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25/06/2010

Les Saules d'Algernon Blackwood, Stalker d'Arkadi et Boris Strougatski

Crédits photographiques : Marwan Naamani (AFP, Getty Images).*


Stalker.JPGÀ propos d'Arkadi et Boris Strougatski, Stalker, édition définitive établie par Victoriya Lajoye, traduction de Svetlana Delmotte, Denoël, coll. Lunes d'encre, 2010.









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Rappel
Tout Tarkovski.
Stalker.

Après tout, nous pouvons considérer la très belle nouvelle d'Algernon Blackwood intitulée Les Saules (1), écrite en 1907 et admirée à juste titre par Lovecraft, comme la description d'une Zone que les frères Strougatski se contenteront de prétendre d'origine extraterrestre.
Algernon Blackwood lui-même, dans son texte mystérieux et inquiétant (2), affirme d'ailleurs, par le truchement d'un des deux personnages, que la «région désolée et étrangement abandonnée» (p. 57) qu'ils traversent en naviguant sur le Danube ne peut pas être l'œuvre de la nature, même malfaisante. C'est bien un autre monde inconnu dont les contours effrayants se devinent par le biais de ce lieu qui est une espèce de sas (3) où frémissent les saules, comme s'ils voulaient faire signe aux explorateurs, non point pour les avertir d'un danger mais bel et bien afin de les capturer pour les livrer aux appétits de créatures qui ne sont point terrestres : «Nous nous étions «égarés», comme le prétendait le Suédois, dans une région ou dans un monde où régnaient des lois naturelles qui nous faisaient courir de grands risques impossibles à comprendre; les frontières d’un monde inconnu nous cernaient. C’était un lieu qui se trouvait au pouvoir d’habitants d’un espace différent, une sorte d’observatoire d’où ils pouvaient espionner ce qui se passe sur la Terre sans se faire voir, un point où le voile qui sépare les deux mondes s’est aminci» (p. 108).
Cependant, tout n'est point clair dans le texte de Blackwood, quant à l'identité de ces êtres qui guettent nos deux aventuriers : démons ? Puissances anciennes ou simples émanations du psychisme humain, comme nous le voyons par exemple dans une autre de ses nouvelles, La veille du premier mai? Êtres monstrueux d'une hypothétique quatrième dimension ? L'ambiguïté reste entière, à la différence de l'enseignement que nous livre l'une des plus remarquables nouvelles d'Arthur Machen, intitulée La terreur qui présente bien des points communs avec le texte de Blackwood quant à la savante façon dont sont éparpillés les germes de l'horreur. À la question angoissée de son ami sur l'identité des éléments qui les cernent, celui que l'auteur ne surnomme jamais autrement que le Suédois apporte toutefois la réponse suivante, il s'agit des : «puissances qui hantent ce lieu affreux, quelles qu’elles soient», répondit-il sans lever les yeux de sa carte. «Les dieux sont ici, s’ils ont jamais été quelque part» (p. 91).
Ces dieux ne peuvent être connus, seulement adorés, selon les rites d'une monstrueuse initiation dont rien ne nous est dit. Ils sont tellement éloignés de nous qu'en aucun cas ils ne peuvent être déclarés bons ou même mauvais. Ils sont tout simplement radicalement étrangers à notre univers et, comme tels, échappent à toute tentative de classification et de définition.
Les saules conservent leur mystère.
Si la Zone que le stalker Redrick Shouhart parcourt est elle aussi truffée de dangers tous mortels, les frères Strougatski n'en font toutefois pas le repère de forces seulement maléfiques. Bien au contraire même, comme le déclare le stalker : «Tu pries ? que je demande. Prie, prie ! Plus tu es loin dans la Zone, plus tu es près du ciel...» (p. 28). Cette observation ironique n'est point une condamnation de la Zone qui, bons ou mauvais, expédie directement les stalkers au ciel comme le fait remarquer Shouhart !
La dimension religieuse, assez peu présente dans le texte des frères Strougatski malgré quelques notations sur le caractère amoral de la Zone (4), sera développée par Tarkovski dans le scénario de Stalker, auquel d'ailleurs participèrent les écrivains russes (5).
Le roman russe est inférieur, quoi qu'il en soit, au film qu'en tira Tarkovski, ne serait-ce que pour une seule raison : il évacue la dimension spirituelle et religieuse de la Zone au profit d'un optimisme quelque peu facile (voir les toutes dernières lignes du livre), et cela malgré un constat très dur sur la rapacité des hommes (6), optimisme adapté d'une phrase du génial Robert Penn Warren (sauf erreur de ma part, extraite des Fous du roi : «Tu dois créer le Bien à partir du Mal, car c'est le seul moyen pour le faire»), ce qui fait que l'histoire que nous content Arkadi et Boris Strougatski est infiniment moins complexe (7) que la magnifique épure que nous livre le cinéaste.
L'un des amis de Tarkovski se serait même exclamé, comme le cinéaste le consigna à la date du 7 janvier 1982 dans son Journal, que Stalker n'était pas un film mais un «enseignement», ce que n'est à l'évidence pas le roman des deux Russes.
Ainsi, c'est le film de Tarkovski plutôt que le roman des frères Strougatski qui peut à bon droit être rapproché, par son atmosphère de mystère et de terreur sacrée, de la très belle nouvelle de Blackwood.

Notes
* La photographie illustrant cette note, j'en ai bien conscience, est imparfaite, au moins tout autant que la première de couverture de la nouvelle édition de Stalker puisque les frères Strougatski indiquent que la Zone n'émet aucune forme de radiation (cf. p. 156).
(1) Recueillie dans Élève de quatrième... dimension (Denoël, coll. Présence du futur, 1978). Les pages entre parenthèses font référence à cette édition.
(2) «Un sentiment d’inquiétude, teintée de terreur. À me sentir ainsi entouré de ces arbustes en rangs serrés qui faisaient régner une obscurité s’épaississant à mesure que tombait le soir, sans cependant cesser de s’agiter furieusement dans le vent, me vint l’idée étrange et désagréable que nous avions franchi les limites d’un monde différent, où nous étions des intrus, où l’on ne nous attendait pas, où l’on ne nous invitait pas à rester, où nous pouvions courir des risques graves» (p. 68).
(3) «Il se trouve que nous avons établi notre camp en un point où leur domaine est contigu au nôtre, où le voile qui nous sépare s’est aminci […] si bien qu’ils sont avertis de notre présence dans le voisinage» (p. 112). Notons que les frères Strougatski eux aussi admettent la possibilité selon laquelle la ou plutôt les Zones sont encore, même après leur départ, des moyens pour les Visiteurs de nous espionner : «Je vous propose une autre version. La Visite a eu lieu pour de bon, mais elle est loin d’être terminée. En fait, nous nous trouvons actuellement en état de contact sans nous en douter. Les Visiteurs se sont fait des nids dans les Zones et nous étudient scrupuleusement […].» (p. 148).
(4) Amoral plutôt qu'immoral à mon sens, si l'on considère que la Zone n'est rien en elle-même, sinon un formidable réservoir d'inconnu qu'il appartient aux hommes de modeler selon leur guise, un aspect dont se souviendra Andreï Tarkovski. Voir par exemple page 65 : Les gens n'ont rien à faire là-bas. Dans la Zone, le Bien n'existe pas. Est-ce dire que la Zone représente le Mal ? Peut-être, puisqu'elle est décrite comme une tentation diabolique et une boîte de Pandore (p. 124). Certes, le stalker que décrivent les frères Strougatski, lequel n'est absolument pas un ange puisqu'il n'hésite pas à frapper ceux qui l'accompagnent dans l'exploration de la Zone, est pourtant, à sa façon, un homme qui essaie de faire le bien autour de lui.
(5) Ce point n'est pas exactement certain. Si le second tournage de Stalker, qui se déroula au cour de l'été 1978 (le montage, lui, fut achevé début 1979) crédita au générique les frères Strougatski en tant que co-scénaristes, ces derniers précisèrent, lors de la première du film : «N'en croyez rien, c'est lui [Tarkovski] qui a tout écrit !».
(6) «Puis il avança sur le tapis moelleux le long du couloir éclairé par la douce lumière de lampes cachées. Ici ça sentait le tabac cher, les parfums français, le vrai cuir étincelant des porte-monnaie bourrés à craquer, les petites femmes à cinq cents billets la nuit, les porte-cigarettes en or massif, toute cette camelote, toute cette moisissure ignoble qui avait poussé sur la Zone, qui buvait sur la Zone, qui bouffait et s’engraissait sur la Zone, qui se foutait de tout et plus particulièrement de ce qui arriverait lorsqu’elle serait repue et bourrée et que tout ce qui avait été dans la Zone se retrouverait dehors et se déposerait sur le monde» (pp. 97-8).
(7) Malgré le fait que la Zone, dans le roman des frères russes, peut à bon droit être interprétée comme tout et son contraire : «Maintenant plus personne ne sait ce que c’est : un ulcère, une cave aux trésors, une tentation diabolique, une boîte de Pandore ou encore autre chose… On en profite doucement. Ça fait vingt ans qu’ils se crèvent avec ça, que des milliards sont gaspillés, mais ils n’ont toujours pas pu monter un cambriolage bien organisé» (p. 124).