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11/02/2011

Babel de Silvano Petrosino

Crédits photographiques : Chris Hondros (Getty Images).

À propos de Silvano Petrosino, Babel. Architecture, philosophie et langage d'un délire [Babel. Architettura, filosofia e linguaggio di un delirio, 2003], préface et traduction de Francis Guibal (Éditions du Félin, coll. Les marches du temps, 2010).
LRSP (livre reçu en service de presse).


Sur le mythe de Babel.

La préface que donne au livre de Silvano Petrosino son propre traducteur français, Francis Guibal, est aussi inutile qu'insupportable.
Inutile, car elle n'est qu'une paraphrase peu inspirée du livre de Petrosino, dont elle développe non point les forces ou les silences, ce qui est le rôle d'une belle préface, mais le pesant barda critique, Petrosino étant un spécialiste de Levinas et de Derrida. Insupportable, car elle utilise justement l'infâme salamalec derridien pour exprimer en termes aussi ridicules qu'obscurs des idées fort simples qui ont pour noms et qui, d'ailleurs, ont toujours eu pour noms, avant que Derrida ne s'avise de créer ses propres termes loufoques : l'Autre, l'échange, la langue, la communication, le don.
Ainsi, au lieu de dépasser le seul cadre du commentaire du texte de Petrosino, en lieu et place de phrases claires qui pourraient nous aider à dérouler l'écheveau complexe des différentes interprétations du grand mythe de la tour de Babel (dont l'empan s'étendrait du plus radical pessimisme voyant à l'œuvre un Dieu irascible et vengeur à l'optimisme prudent, par exemple avec la position de George Steiner, estimant que la malédiction de Babel est, en fait, une bénédiction), Francis Guibal nous sert ce potage aussi épais qu'indigeste où surnagent de gros morceaux, frottés à l'ail (mais émincé, pardon : déconstruit), de Heidegger, de Levinas et, trois fois hélas, de Derrida.
Francis Guibal donc, à moins qu'il ne s'agisse de son confrère cacographe, Gérard Guest, dans le texte : «La parole créatrice n'est que d'envoi, de déliaison, ou de remise-à-soi d'une existence créée qui ne peut éviter de résister au sans appui vertigineux de cet être-jeté ou abandonné» (p. 32) ou encore, véritable usine à gaz d'approximations pseudo conceptuelles et musée des horreurs linguistiques : «Et peut-être rien n'est-il plus urgent aujourd'hui que d'étendre jusqu'à la complexité multiculturelle de notre mondialité cette éthique politique de l'hospitalité ou de la fraternité responsable» (p. 34), phrase qui, en non-babélien, veut sans doute dire que nous avons besoin, à notre époque éminemment complexe, de retrouver le sens d'une politique décente.
Nous aurons beau jeu de faire remarquer qu'une langue décente, aussi, Francis Guibal, serait une façon de ne point prendre vos lecteurs pour des imbéciles.
Finalement, l'inanité d'une pensée, celle, en l'occurrence, de Jacques Derrida, peut se mesurer à l'usage qu'en font les penseurs de second rang l'ayant récupérée ou ayant tenté de l'accommoder à leur propre sauce intellectuelle insapide, penseurs de second rang, quinzième couteaux de la déconstruction, celles et ceux qui, incapables, à tout le moins et comme l'a fait Derrida, de lire, au moins, un texte pour n'en certes point tirer grand-chose, se réfugient derrière un paravent de citations aussi mince que transparent : celui-ci ne cache que leur propre vide et, aussi, une absence étonnante du moindre professionnalisme, l'amour du texte débarrassé de ses incorrections, puisque Francis Guibal eût pu, quand même, nous donner une préface ridicule mais au moins expurgée de ses nombreuses fautes.
Fort heureusement, le livre de Silvano Petrosino est, lui, beaucoup plus agréable à lire que le texte de son lamentable préfacier français, même s'il n'est qu'un décalque de l'ouvrage intelligent que Paul Zumthor consacra au mythe de l'immense Tour avec Babel ou l'inachèvement (Seuil, 1977).
Petrosino cite Zumthor (mais aussi Von Balthasar, d'une tout autre portée philosophique et bien sûr théologique) jusqu'à satiété, n'apportant dans son livre rien de bien nouveau à l'interprétation du grand mythe biblique, et certainement pas sa conclusion, indigente sinon indigne, sous la forme d'une ridicule parabole ou plutôt d'un slogan racoleur que l'on dirait extrait d'un tract d'extrême-gauche : «Aujourd’hui, plus qu’à toute autre époque peut-être, retentit à nouveau le cri antique : venez ! Rassemblons-nous, ne nous dispersons pas ! Kafka [cf. La Muraille de Chine] dirait : unité, unité ! L’enthousiasme est le même : «les cordes de l’âme vibrent», «l’envie de participer à l’entreprise se fait irrésistible», l’activité devient frénétique» (p. 159).
Un peu plus loin, nous pouvons lire : «Courage, consommez. Continuez à consommer. La consommation n’arrête pas. Comme autrefois, ce cri retentit dans le monde contemporain d’une manière majestueuse et tragique, il s’élève tout ensemble comme une invitation magnifique et comme une menace terrible. Comme autrefois aussi, la demande d’unité est légitime et relève même du devoir; par conséquent, en vertu de ce principe, elle ne doit pas rester inécoutée» (p. 160, je souligne). Quelques lignes plus bas, Petrosino poursuit sa magistrale démonstration syndicale : «De manière analogue, on n’arrête pas de parler de l’homme et de son bien, mais avec toujours davantage de clarté il apparaît que l’on ne parle pas en son nom : au logos du nom, en effet, il semble que l’on préfère le logo même comme nom. L’expérience du temps, une fois encore comme autrefois, prend toujours davantage la forme de l’activité grouillante et frénétique se donnant pour fin l’atteinte d’un futur qui, pour le moment, exige seulement des sacrifices» (Ibid., l'auteur souligne).
Qu'est-ce donc que Babel, pour Petrosino, au-delà de ces pathétiques facilités ? Les quelques lignes précédemment citées peuvent nous apporter une réponse même si, l'auteur ne cesse de souligner ce point, cette réponse ne saurait être unique. Ainsi, le mythe de Babel est tout si l'on veut, c'est-à-dire pas grand chose : «Comme je l’ai souligné plus d’une fois, face à ce récit, on ne peut être sûr de presque rien» (p. 152) même si se dessine tout de même une voie interprétative que l'on résumera aisément par cet extrait du texte de Petrosino, qui semble à peu près sûr de ce qu'il affirme lorsqu'il écrit que : «L’équivoque qui est à l’origine de Babel semblerait justement avoir pu être celle-ci : on a voulu mimer la Parole avec une langue, on a confondu la Parole avec la langue, et c’est cette confusion que l’intervention divine vient confondre en réaffirmant non pas tant ou non seulement le primat de la Parole, mais plutôt le lien essentiel, de création, entre l’unicité de la Parole et la multiplicité des paroles» (p. 136).
En fait, Babel est le symbole du règne d'une parole univoque, massifiée, technicisée, monstrueuse selon d'autres commentateurs (1), que Dieu a fait éclater en une multitude de langues (2) censées garantir la permanence de ce que Rilke appelait l'Ouvert. L'Ouverture des langues, leur infinie richesse, plutôt que l'Occlusion d'une fausse langue, éminemment technique, réduite à la seule volonté de l'agir humain, ayant transformé l'homme en rouage d'une immense Machine (3) qui n'aura d'autre but que de le rendre libre d'une fausse liberté éradiquant son inquiétude (4) : «À Babel, de fait, on célèbre l’agir, mais il n’y a pas trace d’une vraie réponse : chacun fait ce qu’il doit, de manière autonome et mécanique, mais cette obnubilation [faute corrigée] par le faire ne laisse plus le temps ni l’attention nécessaires que ce soit pour entendre la résonance du nom propre ou pour répondre à l’appel qui provient de l’autre, fût-ce quand l’autre lui-même n’a pas le temps d’appeler» (p. 107).
Point d'étonnement, en fin de compte, si l'homme redevenu animal corvéable est privé de nom, lui qui avait voulu, selon le texte biblique et l'analyse de Petrosino (5), égaler celui de Dieu par son œuvre démiurgique : «Dans la plaine de Shinéar […], [le nom propre] n’est plus la transmission d’un appel, la condition anarchique de possibilité de la demande, la parole qui ouvre et commence en sollicitant une réponse, le lieu par excellence où s’instaure la relation; il n’est plus que le terme, il devient ce terme à l’intérieur duquel le sujet, en se repliant totalement sur soi-même, est sûr de trouver, en délirant, le chiffre le plus profond de sa propre unité» (p. 127).

Notes
(1) «Mais reste entier le problème posé par le fait qu’une langue une, c’est-à-dire une langue parfaitement et entièrement motivée (dépourvue de tout arbitraire), parfaitement transparente, est une absurdité : ou bien il s’agit d’une langue, et elle n’est pas une, ou bien il s’agit d’autre chose que d’une langue. Une langue est un – un parmi d’autres possibles sans que l’exhaustivité puisse jamais être réalisée – découpage culturel et historique de la réalité par la pensée. Une langue une signifierait que la pensée et la réalité seraient congruentes […]», Pierre Bouretz, Marc de Launay, Jean-Louis Schefer, La tour de Babel (Desclée de Brouwer, 2003), p. 117.
(2) En intervenant à Babel, en effet, Dieu réaffirme, contre l’unique langue, que Lui seul est la Parole, que le Logos, c’est Lui même, mais, en même temps, Il place également l’homme face à la positivité irréductible des paroles diverses, Il le reconduit face au logos de créature des diverses langues. Encore une fois, Il le disperse en le renvoyant – il lui en fait don – à la responsabilité de son travail avec, sur et à travers les paroles (p. 135, l'auteur souligne).
(3) «À Babel non seulement l’homme n’est plus Adam, ni Ève ni Caïn ni aucun des autres, de même qu’il n’est encore ni Abraham, ni Isaac ni Jacob ni aucun des autres, mais en vérité il n’est même plus «un homme» : il est «les hommes», un ensemble de briques qui se donnent le nom d’hommes et un ensemble d’hommes qui se vouent à être considérés, traités et finalement appelés comme des briques» (p. 108).
(4) «La suprématie babélienne de la construction sur le constructeur et sur le construire renvoie à une tentation magique. En y cédant, le sujet croit, espère, et finalement rêve de manière délirante qu’il va fermer la scène de la signifiance en mettant comme définitivement à distance l’inquiétude […] qui accompagne comme essentiellement, du début à la fin, son exister et est un élément constitutif de la définition même du sujet» (pp. 152-3).
(5) «À l’injonction de s’ouvrir au «Soyez féconds et multipliez-vous», Babel a répondu par le rassemblement du «Venez, construisons-nous, faisons-nous un nom». C’est cette réponse que l’intervention divine confond, déconstruit et met à la dérive» (p. 132).