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22/01/2011
Seconde réponse à Jean-Luc Evard. Sur la muse Clio comme hydre et gorgone, par Francis Moury
Crédits photographiques : Juan Asensio.
Rappel
Dithyrambe de décembre, par Jean-Luc Evard.
Dithyrambe de décembre, 2 : commentaires de Francis Moury suivis d'une réponse de Jean-Luc Evard.
Je comprends mieux, cher Jean-Luc Evard, en lisant votre réponse à mes premiers compliments et à mes premières objections, comment vous posez le problème, je devrais dire les problèmes car votre texte m'apparaît assez janusien, et même janusien dédoublé. D'ailleurs pouvait-il en être autrement, étant donnée la nature de son objet ?
Le duc de Saint-Simon, nous dites-vous, ferait pénétrer l'histoire hors du tout ou rien. Elle ne serait plus sacrée ni religieuse : le duc de Saint-Simon n'est pas Bossuet ni saint Augustin. Elle ne serait plus non plus une déclinaison de l'histoire universelle laïque, constituant une histoire religieuse pour ainsi dire privée de religion mais conservant sa structure, son ossature, ses caractères génériques : Saint-Simon n'est pas Voltaire, Condorcet, Guizot ni même, j'en conviens bien volontiers, Marc Bloch. Le duc nous fournirait, en somme, et peut-être le premier, une histoire hybride selon votre excellent terme, ménageant la positivité du fait vérifié (lorsqu'il ne peut l'être, on donne au lecteur le choix en faisant confiance à sa raison, pour trancher entre autant d'hypothèses assumées comme telles) et une fascination toute littéraire pour l'irrationnel, le contingent, le curieux, le non-sens, bref pour tout ce que le récit traditionnel antérieur écartait comme hors-sujet de l'histoire, le réservant éventuellement pour la chronique et les curiosités, posées comme sous-genre de l'histoire noble.
Je comprends aussi l'usage offensif – usage tout historique ! – de votre triade (Friedrich Nietzsche, Charles Péguy et Karl Löwith) que vous me citez comme ayant posé, pour la conscience moderne puis contemporaine, le véritable problème de la philosophie de l'histoire : problème consistant pour elle à rompre avec son origine légendaire et religieuse, à conquérir son autonomie, à pouvoir rendre compte de l'irrationnel unique comme du rationnel sériel. Donc à pouvoir rendre compte d'un événement aux deux sens du terme : fragment isolé d'une série rationnellement pensée ou, tout au contraire, être unique qu'on ne reverra jamais deux fois, quasi-monstre ou quasi-miracle. Non plus une histoire de la création du monde ni celle de l'organisation du monde humain mais une histoire de sa «décréation» et de sa désorganisation par la conscience moderne. «Décréation» reposant d'ailleurs sur un système de conventions que chacun des trois auteurs critique d'une manière acérée. «L'Histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l'intellect ait élaboré» (Paul Valéry, Regards sur le monde actuel, De l'histoire).
Pourtant, dans votre réponse, vous revenez à un moment, comme pour vous y asseoir méthodologiquement, sur la célèbre distinction aristotélicienne fondant la distinction entre poésie et histoire, alors que tout votre argumentaire plaide pour la possibilité d'une histoire prenant en compte la poésie, non moins que pour une poésie prenant en compte l'histoire. Étrange contradiction qui était inévitable : c'est qu'on n'y échappe pas car la nature de l'histoire est d'être multiple et de ne pouvoir jamais être une, ni par l'objet ni par la méthode.
J'ouvre Léon Homo, Nouvelle histoire romaine (Librairie Arthème Fayard, collection Les Grandes études historiques, 1941-1958) et je lis ce premier savoureux paragraphe : «Il était une fois, juchés sur l'escarpement de leurs collines et perdus dans les marécages du Tibre, un groupe de pauvres villages, au présent médiocre et, pouvait-il sembler, sans avenir. Quelques siècles se passent. Les déshérités d'hier réalisent à leur profit l'unité italienne et, par la conquête du bassin méditerranéen, fondent l'Empire le plus puissant que le monde ait jamais connu. Conte de fées ? Non. Plus et mieux. Simple histoire : l'histoire de Rome.»
Quelques pages plus loin, le même se posant la question de la véracité du récit légendaire sur la fondation de Rome, telle que Virgile et d'autres le rapportent, prend soin de nous préciser ce point capital : «Pour voir clair, autant qu'il est possible, il convient avant tout de dissiper une équivoque fondamentale. Légende et histoire pour nos esprits de modernes, s'opposent radicalement, la légende relevant de l'imagination, l'histoire, de la réalité. Les historiens anciens, fût-ce même les plus scientifiques d'entre eux, un Salluste ou un Tacite, ont de la tradition historique une conception toute différente.»
Et Homo de citer la préface de l'Histoire romaine de Tite-Live dans laquelle ce dernier se refuse à improuver comme à confirmer les légendes antiques. Le passage in extenso est magnifique, presque aussi épuré et plastiquement beau que le scénario tragique du Rémus et Romulus (Italie, 1961) de Sergio Corbucci.
Et nous sommes bien au cœur du problème.
On y revient par le biais de la critique et de l'histoire littéraire. On se souvient que Charles XII avait lu, fasciné, étant enfant, Quinte-Curce dont il rêvait d'imiter l'objet, à savoir la vie d'Alexandre le grand. Que disent sur Quinte-Curce les excellents R. Morisset et G. Thévenot, Les Lettres latines, III, Période impériale (édition Magnard 1950, pp. 887 et sq.) ? Que Quinte-Curce est autant historien que romancier ! Et un peu plus loin (p. 1049), à propos de Tacite, ils écrivent un commentaire qui revient sous leur plume, pratiquement identique à lui-même, chaque fois (une exception, cependant : celle de Suétone) qu'ils introduisent un historien latin : «L'œuvre historique de Tacite repose sur une information solide. [...] Ses préoccupations littéraires le poussent parfois à façonner suivant son goût la réalité. Ces libertés peuvent nuire un peu à la valeur historique de l'œuvre, mais non à sa vérité humaine ni à sa beauté artistique.»
Alors ? Alors oui, notre Jean Racine avait raison de nommer Tacite «le plus grand peintre de l'antiquité» (Racine qui s'est inspiré des tragédies latines de Sénèque qui lui-même s'était inspiré des Grecs) et Paul Valéry a eu raison d'ajouter, dans l'Avant-propos de ses Regards sur le monde actuel : «Rien, dans leurs effets instantanés sur le lecteur, ne permet de distinguer, sous le rapport de l'authenticité, entre les peintures de Tacite, de Michelet, de Shakespeare, de Saint-Simon ou de Balzac. On peut à volonté les considérer tous comme inventeurs, ou bien tous comme reporteurs. Les prestiges de l'art d'écrire nous transportent fictivement dans les époques qui leur plaisent. C'est pourquoi, entre le pur conte et le livre d'histoire pure, tous les tirages, tous les degrés existent : romans historiques, biographies romanesques, etc. On sait d'ailleurs que dans l'histoire même, parfois paraît le surnaturel. La personnalité du lecteur est alors directement mise en cause; car c'est lui dont le sentiment admettra ou rejettera certains faits, décidera ce qui est histoire et ce qui ne l'est point.
Une autre catégorie d'historiens construisent des traités si bien raisonnés, si sagaces, si riches en jugements profonds sur l'homme et sur l'évolution des affaires, que nous ne pouvons penser que les choses se soient engagées et développées différemment.
De tels travaux sont des merveilles de l'esprit. Il en est que rien ne passe dans la littérature et dans la philosophie; mais il faut prendre garde que les affections et les couleurs dont les premiers nous séduisent et nous amusent, la causalité admirable dont les seconds nous persuadent, dépendent essentiellement des talents de l'écrivain et de la résistance critique du lecteur.
Il n'y aurait qu'à jouir de ces beaux fruits de l'art historique et nulle objection ne s'élèverait contre leur usage, si la politique n'en était tout influencée. Le passé, plus ou moins fantastique, ou plus ou moins organisé après coup, agit sur le futur avec une puissance comparable à celle du présent même.»
On me pardonnera la longueur inhabituelle de cette citation mais c'est que je crois bien que tout y est, au moins comme résultat synthétique d'une analyse qui prend des années de vie, d'études et de lecture. Je crois même que c'est en méditant cette page que Roger Caillois a, peut-être, eu l'idée en 1958 de relire le duc de Saint-Simon, et qu'en le relisant il y a trouvé ce fameux passage qu'il pensait être le premier d'une littérature fantastique française. Cette synthèse qui aboutit à se méfier de l'art et de la philosophie comme des deux mères nourricières de l'histoire, expose parfaitement le nœud du problème de cette section de la philosophie qu'on nomme «philosophie de l'histoire», essentiellement depuis G.W.F. Hegel. Le problème de l'histoire serait celui de la représentation de la vie, donc de la représentation elle-même, comme concept. Nous serions au cœur de l'hégélianisme en voulant la penser ? Nous y sommes, en effet.
Il n'est pas indifférent à notre dialogue que la position d'Evard envers Marc Bloch et sa nouvelle conception de l'histoire des Annales (la revue qu'il avait fondée avec Lucien Febvre) s'avère négative. Il ne s'agissait pourtant pas de «saupoudrer» [sic] l'histoire d'un peu de sociologie ni d'un peu d'ethnologie, mais d'une tentative globale analogue dans le domaine de l'histoire à celle effectuée au même moment par Edmund Husserl dans le domaine de la philosophie avec l'idée de la phénoménologie comme science éidétique : retrouver les origines d'une totalité (La Société féodale, par exemple) sous une surface constituées de traces variées, retrouver l'essence de la chose même, retrouver ce que Marcel Mauss, ce sociologue contemporain de Bloch, nommait d'une manière assez freudienne, paradoxale pour un sociologue mais un sociologue dont l'œuvre rejoint par plus d'un trait la psychanalyse freudienne, «l'homme total». En art, on sait que de telles tentatives sont constitutives par essence : Honoré de Balzac a pu légitimement écrire qu'il faisait concurrence à l'état civil en son temps et en son lieu. Qui a peint le mieux Britannicus ? Tacite ou Jean Racine ? Difficile à dire : seuls, peut-être, les fantômes de Néron et d'Agrippine pourraient aujourd'hui nous le dire. Ce qui serait un miracle, une action surnaturelle dont plusieurs annales pourraient rendre compte : l'histoire romaine puisqu'ils étaient romains, l'histoire générale puisqu'ils y appartiennent aussi, l'histoire littéraire puisqu'ils trancheraient entre deux auteurs lui appartenant, et enfin les histoires des religions et les religions actuelles qui gouvernent la majeure partie du monde trouveraient dans la manifestation de ces deux fantômes, une occasion d'ajouter à leurs listes respectives un miracle de plus, qui serait authentifié ou contesté par la suite. Que le lecteur ne pense pas qu'on aboutisse pour autant, avec une telle hypothèse surnaturelle, à vider la question : on l'éclaire des mille feux possibles qu'elle peut recevoir.
Raymond Aron avait eu cette idée concernant l'histoire, idée qu'il avait soutenue en 1938 dans son Introduction à la philosophie de l'histoire – Essai sur les limites de l'objectivité historique, qu'elle était fatalement subjective, dépendante des orientations de l'historien, mais que cet amoncellement de subjectivités pouvait, répété d'une manière infinie par les activités des générations successives de l'esprit humain, équivaloir à la construction en acte d'une objectivité : un monde unique vu par de multiples miroirs, et qu'il était impossible de voir autrement mais qu'on finissait par voir d'une manière progressivement davantage complète. La position d'Aron trouva, dans les années suivantes, un contradicteur rationaliste étonnant : l'historien de la philosophie Martial Guéroult qui estima froidement que l'histoire n'étant que la trace contingente, a posteriori, de l'ensemble des positions et des possibles théoriques donnés a priori par la raison (et l'histoire des systèmes créés par cette raison), elle était donc d'une utilité secondaire, d'une valeur gnoséologique avariée. Guéroult avait cru pouvoir tirer la sève rationnelle de tous les grands systèmes, à la manière dont on presse des fruits pour en récolter le jus, sans en privilégier aucun : la démarche était d'une objectivité forcenée, presque folle en dépit du brillant des résultats. Bien entendu, on lui a offert, en hommage, des mélanges qui débutent par le problème de la définition de l'histoire de la philosophie elle-même. L'Histoire et sa philosophie, La Philosophie et son histoire : Henri Gouhier avait écrit deux petits volumes qui portaient ces beaux titres et semblaient se répondre malicieusement.
Le duc de Saint-Simon sourirait probablement en entendant nos argumentations, et peut-être aurait-il raison de sourire : son secret est bien gardé, et l'histoire peut nous apparaître, tout comme la religion, la philosophie et les arts dont elle se nourrit, autant comme une hydre aux têtes multiples que comme une gorgone menaçant d'opposer à toute explication possible un mur de pierre qu'aucune lumière ne peut plus, dorénavant, éclairer.