrit pour lui permettre de survivre, de se prolonger en autant de documents bruts sur la mode, les couvertures de livres, les voitures, les marques publicitaires que croisent les jeunes gens… Ils vivent dans un monde qui n’est pas le monde janséniste et implacable de Robert Bresson (nous ne faisons d’ailleurs pas tant allusion au Bresson des années 50 qu’à celui des années 65 et 70) mais dans un monde paré de toute sa séduction charnelle et matérielle, où les corps ne sont pas méprisables mais bien aimables.
L’objectivité de Paris sous la caméra de Rohmer est, 40 ans après, une belle surprise dont on ne se lasse pas. Elle constitue une grande partie du charme de ces deux films et des deux autres disponibles en supplément. La réédition en «Livre de poche classique» avec la préface de Pierre Boutang, des Possédés de Dostoïevski que manipule puis lit Suzanne tandis que Bertrand se couche dans le film de 1963 – réédition parue en 1961 et que reconnaissent ceux qui la possèdent au premier coup d’œil en raison de son illustration mais pas les autres, qui n’ont pas le temps d’en distinguer assez nettement le titre – est une connotation non moins volontaire. La présence de critiques cinématographiques de l’époque (Michel Mardore, Jean-Claude Biette, futurs cinéastes, sans oublier la présence comme acteur du producteur et aussi futur cinéaste Barbet Schroeder, bien avant son remake en 1995 du Kiss of Death d’Henry Hathaway) en est une autre.
Les films de Rohmer ne se dévoilent vraiment qu’à ceux qui savent décrypter de tels signes disséminés discrètement. On les a taxés d’élitistes pour cette raison et le réalisateur l’a d’ailleurs revendiqué dans une déclaration : il s’adresse à un public «choisi». Le danger que court Bertrand est en effet bien celui d’être «possédé» par son démoniaque – et sadien – ami Guillaume, d’être moralement perdu : la présence du livre lui-même est donc tout sauf fortuite. Comme souvent chez Rohmer, c’est une femme qui découvre à Bertrand la vérité de son rapport à Guillaume et la réalité comme la laideur du mal. Tout comme c’est la naïve boulangère qui, naturellement et objectivement mais à ses dépends, permet au narrateur de conquérir, sans le savoir, l’amour de Michèle Girardon (pas encore en train de chasser le rhinocéros dans le Hatari de Howard Hawks ou de jouer Les petites filles modèles pour Jean-Claude Roy). Discrète mais réelle méditation sur le sacrifice et l’intercession : Charlotte aussi dénonce le piège monté par son amoureux interprété par Godard, piège qui pouvait ruiner l’amour lui-même qui naissait entre eux.
Le seul des quatre films de ce DVD (les deux Contes moraux et les deux courts-métrages annexés en supplément) où le discours moral classique est moins prégnant est Nadja à Paris. Nadja ne croise pas la négativité, le mal. Le film ne comporte pas d’intrigue. Nadja semble «en réserve», en attente de conflits futurs, dans une sorte d’Éden qui serait Paris vu par ses yeux. Un Paris où les cinémas projettent Lawrence d’Arabie (au défunt Moulin Rouge) mais aussi Les paras attaquent (au défunt Bellevue ?) et où les murs portent, lors d’un plan, un petit graffiti «O.A.S.»… Certes Rohmer ne veut pas être Alain Cavalier, autre grand cinéaste français catholique (Le combat dans l’île – 1961 puis L’Insoumis) : il préfère distiller quelques touches «conflictuelles» en arrière-plan. Il n’est pas naïf (au sens où certains critiques politiquement orientés vers 1970 ont pu accuser François Truffaut de l’être, bien à tort) et la dynamique de son cinéma est celui d’une lutte de la lumière et des ténèbres, sourde, discrète, métaphysique plus que physique.
Un cinéma «phénoménologique» d’impressions fugaces, de moments saisis sur le vif, hésitant entre Jean-Luc Godard et Robert Bresson avec une touche de Claude Chabrol (Rohmer et Chabrol écrivirent ensemble un livre consacré à Alfred Hitchcock) ou de Jaques Rivette. Moins pur stylistiquement et moins volontaire d’apparence que ces quatre-là, Rohmer veut une forme classique et moderne à la fois sans jamais que l’un des deux aspects l’emporte sur l’autre. Et il veut aussi maintenir un dialogue constant entre une forme vivante par elle-même et un fond scénaristique et fictionnel traditionnel. Rohmer ne fait donc pas du cinéma underground pur, il ne fait pas non plus du cinéma commercial pur : il maintient une balance, un ton mesuré, sans esbroufe, mais très personnel dont on a ici certain des premiers éléments et qui en font un des grands metteurs en scène classique du cinéma français de la seconde moitié du XXe siècle. Redécouvrons-le.
Deux courts-métrages rares de Éric Rohmer en supplément :
Présentation ou Charlotte et son steak (1950-1960).
Charlotte n’a pas encore quitté sa suisse natale. Dans l’espoir de la rendre jalouse, Walter lui présente Clara.
Et Walter c’est… Jean-Luc Godard tout timide, jeune, dont on reconnaît immédiatement la voix inimitable. Il est d’ailleurs assez bon acteur, dans le rôle d’un personnage désemparé dont on ne sait pas si le stratagème réussit car il affronte une femme au regard dénudant qui le perce à jour. Hésitation de la chair et distance de l’esprit en face du mal, de l’engagement, de l’amour, de l’émotion. Le générique, volontairement, ne crédite ni réalisateur ni générique, précise qu’on peut reconnaître aux détails de certains costumes qu’il fut tourné en 1950 ou 1951, mais remercie Eric Rohmer et Jean-Luc Godard d’avoir bien voulu accueillir ce «sketch» dans la «série Charlotte et Véronique». Volonté d’un réalisme anonyme, minimaliste à la forme épurée, sobre dans lequel s’esquisse déjà le marivaudage rohmérien. Dialogues ciselés, parfois drôles mais contrebalancés par le problème moral et sa profondeur impitoyable sous-jacente. Tout le meilleur Rohmer est déjà esquissé : élitaire mais sincère, ici engoncé dans une mise en scène en plans fixes.
Nadja à Paris (1964 comme l’écrivent tant le livret bio-filmographique inséré dans le boîtier du DVD que sa jaquette arrière et non pas 1967 comme l’écrit le titre du sous-menu).
Photographié par Nestor Almendros, avec Nadja Tesich aussi auteur de son commentaire en voix-off. Produit par Les films du Losange, la firme de Barbet Schroeder (complice des débuts de Rohmer comme cinéaste), ce «court moyen-métrage» est, tout comme La boulangère de Monceau, un beau portrait en creux de Paris, à travers la description très littéraire d’une Américaine préparant sa thèse sur Proust, en vivant seule à la Cité Universitaire et un hommage, en raison du prénom réel de son héroïne, à André Breton. Un air de liberté flotte sur le film : Nadja, cheveux courts, brune aux beaux yeux sombres, raconte ses impressions fragmentaires en tentant de les rassembler. Fragments divers de promenade, de rencontres attendues ou inattendues dans divers quartiers comme Belleville, le parc des Buttes-Chaumont, Montparnasse, impression de solitude dans la foule. Nadja teste sa séduction sur «Paname» et se teste elle-même dans sa capacité à comprendre la ville, à s’y intégrer…
(*) Film discrètement prémonitoire – en dépit de la nature déjà un peu marginale de son protagoniste – d’un terrible phénomène dans l’histoire sociale française, terrible en raison de son ampleur inexorablement grandissante ces trente dernières années : la clochardisation d’une fraction entière de la population, sans-abris mourant de faim et de froid dans les rues, appartenant à toutes les tranches d’âges. Cinquante ans après le combat de l’Abbé Pierre pour les misérables dans les années 1955, nous sommes revenus, à une situation aussi aberrante dont témoigne le combat de l’association française des Enfants de Don Quichotte, mené par un homme courageux au prénom prédestiné d’Augustin, et sur l’action de laquelle un DVD édité par Carlotta Films vient de sortir.