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13/01/2011
L'instinct de conservation de Nathanaël Dupré la Tour : entretien
Crédits photographiques : Laurence Griffiths (Getty Images).
À propos de Nathanaël Dupré la Tour, L’instinct de conservation (Éditions du Félin, 2011).
LRSP (livre reçu en service de presse).
«Dans un temps où tout se détruit, le beau nom de «conservateur». Voire: dans un temps où tout furieux court à la ruine, le fier nom de «réactionnaire».Jean Clair, Journal atrabilaire (Gallimard, coll. L’Un et l’Autre, 2006), p. 133.
«Le pur réactionnaire n’est pas un nostalgique qui rêve de passés abolis, mais le traqueur des ombres sacrées sur les collines éternelles».
Nicolás Gómez Dávila, Le Réactionnaire authentique (éditions du Rocher, coll. Anatolia, 2004), p. 81.
Juan Asensio
Nathanaël Dupré la Tour, vous prenez soin, dans votre petit ouvrage aussi vif que stimulant, de ne point confondre les notions de conservatisme et de réaction, trop souvent amalgamées par les sots. Il est du reste particulièrement significatif que, vous déclarant conservateur, vous affirmiez que celui-ci ne doit point vouer aux gémonies l’idée de progrès, à condition qu’elle soit éclairée, pondérée : «À la différence d’un système réactionnaire de pensée, un conservatisme éclairé doit donc vouer aux progrès une forme de culte. Mais un culte lucide, prenant d’abord acte que tout ce qui bouge n’avance pas, et qui considère surtout, avec une vision excédant le seul point de vue de l’aujourd’hui, les progrès de l’humanité passée comme ceux de l’humanité présente » (pp. 112-3). En quoi cette vision d’une chaîne d’or reliant les morts aux vivants est-elle fondamentalement différente d’une vision plus traditionnaliste de l’histoire ?
Nathanaël Dupré la Tour
La notion de tradition ou de transmission, et celle de ses conditions de possibilités, est en effet au cœur de cet essai. Je ne crois pas pour autant que les «traditionnalistes» s’y retrouvent, tout au moins ceux qui se retranchent radicalement de la modernité, choisissent de vivre et penser à part. Je tiens en effet à cette notion de culte raisonné du progrès, la nécessité de la transmission m’apparaissant d’abord à partir du souci de l’avenir, et d’une foi intacte dans les récits occidentaux d’émancipation que je crois étrangère au traditionalisme authentique. À l’heure où l’idée de progrès est menacée par la fixation sur l’immédiateté et le culte du présent, l’urgence du conservatisme, au sens large que pouvait lui donner Camus (non plus transformer le monde mais l’empêcher de se défaire), me paraît concerner au premier chef ceux qui croient encore dans le progrès comme une possibilité toujours offerte à l’humanité. En ce sens je vois dans le conservatisme d’aujourd’hui une pensée critique au sens de l’héritage des Lumières; c’est-à-dire qui fasse toujours le détour par la raison lorsqu’elle met en examen la modernité. Cette différence avec la pensée réactionnaire est d’abord une différence d’attitude, de contenance à l’égard du présent : c’est surtout une différence fondamentale pour l’action. Je ne crois pas que la douce amertume des contempteurs du présent soit d’une quelconque efficacité pour améliorer le sort des vivants – même s’il m’arrive, je l’avoue, de m’y livrer de temps à autre.
JA
Vous caractérisez, et à plusieurs reprises dans votre ouvrage, l’esprit conservateur de la façon suivante : «Soupçonneux et nostalgique, sensible à la fugacité des choses de ce monde et attaché à un certain maintien de l’ordre» (p. 109). Ailleurs (cf. p. 41), vous évoquez la transcendance qui est «aussi et peut-être surtout pensée de la ligature entre les générations», transcendance dont doit bien évidemment tenir compte l’esprit conservateur. En fait, le conservateur se doit d’avoir une «vision continuiste du temps historique» (p. 29). Avouez que la frontière paraît mince entre le conservatisme tel que vous l’analysez et ce qu’un Nicolás Gómez Dávila appelle, lui, la pensée du «réactionnaire authentique», qu’il définit très bellement de la façon suivante : «En effet, même si elle n’est ni nécessité, ni caprice, l’histoire, pour le réactionnaire, n’est pourtant pas une dialectique de la volonté immanente, mais une aventure temporelle entre l’homme et ce qui le transcende. Ses œuvres sont des vestiges, sur le sable labouré par la lutte, du corps de l’homme et du corps de l’ange. L’histoire selon le réactionnaire est un haillon, déchiré par la liberté de l’homme, et qui flotte au vent du destin » (op. cit., p. 21).
NDT
Entre le réactionnaire et le conservateur, une certaine communauté esthétique ne doit pas masquer des divergences fondamentales (morales, anthropologiques, métaphysiques peut-être) que votre comparaison fait bien apparaître. Ainsi je vois dans la formule de Gómez Dávila la trace d’un pessimisme et d’un providentialisme qui me sont étrangers. Pour reprendre la métaphore du tissu (et donc du texte, au sens propre), qui en est l’artisan ? Qui est l’auteur de ce texte que nous appelons histoire ? L’hypothèse de Gómez Dávila est que la liberté de l’homme n’est pas ce qui constitue le texte, mais ce qui le défait. Quant à moi je crois, après Saint Augustin, que les déchirures de ce tissu sont imputables, en dernière instance, à ce mal intrinsèque à la création en tant que telle (la trace du néant dans la créature ex nihilo) et non à cette liberté qui me semble au contraire ce par quoi nous pouvons répondre de notre vocation – précisément en poursuivant ce récit d’émancipation que les différents mouvements de Renaissance s’efforcent d’écrire. Ce que je considère comme urgent, c’est bien de rétablir une vision continuiste de l’histoire – c’est tout le sens d’un conservatisme prospectif – mais je renvoie la responsabilité de cette vision à l’homme lui-même, la transcendance étant, par provision pour l’instant, une idée régulatrice nous permettant d’orienter notre existence collective ici-bas. Je ne crois pas que la question du théologico-politique soit réglée par l’affirmation laïque, mais il me semble que la façon dont le formule Gómez Dávila ne correspond ni à ma vision de l’homme – et donc de la cité – ni à ma vision de Dieu.
JA
Autre point de convergence entre le conservatisme et la réaction, par le biais d’une dégénérescence du langage. Vous citez Marcel Proust qui écrit que «Peu à peu au cours de la vie, les noms se changent en mots». Une fois encore, Nicolás Gómez Dávila tient un propos sensiblement identique lorsqu’il affirme que : «Quand une langue se corrompt, ses locuteurs s’imaginent qu’elle rajeunit. Sur la verdeur de la prose actuelle on distingue des moirures de charogne» (op. cit., p. 31). Il est d’ailleurs assez dommage que vous n’ayez pas consacré un chapitre entier à la question du langage et à sa détérioration (décadence ou évolution ?), abordée par le biais du conservatisme.
NDT
Je renvoie à la formule de Proust dans un cas très particulier, celui de la perte de signification actuelle du nom «Europe», auquel je crois que Robert Schuman par exemple avait su, après quelques autres (Hugo, Bernanos…) donner un sens singulier – une vocation, au sens propre. J’ai choisi de mettre en valeur trois symptômes de notre fixation sur l’immédiateté (dégradation environnementale, endettement public et échec du projet politique européen) qui me paraissaient s’imposer à l’œil nu. La question du langage est moins cliniquement observable, en apparence. Et pourtant je rêve souvent à un outil de mesure qui nous permettrait d’évaluer au quotidien le nombre de mots qui apparaissent, ou qui disparaissent de nos conversations, du discours médiatique, des arts populaires, de la littérature… Faire valoir ce solde linguistique, ce serait sans doute s’apercevoir que notre monde (si ses limites sont bien celles du langage) se resserre chaque année un peu plus – d’où les difficultés à respirer que certains éprouvent déjà. Et je ne parle là, bien sûr, que d’un point de vue quantitatif.
JA
C’est sans doute la vision continuiste de l’histoire évoquée plus haut qui vous fait visiblement détester toute forme de providentialisme (cf . p. 76). Un lecteur, féru de ces questions complexes, pourrait vous opposer le fait que le providentialisme, y compris dans sa version la plus extrême, l’apocalyptisme, cherche, au-delà de l’effondrement censé laver, si je puis dire, la Terre de son harassante humanité, à rétablir un lien essentiel et non plus dérisoire avec le passé. La tabula rasa de tous les révolutionnaires véritables et des séides du millénarisme ne serait ainsi que la forme paroxystique de la nostalgie d’une pureté perdue. En d’autres termes, une vision conservatrice véritable qui, si je vous ai bien compris, se doit d’être pondérée, éclairée, «prospective» selon vos termes, ne risque-t-elle tout simplement pas de s’embourber dans un immobilisme (ou un «retrait», cf. p. 15) en fin de compte pires que toute destruction ?
NDT
Cette interprétation de la tabula rasa est suggestive; la lecture de Dostoïevski suffit de toute façon à nous convaincre que le nihilisme peut prétendre à des sources religieuses, chrétiennes ou non. Pour ma part je ne goûte aucunement ce type de doctrine, et j’ai trop de respect pour la mystique pour lui faire occuper un terrain (l’histoire humaine) qui ne me paraît pas lui convenir. Cela dit je ne crois pas que l’excès de providentialisme menace l’Europe d’aujourd’hui. L’incompréhension de nos peuples face à la guerre américaine en Irak illustre bien le fait que cette vague-là, si puissante et dévastatrice qu’elle ait pu être, a bel et bien reflué : si au milieu des années 1960, deux des plus grands théologiens protestants (Jürgen Moltmann et Karl Barth) pouvaient convenir que «Joachim [de Flore] [était] plus vivant qu’Augustin», je ne pense pas que la formule vaille pour notre temps. Je dirais que la tâche du conservatisme aujourd’hui est précisément de penser une vision continuiste de l’histoire qui ne soit plus providentialiste, mais fondée uniquement sur la responsabilité de l’homme – toujours cette idée régulatrice.
JA
Vous paraissez être parfaitement conscient du risque implicite, de la chute (sans doute extraordinairement rapide si elle n’est pas complètement consommée) dans l’instantanéité du progrès, que suppose cette assertion : «Pour le dire vite, la dé-traditionnalisation : c’est notre tradition. Avec le formidable élan qu’un tel regard rend possible; au risque aussi d’une aspiration par le vide, celle-là même que propose la radicalité destructrice du nihilisme […]» (p. 95). Cette belle mais dangereuse pensée, qui pourrait s’inscrire dans le sillage de telle autre de vos affirmations («Une vie nous est donnée pour naviguer entre la faille (chaos) et l’harmonie (cosmos), entre la crainte et l’admiration», p. 73) me fait songer à un ouvrage d’Harold Bloom qui, reprenant, je crois, les propos de John Milton, affirmait qu’il fallait «ruiner les vérités sacrées» : «Tous les grands poètes déclare Harold Bloom, que ce soit Dante, Milton ou Blake, doivent ruiner les vérités sacrées et n’en faire que fable et vieille chanson, parce que, précisément, la condition essentielle de la force poétique est que la nouvelle chanson, la sienne propre, doive toujours être une chanson de soi-même » (in Ruiner les vérités sacrées (Circé, coll. Bibliothèque critique, 1999, p. 140). Dans quelle mesure une pensée conservatrice doit-elle, elle aussi, «ruiner les vérités sacrées» pour ne point paralyser l’audace de son souffle et de son élan (cf. p. 134) ?
NDT
Depuis le parricide de Parménide revendiqué dans Le Sophiste, la ruine des vérités sacrées est un leitmotiv du discours occidental. Le christianisme lui-même (chez l’hérétique Marcion en particulier, mais déjà chez saint Paul), aime à se penser comme se libérant de l’Ancienne Alliance par une nouveauté radicale. Mais tuer son père n’est pas l’abolir; les parricides ne peuvent réaliser leur fantasme d’être inengendrés, et la condition de possibilité de toute «chanson de soi-même» est qu’elle procède, si peu que ce soit, d’une chanson antérieure. Je conçois bien que dans l’entreprise même de «ruiner les vérités sacrées» le conflit avec le sacré soit lui-même une forme de dialogue, qui ne nous laisse pas indemne et laisse en notre chair la trace de l’adversaire; néanmoins à ce paradigme de la ruine active je préfère l’idée (empruntée à R. Brague) que ce sont les renaissances successives qui ont fait l’Europe, cette idée de rénovation, de reformation ou de refondation des vérités héritées qu’on trouve au moins depuis les Carolingiens dans nos représentations collectives. Dans cette répétition créatrice se trouve, me semble-t-il, la principale ressource pour notre temps – et un tout autre rapport au sacré. Maintenant toute la difficulté de l’occident est que, précisément, l’une de nos vérités sacrées est cette ruine des vérités sacrées que vous invoquez. J’aime assez une autre façon de le dire qui est celle de Marie-Madeleine Davy, dans son Encyclopédie des mystiques : «Toute conscience supérieure brise les vieilles outres». Nous sommes héritiers de cette méfiance à l’égard de l’héritage; et c’est aussi la grandeur de notre civilisation que ce goût pour les chemins que nul n’a foulés. Je ne le nie pas, mais j’essaye simplement d’être lucide sur le caractère paradoxal de cet héritage.
JA
Vous écrivez, sur la piété et son oubli à notre époque, de très belles phrases, que je cite avec grand plaisir, m’étant moi-même penché, dans un article récent, sur cette notion magnifique, si importante pour les Anciens : «Une époque sans dévotion (veneration), sans ascèse; sans piété c’est-à-dire, au sens premier, impitoyable. Car la pietas latine qui désigne autant la tendresse pour les enfants que la dévotion aux ancêtres, la reconnaissance fervente de ceux desquels nous recueillons toute chose est, tout autant qu’un sentiment, une vertu – c’est-à-dire, étymologiquement, une puissance, la puissance de relier les vivants aux morts, et aux hommes à venir. Mais de qui aurons-nous pitié si nous ne nous savons plus être pieux ? Et quelle compassion pour leurs descendants peuvent avoir les générations de l’ingratitude ?» (pp. 31-2). Revenir (le verbe est déjà significatif) à la piété, bien évidemment nécessaire, vitale même, à la continuité de la civilisation bien plus que le ridicule «lien social» de nos édiles, n’est-ce pas, plutôt que conserver ce qui peut l’être encore, réagir ? Ne doit-on pas, en somme, passer par un mal, fût-il d’une cruauté sans borne, pour parvenir à un bien, selon un principe mille fois illustré par les tyrans (mais aussi les chefs d’État les plus démocratiquement élus) de toutes les époques ? Je songe, peut-être connaissez-vous cet exemple qui pour le coup n'est pas historique, à la guerre dévastatrice lancée par l’empereur-Dieu Léto (petit-fils de Paul Atréides dans le cycle de Dune) contre l’humanité du futur, afin de la contraindre à réagir et à se renouveler, des milliards de morts étant finalement préférables, selon Frank Herbert, à la disparition pure et simple de l’homme, paralysé par une paix de vieillard, comme nous le voyons dans un autre classique de la science-fiction, La Cité et les astres d’Arthur C. Clarke.
NDT
Pardonnez-moi, mais je suis totalement étranger à ce type de vision. Est-ce sensiblerie de ma part ? Héritage familial ? Je crois pouvoir me représenter assez précisément l’horreur de la guerre et de la contagion du mal pour me garder définitivement de la souhaiter à mes contemporains, si peu inspirante soit parfois notre époque.
JA
Vous affirmez qu’il existe des «réactionnaires de talent, et d’autres qui essaient, tant bien que mal, de gagner leur vie en vendant de la réaction» (p. 14). Pourriez-vous évoquer quelques auteurs appartenant à ces deux catégories, la seconde, on le devine, ne recueillant pas forcément vos suffrages ? Je songe bien évidemment à Philippe Muray, dont on nous fatigue depuis quelques semaines et pour de mauvaises raisons, les oreilles, à Renaud Camus aussi, dont je lis en ce moment même l’Abécédaire de l’In-nocence (Éditions David Reinharc) qui me semble, à bien des égards, être une farce souvent grotesque, parfois honteuse, ou encore au bravache et inutile Petit traité des vertus réactionnaires d’Olivier Bardolle (L’Éditeur).
NDT
Figurez-vous que je pensais précisément à Muray et Camus pour illustrer la première de ces catégories. Même si le talent en question peut parfois souffrir d’un rythme trop élevé de publications, des pressions du fan-club, de récupérations, etc. Il y a tellement pire ! Cela ne m’empêche donc pas d’ouvrir avec plaisir Syntaxe ou l’autre dans la langue ou certains des Exorcismes spirituels. Pourtant je me pose souvent la question, refermant les ouvrages de l’un et de l’autre, de ce qui fait la part d’insatisfaction qui me reste : ma réponse est précisément dans l’idée d’écriture réactionnaire, et dans la forme de fascination qu’elle suppose (ou que je lui suppose) à l’égard du présent. J’ai entendu la femme de Philippe Muray raconter qu’à la fin de sa vie, son mari ne quittait presque plus l’Internet et l’univers médiatique. Terrible châtiment… Pour moi c’est là le risque majeur d’une pensée qui se nourrit de ce qu’elle combat. Cela peut nous dessiller les yeux dans certaines circonstances, cela ne doit pas nous empêcher de faire aussi souvent que possible le pas de côté critique à l’égard du présent que le conservatisme propose.