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24/01/2011
La maison de Roux ou Dominique de Roux, l’indispensable contemporain, par Jean-Luc Moreau (Infréquentables, 12)
Crédits photographiques : Eloy Alonso (Reuters).
Tous les infréquentables.
«Il s’agit de démentir le monde. Et si nous nous accrochons au passé qu’il soit défiguré, méconnaissable.»
Dominique de Roux, Maison jaune.
Voici une fiction. Pas très échevelée. Bien éloignée de celles de Delteil, dont Drieu La Rochelle conseillait la lecture aux chauves, assurés de voir leurs cheveux repousser. Non, une fiction si vraisemblable qu’elle a dû prendre corps des dizaines de fois, voire des centaines, si l’on veut bien croire que les livres ne se lèguent jamais en vain. Mais bon, faisons comme s’il s’agissait seulement d’un sujet de roman. Un jeune homme, une jeune fille (le choix est libre, c’est là une histoire dont vous pouvez être le héros) hérite d’une demeure dont le propriétaire (un parent proche ou éloigné) avait été mis à l’index par à peu près toute la famille, interdit de fréquentation pour les plus jeunes de ses membres. L’héritier, l’héritière (avez-vous fait votre choix ?), erre de pièce en pièce, ne parvient à s’installer dans aucune, tant émane d’elles un on ne sait quoi justifiant la mauvaise réputation du propriétaire précédent. Bien sûr, ce qui refoule chaque fois d’aussi péremptoire façon ne fait que s’introduire dans la pièce en même temps que le regard soupçonneux. Mais comment notre personnage pourrait-il s’en douter ? Rejeté, hésitant déjà entre vendre la demeure ou la laisser à l’abandon, il pousse une dernière porte, découvre la bibliothèque. Pourquoi lui ferait-elle une autre impression ? Mais pour se distraire de son malaise, il s’approche des rayons, prend un volume, puis un autre, feuillette, puis lit, et de livre en livre se construit petit à petit une tout autre image de celui dont il hérite, une image sans doute plus proche encore de la réalité que s’il avait pu le fréquenter. Et c’est pourquoi enfin il se lève (mais au bout de combien d’heures, de combien de jours ?), et parcourt de nouveau la maison, pénétrant sans hésiter dans chaque pièce, un sourire aux lèvres. Cette fois, il le sait, cette demeure sera la sienne, parce qu’elle l’est déjà.
Infréquentable, Dominique de Roux ? Difficile de le prétendre pour un lecteur de Céline, de Gombrowicz ou de Pound; de Borges, de Jouve, ou de Burroughs; de Gracq, de Michaux, ou de Beckett, voire de Soljenitsyne ! Qu’il le veuille ou non, c’est au fondateur des Éditions et des Cahiers de l’Herne qu’il doit la meilleure part de sa bibliothèque, dans laquelle ne doivent pas non plus manquer certains des ouvrages publiés de 1966 à 1971 par le co-fondateur des éditions Christian Bourgois, directeur littéraire des éditions Julliard et Plon, et co-directeur (avec Christian Bourgois encore et à partir de 1968) de la collection 10/18, dont on ne dira jamais assez quels horizons nouveaux elle a ouverts. Et dans cette bibliothèque de référence pour la littérature de notre temps et des temps à venir, dans cette bibliothèque en quelque sorte léguée par Dominique de Roux, il serait injuste que ne figurent pas au moins les essais consacrés par lui aux auteurs qu’il a défendus le plus. Oui, ce serait faire preuve d’ingratitude envers celui que nous ne cessons de fréquenter, en fréquentant certains des meilleurs auteurs de notre bibliothèque. Ce serait faire preuve d’ingratitude si l’on en tient pour la morale, mais déjà d’inconséquence si l’on s’en tient à la simple logique. Aux côtés des ouvrages de ces auteurs-là, comme de bien d’autres, la reconnaissance due au passeur nous fait donc placer non seulement les Cahiers de l’Herne qui ont pu leur être dédiés, mais aussi, de Dominique de Roux lui-même, La Mort de L.-F. Céline, Gombrowicz, Testament (entretiens avec Witold Gombrowicz), Le Gravier des vies perdues (poème en hommage à Ezra Pound). On y ajoutera L’Ouverture de la chasse, pour les articles sur tel ou tel écrivain, loué ou vilipendé, de même que pour la profession de foi, Mes littératures, dénonciation du détournement d’intelligence commis par la plupart des écrivains de l’époque (et de la nôtre), «copains de génie dans le petit enfer des publicistes».
Ils «ne vivent plus qu’une espèce de snobisme de l’engagement entre une idéologie qui ne changera rien à la nature des actes – et surtout des choses – et la servitude des produits culturels, qui, elle, doit leur donner cette souplesse sociale et ce magnifique prestige attaché aux carrières qui aiment dîner longtemps et tard». Par rapport à la fin des années soixante, à chacun de voir si la situation a changé. Le mal pourrait être aussi grand, bien que d’une autre nature. Mais l’exigence au nom de laquelle de Roux condamne, exécute, comment ne serait-elle pas la nôtre si nous sommes les lecteurs des auteurs qu’il a défendus et de bien d’autres encore, différents pour chacun d’entre nous, mais dont tous ceux-là nous ont donné le goût ? Du constat assené à la manière d’un verdict, se détachent en réserve, nos raisons même de lire (ou d’écrire) : «Qu’on s’étonne ensuite que l’intelligence appelée pour former non pas cent mille lecteurs au premier tirage, mais un poète, un penseur, un détecteur remarquable de l’inexorable vérité, un esprit absolument pur de l’égoïsme qui aliène et du sectarisme qui isole ou sacrifie, un intercesseur auprès des puissances terrestres pour l’utilité du monde et sa gloire, bref un royal donateur de la justice immédiate, soit engloutie par les égouts qui remontent de leurs puits les chats et les rats morts de Pascal, les étranges noces de la morte-raison et des mots qui ne soufflent plus».
Voilà bien une phrase à la de Roux, qui plus est ! Non pas caractéristique de son style, lequel a plusieurs facettes, et n’est pas réductible, par exemple, aux notes express et incisives d’Immédiatement, dont on parle trop comme s’il n’avait écrit que ce livre-là, écrit que de cette manière-là, alors que ses deux premiers romans, Mademoiselle Anicet et Harmonika Zug, en apparence classiques, avaient déjà chacun leur propre écriture. La fulgurance des estocades d’Immédiatement, dont certaines lui valurent son éviction du groupe des Presses de la Cité, n’est en réalité absente d’aucun de ses livres et ne suffit pas le moins du monde à faire de lui ce styliste que l’on dit, avec juste raison. Le style de Roux, c’est l’art du dérapage. Du dérapage de l’autre, à savoir du lecteur. Dire de chaque page, sinon de chaque phrase, qu’elle est déroutante, serait certes le plus approprié, si l’adjectif n’avait perdu son sens effectif. Le lecteur se croit guidé par les premiers mots dans telle ou telle direction et se retrouve atteindre, sans comprendre pourquoi, mais en éprouvant pourtant l’impression d’une implacable nécessité, un but que seule aurait dû lui réserver il ne sait quelle autre voie par lui non empruntée. «Écrire, ce n’est pas se surveiller». Ce n’est pas non plus laisser le tourneur de pages en lecture automatique, mais le provoquer, l’éveiller. Il y va d’une guérilla, dans l’écriture même, qui conduit à la conception de livres uniques, de romans qui fuient le roman tout en lui faisant la cour, comme Maison jaune ou La Jeune Fille au ballon rouge, et d’un «vrai roman», Le Cinquième Empire, le dernier écrit, et à la veille de la mort. «Un vrai roman, c’est-à-dire une histoire possible imaginée, car le roman n’est pas autre chose que cela», dit l’avertissement, un roman allant en tout cas délibérément à la rencontre du roman, ou plutôt de ce «roman du huitième jour», cher à Raymond Abellio et défini par lui comme ce «champ d’épreuve où le vécu et le fictif échangent et accroissent sans cesse leurs puissances jusqu’à ce point culminant de l’esprit où il est enfin donné, entre autres récompenses, de saisir que le fictif, définitivement, peut ne rien devoir à l’imaginaire». «Une histoire possible imaginée», Le Cinquième Empire ? Oui, sur fond d’histoire tant universelle que personnelle.
Or si cette phrase de l’un de ses essais nous conduit assez naturellement à évoquer l’écriture du romancier Dominique de Roux, elle nous en livre avant tout involontairement le portrait par la mise en évidence des valeurs auxquelles toute sa vie il s’est tenu. En toutes lettres se projette ici la figure même qu’il espérait devenir jusqu’à l’incarner : «un esprit absolument pur de l’égoïsme qui aliène et du sectarisme qui isole ou sacrifie.»
On appelle à la délation. On demande à connaître tous ceux qui ont pu faire leur cette même exigence, afin d’en établir la liste. Non pas une liste du genre de celle jadis commise par le Comité d’Épuration des Lettres, laquelle eut le don d’exaspérer Armand Robin au point de le contraindre à se porter «candidat d’avance pour toutes les listes noires», non, une liste d’un tout autre genre, une liste non pas de répugnants épurables mais de recommandables à ce point exemplaires qu’il serait de la plus grande urgence de les fréquenter.
L’épuration comme travail sur soi-même (comme la révolution), voilà l’exigence. On n’y parvient pas seul. On y est formé par quelques intelligences, qui n’ont pas écrit en vue de «cent mille lecteurs au premier tirage», mais en gageant leur œuvre sur leur vie même, se seraient-ils dramatiquement trompés, car «nous ne pouvons que mépriser les tournesols de chaque siècle». Ce que Dominique de Roux salue, c’est l’obstination de l’écrivain suivant sa voie, malgré le silence, le dédain, la censure, les persécutions. «J’aime ces gens qui sont d’airain et qui jaillissent de la terre pour bousculer sans dévier, sans pirouette». S’il défend les écrivains de génie rejetés par les faiseurs de modes, Gombrowicz et Jouve, ou par les censeurs idéologiques, Céline et Pound, c’est au nom d’un même principe. On dira, et il n’y a pas manqué lui-même, qu’il faut s’interdire de juger la qualité de l’œuvre en fonction des opinions politiques de l’auteur, l’auraient-elles conduit aux errements les plus condamnables. Soit. Mais ce n’est pas tout à fait juste. Il ne s’agit pas pour autant de fermer les yeux sur les forfaitures éventuelles. Ce n’est pas un appel adressé aux génies littéraires à venir, les invitant à se fourvoyer allègrement comme si la valeur de leur œuvre devait a priori compenser leurs erreurs. Ce n’est pas non plus un argument gracieusement offert aux extrémistes de tout poil, leur permettant d’exciper de la liberté d’expression accordée au génie pour dénoncer la pire des oppressions à leur encontre si on ose les critiquer. Le génie littéraire n’excuse rien. Bien au contraire. Il y va donc de tout autre chose. Les écrivains qu’il défend, de Roux les choisit exempts de tout «dédoublement». Sans arrière-pensée. Sans calcul. Et c’est pour avoir pris cette attitude-là, qu’il leur faut tout naturellement payer. C’est elle qui leur vaut tel ou tel type de rejet. La condamnation idéologique n’en est qu’une forme parmi d’autres, juste un peu plus visible, et a priori un peu plus valorisante pour les justiciers persécuteurs, que la censure économique, ou que celle exercée en catimini par le «pouvoir des médiocres», selon l’expression de Gabriel Matzneff.
«J'ai l'esprit si malencontreusement formé que je préfère les persécutés à leurs persécuteurs; même vous, si un jour vous étiez persécutés, avec quelle joie enfin je vous estimerais !». C’est Armand Robin, qui s’adresse ainsi au Comité d’Épuration des Lettres. Pour sa part, de Roux affirme qu’il publierait son pire ennemi, pourvu qu’il ait du talent. On a peine à imaginer, aujourd’hui, l’ampleur et la virulence de la campagne de presse dirigée contre lui à la publication des deux Cahiers de l’Herne sur Céline et de son propre essai : La Mort de L.-F. Céline. «Céline ! Sujet défendu !». Son nom en reste entaché d’une sorte d’opprobre à demi avouée, tandis que Céline, en partie grâce à lui, figure aujourd’hui parmi les auteurs sur lesquels il est du meilleur ton d’écrire. Alors qu’il subodore les grandes manœuvres le visant, de Roux écrit à l’écrivain Georges Londeix que les éditions Gallimard elles-mêmes ne voient pas son entreprise d’un très bon œil ! À cet ami s’étonnant de ce livre sur Céline, il précise son projet d’une manière on ne peut plus claire. Elle devrait d’autant mieux river leur clou à ceux qui en seraient encore à accuser de Roux de complaisance envers l’antisémitisme qu’elle n’était pas destinée à être publiée : «Mon livre, tout en partie raté qu’il soit, veut fermer la mort sur les générations antérieures et glorieuses dont Céline est le représentant le plus grand parce que le plus infâme». Faut-il souligner les trois derniers mots, les mettre en caractères gras, en changer le corps ? Contacté par le fondateur de l’Herne, désireux de préparer un Cahier sur lui, Jacques Maritain s’interroge lui aussi sur la nature de cet intérêt pour Céline. Mais après leur conversation, et tout en regrettant l’importance accordée par son visiteur à un auteur que lui-même rejette, il écrit à l’un de ses amis : «J’ai compris qu’il avait choisi Céline avec toutes ses erreurs et sa dégradation comme un exemple du malheur de notre temps, et que c’était un cri de protestation dans la nuit.»
Sa haine du dédoublement, de Roux ne cesse de l’exprimer dans ses romans, dans ses essais. Clément, le personnage qui le représente, n’a-t-il pas pour obsession d’échapper à la pensée double, au double langage, à l’idée séparée de l’action ? C’est l’un des thèmes peu reconnus qui parcourent l’œuvre, tels l’impossibilité désespérante d’être l’autre, le taraudant désir de «contraindre les autres à être ce qu’ils sont réellement», l’aspiration à notre métamorphose, à cette tant désirée survenue de soi dans cet autre que nous savons bien ne pas être encore, risquant même de ne le devenir jamais. Non, pas de dédoublement, pas de duplicité. C’est pourquoi de Roux s’éloignera de Céline lorsqu’il l’aura reconnu en partie malin. Et c’est aussi pourquoi il s’attachera en revanche au Pound enfermé dans le silence qu’il s’est peut-être choisi pour se punir de s’en être pris avec virulence aux juifs, sur les ondes mussoliniennes, emporté par sa vindicte contre l’usure, contre la banque, contre l’argent. À Dominique de Roux, qui lui demande comment il va, lors de leur troisième rencontre en juin 1964, «l’enfer», répond l’auteur des Cantos Pisans, et au poète juif Allen Ginsberg venu lui faire part de son admiration, le 28 octobre 1967 : «La pire erreur que j’ai commise a été ce stupide préjugé banlieusard, l’antisémitisme.» En 1945, arrêté par l’armée américaine, qui l’enferme, à soixante ans, dans une cage grillagée, ouverte au vent comme à la pluie, illuminée la nuit par des projecteurs, il avait déclaré : «si un homme n’est pas prêt à prendre des risques pour ses opinions, c’est qu’elles ne valent rien, ou que lui-même ne vaut rien», ajoutant la mention manuscrite suivante à la transcription de son premier interrogatoire : «cette déclaration ne doit pas être considérée comme séparée d’une autre que je rédigerai moi-même relativement au fondement essentiel de mes convictions et à l’objet de mes trente ans d’écriture.» Non, pas de dédoublement, pas de duplicité. L’injonction, de Roux se l’adresse. Mais c’est nous qui la recevons, si nous savons lire, tel le coup de bâton d’un moine instructeur engageant à rectifier la posture. «On ne peut pas parler dans une vie et penser dans l’autre.» Voilà le programme. C’est celui-là même de Gombrowicz, lit-on dans Immédiatement : «extérioriser toutes les ambiguïtés que chacun de nous refoule». On comprend que de Roux soit également resté fidèle à l’auteur de Ferdydurke, par ailleurs philosémite convaincu.
De droite, Dominique de Roux ? Et comment donc ! Et même de la plus extrême, puisque réunis dans la même imposture, comme il leur arrive parfois, la droite et la gauche continuent en partie à l’entendre ainsi, pour l’annexer, le rejeter. Et tant pis s’il n’a pas manqué de les réputer toutes les deux mortes et enterrées, terrassées par la médiocrité. Depuis quand les auteurs sont-il lus pour ce qu’ils écrivent ? Se donnant pour tâche de «démentir le monde», ne se raccrochant au passé qu’à la condition de le défigurer, de le rendre «méconnaissable», comment pourrait-on lui coller une quelconque étiquette (et une étiquette nécessairement quelconque) ? Comment oserait-on le faire, alors que sa méthode de penser (y compris contre lui-même) s’apparente au casse-dogme de Lecomte et de Daumal, qu’il n’espère ni n’attend rien d’identifiable, d’assignable (vieille lune ou nouvelle, étoile fixe ou filante), qu’il ne travaille que pour précipiter la fin, donner ses chances à l’inconnu, au tout autre, à la métamorphose, à «l’heure transcendantale du recommencement ?» Habité par la «nostalgie d’après ou de jamais» il n’espère que dans le très mythique «cinquième empire», celui de la Fin, «mais d’une fin d’après la fin, toutes choses humaines consommées et consumées» comme l’écrit Raymond Abellio. C’est envisager froidement une fin de l’histoire n’ayant rien à voir avec celle de Francis Fukuyama, ainsi que le précise encore Abellio, puisque l’histoire, pour finir, doit «entraîner l’homme au plus bas et, sur le point d’y arriver et d’en finir, faire place à un état de l’homme qui non seulement ne découle pas d’elle, mais encore la renvoie au néant dont elle n’a cessé de témoigner.» Une fin, pour quelle assomption ? À chacun son interprétation. Mais prophétisme pour prophétisme, rien n’interdit d’apparenter ce «cinquième empire» au cinquième règne que Charles Nodier voit succéder aux règnes minéral, végétal, animal et humain, après la fin ou «la disparition du genre humain», et ce nouvel «état de l’homme» à ce qu’il appelle «l’état compréhensif». Serait-il si stupide de reconnaître dans cet «être compréhensif» dont il annonce la venue, celui qui serait enfin à même de comprendre l’autre, parce qu’il pourrait l’être ? Petite excursion hors de la lettre, mais non de l’esprit, pour signifier aux étiqueteurs, classificateurs et autres taxidermistes que pour leur part ils sont de toute façon hors-jeu.
De droite, Dominique de Roux ? Et comment donc ! C’est un régal de le voir saborder quelques valeurs traditionnellement caractéristiques de cette droite, extrême ou non, qui croit pouvoir impunément se réclamer de lui. Quelques exemples. La volonté, pour commencer. «Tout est involontaire, même la volonté, ce mot prononcé les dents serrées et qui devrait se nommer hasard.» La famille, pour continuer. «Oh ! la famille ! Si la superstition pieuse et traditionnelle, dont on entoure l’institution, laissait dire la vérité sur les choses, quel compte elle aurait à régler-là […]. On reste mêlé à des gens qu’on méprise. C’est le génie qui fait communauté, sans cela que des anecdotes.» Quant au christianisme, dont il prévoit la fin nécessaire, toute religion se trouvant soumise «à la dialectique du changement», il engage à faire en sorte qu’avec sa disparition ne s’éteignent pas à jamais «les signes de communion avec l’univers du sacré». Et quel culot de sa part de citer alors la prophétie du dieu Thot, comme si elle s’adressait non pas à l’Égypte, mais à la terre chrétienne : «[…] un temps viendra où il semblera que les Égyptiens ont en vain observé le culte des Dieux avec tant de piété et que toutes les invocations ont été stériles et inexaucées. […] Ô ÉGYPTE, ÉGYPTE ! Il ne restera de ta religion que des vagues récits que la postérité ne croira plus et des mots gravés sur la pierre racontant ta piété». On se demande si le désarroi lucide qui ne quitte pas l’homme conscient de sa finitude, de sa contingence, et sur lequel se fondent avec plus ou moins de rigueur la littérature de l’absurde, la philosophie existentialiste, n’a pas été au mieux exprimé par de Roux, qui en tire tout autre chose et sans jamais l’exploiter, comme dans cette évocation de la naissance de Clément : «Clément dormait là-bas, touchant à certaines choses, évitant cette terre et ses demeures. Il était vraiment dans le jardin d’enfants. Déjà, on lui proposait une âme, à partir d’un père et d’une mère, puis expulsé vers de l’histoire avec un prénom. C’était pour dire quelque chose, qu’il naissait à la résistance du monde stupide; du très banal, et chez lui une telle peur d’exister qu’il s’est vidé comme une langouste, qu’on l’a battu, lavé. Et ces mots. Il crie, je hais. Il pleure qu’il aime. La foule attendait le spectacle et le spectacle c’était lui, lié à une période politique, obligé de coexister avec le patriotisme ambiant, le salaire et la durée du travail.» Guy Debord nous la conte belle avec sa «société du spectacle», ou nous la content belle tous ceux qui se sont empressés de surenchérir après lui, avant tout soucieux de nous faire oublier que notre existence même n’est que spectacle, l’existence de chacun. Naître, c’est entrer en scène pour tenir on ne sait quel rôle dans une pièce commencée depuis toujours. Situations et décors obligés. «On l’avait fourvoyé, comme n’importe quelle vie moyenne, comme une mouche, une poire, conçue pour un certain temps. Et avec quelle habileté on lui avait fait croire, qu’avec Dieu, il était sans limite !» Et dans ce cas : «À quoi bon appeler Révolution, Contre-Révolution, composantes de la même déconvenue personnelle, livrée à la Raison du possible. Permettez que je ne vive aucun Patriotisme, aucun Droit, aucune Finance, aucune Armée.» Permettez, vraiment ?
Comme Sartre, de Roux a ses salauds. Les siens sont aussi bien de droite que de gauche, ou de nulle part, mais répondent pourtant au critère sartrien. Ils sont figés dans leur bonne conscience et leurs certitudes, décident du bien et du mal, de la frontière entre la droite et la gauche, détiennent la vérité, parce qu’ils croient leur existence justifiée. Sectaires, ils ont la prétention d’aller de l’avant, en entraînent d’autres derrière eux, après avoir procédé au tri. Ils ont en fait les deux pieds dans le même sabot. Et c’est le sabot de Denver. Leurs suiveurs font tout comme eux du sur place, aussi immobiles que voitures abandonnées en attente de la fourrière. Tels sont ces «salauds» à la de Roux, ces agents de la «mutation pétrifiée». Mais sommes-nous certains de ne pas être «tous piégés au sabot de Denver» ?
«Hier, c’était encore ça : Armand Robin – Olivier Larronde – Céline – Artaud – Gombrowicz – Pound – Sarrera. Banal, l’inattention, sans commentaires. Êtes-vous de droite ou de gauche ?»
Si de Roux pousse ce «cri de protestation dans la nuit», reconnu par Jacques Maritain, ce n’est pas seulement parce qu’il «a choisi Céline […] comme un exemple du malheur de notre temps» mais aussi parce qu’il vu de ses yeux vu les mâchoires du sabot de Denver se refermer sur la littérature, et qu’il lui importe de lutter contre sa pétrification.
Et c’est pourquoi, maison jaune ou non, que nous soyons amoureux ou non des mêmes pièces, que nous nous soyons aventurés ou non dans toutes (étant entendu qu’il en existe de secrètes), nous ne cessons de fréquenter la maison de Roux, pour peu que nous ayons quelque goût pour la littérature. Dès que nous tournons la moindre page d’un livre, de Roux se fait inévitablement notre contemporain. Et il se fait même notre indispensable contemporain, lui qui a tant lutté contre la censure idéologique, et a dénoncé la prise en main de l’édition littéraire par les marchands, conduisant à la censure économique dont il savait déjà à quel point nous serions victimes. Dans la lutte que nous avons à mener contre ces deux censures, son exemple reste l’un des plus fortifiants. C’est qu’il nous apprend en même temps à reconnaître et à prendre la mesure des vrais obstacles. «L’artiste «collabore» actuellement, se conforme aux règles du jeu, aux conventions. Ce n’est pas la répression qui nuit à la pensée, mais les facilités offertes par le pouvoir établi.» De Roux nous aide tout autant à contrer le «système de non création» grevant la littérature, lui qui osa opposer le texte libre d’un élève de treize ans à l’illisibilité de la critique théoricienne, en appela au retour à la fiction, à Nodier comme à Nerval, édita Tristan chez Bourgois, Châteaureynaud et Haddad dans sa revue Exil.
S’il a voulu «opposer le langage de la tradition (Nouveau Roman, épigone Tel Quel) au langage de l’action», l’action elle-même s’est présentée à lui, et il n’a eu garde de s’y refuser. On ne rappellera pas ici par quels concours de circonstances, saisis ou provoqués, il fut l’observateur passionné et critique de la révolution portugaise, s’enthousiasma pour le sébastianisme au point de s’approprier le mythe du cinquième empire, devint en Angola le très efficace conseiller stratégique et militaire de Jonas Sawimbi. De cette participation personnelle à l’histoire, on le sait, il tira un roman, intitulé comme il se doit Le Cinquième Empire, paru en mars 1977, quinze jours avant sa mort.
En 832, le calife Al’Mamoun, fils cadet et successeur d’Haroun el Rachid, rencontra en rêve Aristote, l’interrogea sur le Bien, et à son réveil décida de créer à Bagdad une académie, un centre culturel de recherche, restauration, conservation, traduction, consultation, et étude des textes de la culture grecque, aussi bien philosophiques que scientifiques. Il appela «maison de la sagesse» ce point de rencontre non conflictuelle entre l’Orient et l’Occident, la foi et la raison, où œuvraient ensemble des spécialistes de différents pays, et de confessions différentes. Nul ne sait quelle orientation nouvelle Dominique de Roux s’apprêtait à donner à sa vie, comme à son œuvre, au moment où la mort l’a surpris. Cependant, «chacun de nous a son empire, il doit l’étendre le plus possible et revenir à la maison.» Selon son ami André Coyné, juste deux semaines avant sa mort, il avait rencontré un «milliardaire» susceptible de financer «le projet d’Institut Culturel, que de longue date il rêvait d’ériger comme sa base, pour le futur, à Genève.» On est libre, chacun pour son propre compte, de se figurer ce que serait cette «maison de la sagesse» à la de Roux, du moins dans sa partie visible, d’en livrer une description possible imaginée. Dans ce lieu de fréquentation et de rencontre, sans doute conflictuelles mais assurément pacifiques, serait d’abord repris et poursuivi, mais sous une autre forme peut-être, le travail interrompu de l’Herne, celui de la mise sur pied d’une nouvelle Encyclopédie, et même d’une «Contre-Encyclopédie».Y œuvrerait «une certaine confrérie de chasseurs», «un groupe d’anti-témoins retrouvant le temps intérieur de leur existence propre», une réunion d’hommes et de femmes de tous horizons, s’étant reconnus pour n’avoir jamais été effleurés par les mâchoires du sabot de Denver, «une caste vouée à une entreprise d’équarrissage publique et de nettoyage par le vide […] qui saurait maintenir le Point Nul de la Balance hors de la portée des abjects : hors de toute portée». Dans cette autre «maison de la sagesse» le ternaire se verrait donc préféré à la bi-polarité. La droite et la gauche ne pourraient ignorer la verticale; ni la foi et la raison, le doute; l’un et l’autre, le même; l’envers et l’endroit, l’épaisseur. Wilhelm Reich serait sans hésitation associé à Nietzsche et à Pound, tous trois «rejetés par les marchands de la Pensée officielle.» L’étude n’irait pas sans création. La littérature serait à l’honneur, connaissance et action. La fiction retrouverait enfin sa tâche première : faire table rase de toutes les fictions mortes, figées, excrétées par les dogmes idéologiques et religieux, libérer les imaginaires confisqués, délivrer des imaginaires imposés. La parole poétique se donnerait tout entière à sa mission, en finir avec le langage, atteindre le Mot, premier ou dernier, seul à même de casser enfin le spectacle dont nous sommes à la fois les malencontreux acteurs, les salauds de voyeurs. Il s’agirait là de ne plus s’accrocher au passé qu’en le rendant méconnaissable, de sonner l’ouverture de la chasse aux mutations pétrifiées, de démentir systématiquement le monde, et peut-être la vie elle même, car «pourquoi ça échoue toujours la vie ? Pourquoi s’agit-il de satisfaire son désir en l’opposant au désir de l’autre ?»
Un esprit d’équipe d’une variété jusqu’ici inconnue présiderait justement à cette subversion baptismale et révélatrice provoquant le «mouvement […] vers quelques valeurs hors de la médiocre boueuse engeance du snobisme, de la mode, [des] manipulations de la bêtise dorée […], vers quelques moines – et non pas des initiés – vers un enseignement, une pédagogie, vers une justice, vers un sentiment de la forme comme le sentiment de la fraîcheur du bain.»
Notes
(1) L’Ouverture de la chasse (Éditions du Rocher, 2005), p. 78.
(2) Ibid.
(3) Ibid.
(4) Le Droit au scandale, in Présence de Dominique de Roux (L’Âge d’homme, 1986), p. 44.
(5) Le Cinquième Empire (Éditions du Rocher, 1997), p. 31.
(6) Raymond Abellio, Visages immobiles (Gallimard, 1983), p. 11.
(7) Armand Robin, Demande officielle pour obtenir d’être sur toutes les listes noires, Le Libertaire, 29 novembre 1946.
(8) Lettre à Robert Vallery-Radot, juillet 1961, in Jean-Luc Barré, Dominique de Roux, le provocateur (Fayard, 2005), p. 139.
(9) Ibid.
(10) Armand Robin, Demande officielle pour obtenir d’être sur toutes les listes noires, op. cit.
(11) Lettre à Robert Vallery-Radot, octobre 1961, in Jean-Luc Barré, op. cit., p. 173.
(12) Lettres à Georges Londeix 1958-1975 (Éditions du Rocher, 1997), p. 223 (lettre du 5 mai 1967).
(13) Cité par Jean-Luc Barré, op. cit., p. 298.
(14) Maison jaune (Christian Bourgois, 1969), p. 15.
(15) Cité par Jean-Luc Barré, op. cit., p. 224.
(16) Humphrey Carpenter, Ezra Pound, biographie (traduite de l’anglais par Jean-Paul Mourlon, Belfond, 1992), p. 971.
(17) Ibid., p. 714.
(18) Immédiatement (édition présentée par Jean-Marc Parisis, La Table Ronde, 1995), p. 80.
(19) Ibid., p. 119.
(20) Maison jaune, op. cit., p. 11.
(21) Raymond Abellio, Préface à Dominique de Roux, Le Cinquième Empire, op. cit., p. 23.
(22) Ibid., p. 22.
(23) Ibid.
(24) Charles Nodier, De la Fin prochaine du genre humain, in Rêveries (Plasma, 1979).
(25) Charles Nodier, De la Palingénésie humaine et de la résurrection, in Rêveries, op. cit., p. 232.
(26) La Jeune Fille au ballon rouge (Éditions du Rocher, 2001), p. 5.
(27) Ibid., p. 19.
(28) Maison jaune, op. cit., p. 26.
(29) Ibid.
(30) Ibid.
(31) La Jeune Fille au ballon rouge, op. cit., p. 20.
(32) Ibid., p. 158.
(33) La France de Jean Yanne (Calmann-Levy, 1974), p. 22.
(34) Ibid., p. 71.
(35) Maison jaune, op. cit., p. 16.
(36) La France de Jean Yanne, op. cit., p. 198.
(37) Maison jaune, op. cit., p. 143.
(38) Ibid., p. 111.
(39) Lettres à Georges Londeix, op. cit. p. 223.
(40) Maison jaune, op. cit., p. 115.
(41) André Coyné, Pour lire «Le Livre Nègre», préface à Dominique de Roux, Le Livre Nègre (Éditions du Rocher, 1997), p. 125.
(42) Maison jaune, op. cit., p. 35.
(43) Ibid., p. 107.
(44) Ibid., p. 41.
(45) La France de Jean Yanne, op. cit., p. 45.
(46) La Jeune Fille au ballon rouge, op. cit., p. 24.
(47) Lettres à Georges Londeix, op. cit., pp. 207-208. (lettre du 8 novembre 1965).
L’auteur
Jean-Luc Moreau est né en 1947. Traducteur, nouvelliste, critique littéraire et essayiste. Directeur de la collection d’autobiographies fictives alter ego, aux éditions Fayard. Rédacteur en chef de la revue philosophique et littéraire La Sœur de l’ange. Détecteur, théoricien et promoteur du courant littéraire La Nouvelle Fiction, auquel il a consacré un ouvrage fondateur, La Nouvelle Fiction (Critérion, 1992). A notamment publié : Puisqu’il y a des rêves meilleurs (Fayard, 1999, Grand prix de la nouvelle de la SGDL), Le Retournement du gant, entretiens avec Frédérick Tristan (Fayard, 2000), Sartre, Voyageur sans billet (Fayard, 2005), Simone de Beauvoir, le goût d’une vie (Écriture, 2008), Camus, l’intouchable, Polémiques et complicités (Écriture, 2010). A collaboré à l’ouvrage collectif Albert Camus, du refus au consentement, dirigé par Jean-François Mattéi (PUF, 2011).