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12/02/2011
Troisième réponse à Jean-Luc Evard, histoire du possible et du réel, par Francis Moury
Crédits photographiques : Petar Kujundzic (Reuters).
Rappel
Dithyrambe de décembre, par Jean-Luc Evard.
Dithyrambe de décembre, 2 : commentaires de Francis Moury suivis d'une réponse de Jean-Luc Evard.
Dithyrambe de décembre, 3 : seconde réponse à Jean-Luc Evard. Sur la muse Clio comme hydre et gorgone, par Francis Moury.
Dithyrambe de décembre, 4 : Nouvelles réquisitions contre le triste métier d’historien, par Jean-Luc Evard.
«Une irrémédiable décadence de l’espèce humaine est possible.»
E. Renan, Dialogues philosophiques, II (Éditions Calmann-Lévy, 1876), p. 64.
«C’est une profonde analyse que celle qui dans l’altération lui a fait découvrir entre la privation et la forme, nous ne disons pas au-dessous d’elles, mais entre elles, non pas une nature déterminée ou une substance indéterminée qui se conserverait, mais quelque chose qui n’est pas encore la qualité future et qui n’est pas purement et simplement celle qui est. Une telle découverte est une défaite infligée à cet esprit d’absolutisme et d’isolement qui veut tout séparer comme avec la hache.»
Octave Hamelin, Essai sur les éléments principaux de la représentation (édition originale 1907, Librairie Félix Alcan 2e édition, 1925), p. 165.
Cher Jean-Luc Evard,
merci pour votre réponse qui nous fait passer du plan de l'histoire littéraire et de celui de la critique littéraire au plan de la philosophie de l'histoire, convoquant bien des notions classiques et convoquant aussi quelques figures essentielles de la littérature, de l'histoire comme genre littéraire et comme science, et de l'histoire de la philosophie.
Vous m'avez bien lu depuis le début de notre discussion, sur le fond.
Je pense, en effet, que l'histoire et la poésie ne sont pas d'essence hétérogène et qu'elles s'interpénètrent esthétiquement avec une belle régularité durant leur évolution respective comme genres littéraires.
J'en profite au passage pour confirmer que Husserl est un philosophe, Marc Bloch un historien et que mon rapprochement entre leurs deux visées suppose qu'on maintienne cette distance entre eux. Il est en outre assez normal qu'un philosophe s'appuie sur la conscience, qu'un historien s'appuie sur des archives mais brisons-là : vous avez bien compris ce que je voulais dire.
Je ne pense pas que Péguy ni Nietzsche veuillent la mort de l'histoire : Péguy a dit son admiration, dans ses Souvenirs, pour Gustave Lanson qui était un historien de la littérature (et même l'authentique fondateur moderne de cette discipline positive chez nous, ce qui n'est pas rien) et Nietzsche a été philologue avant d'être philosophe, et philologue spécialiste des langues anciennes, donc doté d'une admirable culture historique. Tous deux peuvent penser l'histoire ou la critiquer mais ne peuvent pas la renier ni signer son arrêt de mort puisqu'elle les a constitué ce qu'ils sont. Pour votre troisième homme cité, je réserve mon jugement car je ne l'ai jamais lu.
Quelque chose de fondamental fait irruption vers la fin de votre troisième réponse et me semble une première ligne de partage infranchissable entre nous.
Je ne crois pas que les conceptions grecques et chrétiennes du temps et de l'histoire soient du tout les mêmes, ainsi que vous l'écrivez presque en passant et comme si c'était un fait bien établi, dans le troisième paragraphe avant la fin de votre troisième texte. Saint Augustin et Thucydide n'ont pas la même conception du temps ni la même conception de l'histoire. Pour Thucydide, aucune fin n'est assignable à l'histoire humaine alors que pour saint Augustin, la fin assignable est le salut de l'humanité au terme d'une histoire de la Cité de Dieu vivant, se développant, s'opposant à la cité des hommes. La venue du Christ initie donc une rupture fondamentale, rapportée à la conception grecque antique d'un temps humain soit inexistant (les arguments de Zénon d'Élée), soit circulaire (Plotin croyait à la réincarnation) car synonyme de devenir et de multiplicité alors que la perfection de l'être comme de l'essence réside pour les Grecs anciens dans l'unité et dans la fixité, la permanence ennemie du devenir. La nouvelle christique, celle qui s'inscrit dans un temps sacré issu du prophétisme judaïque tout en le reniant par son issue évangélique (nul n'est prophète en son pays) marque une rupture totale avec un temps antique devenu une histoire, conçue comme récit dramatique ayant un enjeu final, passible de rémissions et de combats qu'il faudra remémorer et conserver à partir de son début, donc de la venue du Christ.
Autre point non moins fondamental de désaccord : le vieux concept bachelardien de rupture épistémologique que vous endossez, en prenant Alexandre Koyré à témoin.
Il se trouve que Koyré était un disciple d'Émile Meyerson. Koyré a dédié ses Études galiléennes à Meyerson qui était l'anti-Bachelard par excellence et ce n'est pas un hasard. Meyerson comme Koyré ont refusé la théorie de la rupture épistémologique telle que Bachelard l'avait exposée dans sa Formation de l'esprit scientifique. Meyerson tenait pour le contraire : l'unité de l'esprit scientifique humain des Grecs à nos jours, et par voie de conséquence, l'unité de l'esprit humain en général, s'appliquant à la science ou à la métaphysique, des Grecs à nos jours. Meyerson admirait Cournot mais pour d'autres raisons que pour l'énonciation de sa théorie de 1872. Meyerson n'a pas cru que les principes de conservation de l'énergie, ni ceux de la thermodynamique ni la plus récente théorie de la relativité changeassent quoi que ce fût à ce fait. Il l'a d'ailleurs écrit dans La Déduction relativiste en 1925. Parallèlement à l'histoire des sciences et à l'histoire de la philosophie qui sont les deux domaines dans lesquels Koyré s'est illustré, le savant physicien Louis de Broglie s'est, lui aussi, voulu disciple de Meyerson. Je tenais à remémorer cela. Quant à cette théorie de Cournot de 1872 que vous citez, elle est d'ailleurs très savoureuse car elle me fait souvenir d'un fragment d'Humain trop humain de Nietzsche. Je veux parler du fameux texte posant que la moindre action humaine aura des répercussions infinies, selon des modalités mathématiques et physiques identiques à celles ici décrites par Cournot qui en déduit l'impossibilité de l'histoire alors que Nietzsche, dans ce fragment (on le trouve dans un des premiers livres d'Humain trop humain mais je n'ai pas ici le volume sous la main et ne puis vous en donner la localisation exacte de ce fait) en fait presque le fondement de toute histoire réelle comme de toute histoire possible... ou impossible. Impossible non pas en droit mais en acte car il faudrait être un Dieu pour appréhender la totalité de la chaîne des conséquences du moindre des actes. Or c'est justement l'une des caractéristiques de Dieu, dans la théologie catholique, de garantir cette appréhension totale, appréhension déductible a priori de sa propre définition et de ses volontés, manifestées par une histoire, l'histoire catholique. Parfait donc existant, parfait donc omniscient, parfait donc actif en permanence et «interactivant» avec la créature qu'il a librement créée et qu'il a créée libre. Le contraire du Dieu d'Aristote qui ignorait peut-être qu'il existait un monde sublunaire ! Je vous renvoie ici à Bréhier, Festugière, Gilson, Guitton, et à bien d'autres. «Dans la Divinité... rien n’est ne se rencontre seulement en puissance, mais tout y est actuellement en effet», Descartes dans ses Méditations métaphysiques, troisième méditation, § 19.
J'en viens à présent au cœur technique de votre argument : le possible et le réel.
L'histoire voudrait s'en tenir au réel mais le raterait, nous dites-vous, car il n'existe pas autrement que comme poussière empirique de faits impossible à rendre cohérents sinon par une pétition de principe ou un délire organisateur rebaptisé «philosophie de l'histoire». Je note d'abord qu'on peut écrire une philosophie de l'histoire partielle, fragmentaire, qui ne soit pas un système. Toute philosophie de l'histoire n'est pas systématique. Paul Valéry ni Raymond Aron ne sont des esprits systématiques, pourtant ils ont pensé l'histoire, sa philosophie, ses problèmes autant qu'un saint Augustin, un Montesquieu, un G.W.F. Hegel, un Karl Marx ou un Auguste Comte. L'empirisme de Thomas Hobbes que vous convoquez très précisément est à la fois bienvenu et non avenu puisque Hobbes n'était ni athée ni agnostique, et croyait absolument à la possibilité d'une histoire des Faits et dits mémorables (clin d'œil au titre du recueil de l'estimable Valère Maxime qui mêle agréablement rêve, mythe, légendes, histoire romaine tout comme le fera plus tard Aulu-Gelle dans ses admirables Nuits attiques), histoire poétique d'abord ou d'abord précise, peu importe de son rigide mais rationnel point de vue. Pour saisir le fond du problème, il faut donc remonter un peu plus haut dans l'histoire de la philosophie.
J'ouvre simplement le Vocabulaire technique et critique de la philosophie, rédigé sous la direction d'André Lalande et sous les auspices de la Société française de philosophie. J'y trouve une note, comme d'habitude admirable par sa concise pertinence, signée de Jules Lachelier qui pense que le sens objectif du mot possible («ce qui satisfait aux conditions générales imposées à un ordre de réalité ou de normalité donné») est un «emploi plus ou moins abusif» du «sens subjectif» puisque «est dit possible ce dont celui qui parle ne sait pas si cela est vrai ou faux». Et Lachelier conclut : «Jugeant, d’après l’ensemble des données dont je dispose, je dois tenir pour possible tout ce dont je ne vois pas clairement l’impossibilité».
De Lachelier, je remonte à Kant que Lachelier avait lu bien qu'il ne fût pas kantien. Chez Kant, la notion de possibilité s’applique à trois idées différentes :
1° Ce qui ne contredit pas les conditions fondamentales de l’expérience;
2° Ce qui s’accorde suffisamment avec nos connaissances actuelles;
3° à la lexis, entrant sans assertion dans une proposition composée ou un raisonnement. La lexis est un énoncé susceptible d’être vrai ou faux, mais qui n’est considéré que dans son contenu, et sans affirmation ni négation actuelle. Par exemple le jugement virtuel : «Seule la sagesse est un bien».
Dans une proposition logique, la relation exprimée est :
− soit énoncée à titre de fait,
− soit possible ou impossible,
− soit nécessaire ou contingente.
Lalande pense que «l’affirmation et la négation peuvent se joindre à chacun des modes de possibilité et de nécessité... mais cela ne prouve pas qu’elles soient d’une autre nature que ces derniers : ceux-ci peuvent en effet, quoique plus rarement, se déterminer l’un l’autre, par exemple, si l’on dit d’une proposition : «Il est nécessaire qu’elle soit possible» ou «Il est possible qu’elle soit nécessaire».»
Autre exemple, celui de la célèbre formule de Kant, «Le «Je pense» doit nécessairement pouvoir accompagner toutes mes représentations» in Critique de la Raison pure, Analytique Transcendantale (II, 2e section, § 16). Pour Charles Serrus, le logicien qui avait préfacé la traduction de la Critique de la Raison pure aux P.U.F., collection B.P.C. (traduction qui fut celle de ma génération, remplaçant la traduction de Barni, ou de Barni revue par Archambault), le possible est ce qui n’est pas démontré mais n’est pas exclu; il découle par conséquent de l’essence et s’oppose par là au contingent, qui concerne l’accident. Il attire l’attention sur les deux couples d’opposition modale admis par les penseurs du moyen âge : possible-impossible; contingent-nécessaire. Cette liste a bien un sens ontologique plutôt que logique et voici pourquoi.
Remontons, en effet, plus haut encore dans l'histoire de la philosophie antique : le possible est une notion logique chez Kant parce qu'il fut une notion logique antique et médiévale. Chez Aristote, et dans son Organon, le possible est une des catégories de la modalité (Premiers Analytiques, I, 2, 25a1). On y distingue la possibilité subjective et objective. Le possible au sens de «en puissance mais non en acte» désigne ce qui peut se produire ou être produit, mais n’est pas actuellement réalisé. Léon Robin explique que la puissance chez Aristote est en effet, d’une part, ambiguïté et indétermination (Métaphysique, IX, 1050° B8 et sq., XII, 6, 1071 B19, IV, 4, 1007 B28), d’autre part, en tant justement qu’elle n’est pas un non-être absolu, comme la privation, mais un non-être relatif, une possibilité ambiguë des contraires, elle tend vers l’être et le désire : c’est ce qu’Aristote dit de la matière, dont la puissance est un des caractères principaux; la matière aspire à la forme, c’est-à-dire à la réalisation, en tant que la forme est ce qui est bon, divin et désirable (Physique, I, 9, 192a, 16-22). En d’autres termes, commente toujours Robin, pour que la notion de puissance obtienne la plénitude de sa signification, il faut que les contraires, dont elle représente l’égale possibilité, ne se succèdent pas simplement, il faut qu’ils s’appellent et même qu’il y ait progrès de l’un à l’autre. C’est ce qu’Aristote a entrevu; quand il dit de la matière, comme le remarquait Hamelin, qu’elle est une relation. Cf. : Aristote, Physique, II, 2, 194b 9. Si la matière et la forme sont des corrélatifs, c’est parce que la puissance est une tendance à l’être et même à un certain être.
Dans Le Système d’Aristote (cours donnés à l’E.N.S. par Hamelin en 1904-1905, édité vers 1920 par Léon Robin chez Vrin, troisième édition 1976 conforme à la première) on trouve des pages fondamentales consacrées au possible dans la leçon n° XII sur Les Syllogismes modaux (pp.193 et sq. et p. 206). Aristote distingue la puissance du contingent en les nommant de deux mots différents. Certains commentateurs tels que Waitz et Bonitz ont estimé que la différence entre les deux était capitale. Le contingent serait ce qui est logiquement possible, ce que nous pouvons concevoir sans contradiction, tandis que le possible serait ce qui est ontologiquement possible, c’est-à-dire ce qui peut être sans qu’il y ait incohérence dans les choses. On pourrait alors donner à «contingence» un sens subjectif, mental proche de l’emploi du mot «problématique» chez Kant.
Hamelin proteste vigoureusement contre une telle interprétation. Il s’appuie sur les Premiers Analytiques, I, 13, 32a 18. Au sens propre, le contingent est ce qui n’est pas nécessaire, et qui peut être supposé exister sans qu’il y ait à cela d’impossibilité.
Or c’est presque littéralement dans les mêmes termes que le possible est défini par la Métaphysique (Livre Θ, 3, 1047 a, 24). Cette définition assurément n’est pas irréprochable, elle contient un cercle évident. Malgré cela, il faut reconnaître que la notion aristotélicienne du contingent est parfaitement précise : le contingent est ce qui peut également être et n’être pas. Tel est, du moins, le sens propre de cette notion. C’est dans un autre sens que l’on dit, en parlant du réel et même du nécessaire, qu’ils sont possibles, et le terme grec de contingent ne doit plus alors se traduire par «être contingent» (1).
L'histoire comme la poésie traitant de choses contingentes, relèvent donc toutes deux du même réel. C'est leur point commun, celui qui signe leur communauté ontologique. L'homme n'est pas un «être de parole» – le réduire à cela, serait le réduire à n'être qu'un flatus vocis – mais un être «entre les mots et les choses», comme le disait le beau titre de l'étude désormais classique de Clémence Ramnoux sur Héraclite l'homme entre les choses et les mots. Je ne pense donc pas que l'histoire doive disparaître ni qu'on puisse lui reprocher sa multiplicité apparente de formes, et cela pour la même raison qu'on ne peut reprocher à la poésie sa multiplicité apparente de formes. Je ne pense, par voie de conséquence, pas davantage que la philosophie de l'histoire doive disparaître ni qu'on puisse lui reprocher quoi que ce soit, qu'elle soit critique ou systématique. Autant vaudrait, en somme, vouloir reprocher au monde d'exister tel qu'il est.
Note
(1) Quelques pages plus loin, Hamelin précise : «Mais la non-nécessité est bien différente de la contingence. Le non-nécessaire peut n’être pas possible : Il n’est pas nécessaire que 2 et 2 fassent 5; cela est même impossible. Une proposition de la forme : «Il n’est pas nécessaire que...» exclut seulement la nécessaire affirmative : «Il est nécessaire que...»; mais elle n’exclut pas : «Il est impossible que 2 et 2 fassent 5», ni même : «Il est possible que 2 et 2 fassent... ou même... ne fassent pas 5». D’ailleurs, reprend Aristote, on peut démontrer par des exemples que les syllogismes du type qui nous occupe ne peuvent prouver, ni la contingence (car leur prétendue conclusion est quelquefois une proposition qui, prise dans sa vérité, est une nécessaire), ni la nécessité (car leur prétendue conclusion est une proposition qui, dans sa vérité, est une contingente). Reste donc qu’ils sont capables d’établir la non-nécessité et rien d’autre.»