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24/03/2011
De la révolution conservatrice en Allemagne. Bilan d'une recherche, 2, par Jean-Luc Evard
Crédits photographiques : Carl de Souza (AFP/Getty Image).
Rappel
De la révolution conservatrice en Allemagne, 1.
II Le temps du questionnement
1 Qu'est-ce que questionner ?
Passer de l'étonnement au questionnement, c'est aussi transformer une perplexité diffuse en une question pertinente, donner aux ébauches d'une question en gestation la forme d'une hypothèse. Le temps de la perplexité donne à pressentir le moment de la complexité, d'où se dégagent les évidences phénoménales qui permettent d'extraire du réel un minimum de réalités intelligibles.
Exemple célèbre de ce processus de réduction de la complexité en matière de sciences de la société : la perplexité initiale de Lévi-Strauss recherchant dans la multiplicité des cultures une règle absolument universelle de différenciation entre nature et culture, l'idée de règle ayant ceci de fondamental qu'elle traduit le jeu d'un écart constant et inconditionnel entre nature et culture, mais aussi d'un écart indifférent aux contenus innombrables de ces deux représentations. Toute culture préjuge de la nature dont elle s'écarte, mais aucune culture n'est libre de se passer de ce préjugé : la forme universelle de ce préjugé et de cet écart, Lévi-Strauss l'a discernée, comme on sait, dans les formes multiples d'un même interdit, celui portant sur l'inceste. L'idée de règle est celle qui permit ici la réduction de la complexité historique et anthropologique : une règle n'est ni subjective ni objective. Elle n'est pas objective puisque les cultures se différencient les unes des autres et le savent sans comprendre comment elles le font. Elle n'est pas subjective puisque toutes les cultures répondent d'un même écart inconditionnel à la nature. Cette règle est d'ailleurs analogue à l'écart discerné par les linguistes entre les langues et le langage. Il devient alors possible d'étudier des variations culturelles sans les confondre ni avec le sens concret que leur prêtent leurs sujets ni avec quelque loi objective de l'histoire, qui n'existe que du point de vue, toujours ethnocentriste, de Sirius.
Ce bref détour par Lévi-Strauss parce qu'il me fournit de quoi préciser la seule maxime de modestie qui resterait au chercheur talonné par la fragmentation des savoirs et inquiété par un désenchantement épistémologique général : la science peut-elle être désormais autre chose que la connaissance rigoureuse de quelques règles élémentaires de la pluralité des mondes ? Parler de règle implique ici qu'on a renoncé à une quelconque métaphysique des lois de la nature et de l'histoire. Dans l'histoire de l'Allemagne weimarienne, mon domaine de recherche, j'ai commencé de comprendre comment non seulement les Allemands, mais aussi les Européens avaient cherché à s'affranchir de l'historicisme. C'est ici le moment de dire ma dette vis-à-vis d’un grand philosophe tchèque disciple de Husserl : Jan Patočka.
2 Le conservatisme dans la révolution, le conservatisme sans la révolution : pour une typologie des bifurcations
En mentionnant ce moment fondateur de l'anthropologie structurale, je me dois de prévenir l'objection spontanée de rapprochement immodeste. C'est un risque que je cours volontiers puisqu'il me permet de présenter le raisonnement que je me tenais quand j'ai pressenti qu'une analyse des torsions du discours révolutionnaire conservateur en passait nécessairement par une typologie des figures de la révolution en Europe.
Pour paraphraser ma propre formulation : toute révolution préjuge de la tradition dont elle s'écarte, mais aucune révolution ne peut se passer de ce préjugé. C'était là comme une règle dont François Furet avait décrit le champ d'application en décrivant comment, à partir de 1920, l'illusion rétrospective d'un recommencement de la Révolution française dans la révolution russe avait assuré l'emprise d'un «grand mensonge» (Anton Ciliga, Boris Souvarine) : ce fantastique déni de réalité n'avait pas d'autre force que celle du préjugé jacobin sans lequel il eût été impossible de légitimer la Terreur au nom de la Révolution. Par jacobinisme je désigne ici l'insinuation nouvelle du soupçon dans toute politique révolutionnaire redoutant par avance que ses adversaires se comptent surtout dans ses propres rangs. Bien avant Furet, Quinet avait pointé cette ère du soupçon dans la figure des révolutions modernes : «Rousseau se croit trahi par tous les siens; pas un ami qu'il n'immole à son idole, le soupçon. Je commence à craindre que la Révolution, qui se modèle sur lui, ne lui emprunte ce génie; j'ai peur qu'elle n'immole aussi ses amis les plus sûrs à cette même divinité inexorable», écrit-il en 1867. D'où l'originalité de son écriture de l'histoire de la Révolution française, et certaines de ses intuitions, applicables par exemple à l'histoire de la révolution bolchevique : «Ne voyez-vous donc pas qu'un des traits particuliers à la Révolution française, c'est que les révolutionnaires ont été mis à mort par les révolutionnaires, les Jacobins par les Jacobins, les Montagnards par les Montagnards ? Pourquoi cela est-il arrivé ? (1)».
Si l'idée de révolution conservatrice, comme tout oxymore, procédait d'un brouillage, il me fallait alors bien admettre que celui-ci ne ressortissait pas d'un calcul stratégique, au sens où cette idée aurait fait l'objet d'une falsification à des fins manipulatoires, mais qu'il était le nouvel épisode d'un conflit des représentations de la révolution. Et il me fallait repérer le moment où ces représentations, sans cesser de se transformer d'une révolution à l'autre, se seraient progressivement et mutuellement neutralisées en perdant leur fin première – définir l'écart de la révolution et de la tradition. Car l'ère du soupçon entrevue par Quinet montrait comment cet écart s'était détraqué, et détraqué de l'intérieur, au sens où le jacobinisme avait été la persécution d'un ennemi intérieur, dissimulé dans la révolution plutôt que manifeste dans la contre-révolution. À quel point cet écart s'était détraqué, je m'en rendais compte en méditant sur la controverse que j'ai déjà évoquée, celle rapportée par Aron se demandant si la destruction de la république de Weimar par les hitlériens pouvait raisonnablement être saisie comme un dénouement révolutionnaire. La perplexité du sociologue français, j'en trouvais une anticipation dans la proposition paradoxale de Clara Zetkin, selon laquelle «le fascisme est la revanche de la contre-révolution sur une révolution qui n'a pas eu lieu». Mon projet de décodage des langages révolutionnaires conservateurs me plaçait alors devant une alternative. Il fallait soit se résigner à ces paradoxes et en conclure, sur le mode adornien, à une éclipse définitive de la raison politique dans le monde administré, soit desserrer l'emprise du soupçon dans la philosophie du politique.
Il y avait au moins une possibilité de desserrer cet étau : c'était de montrer que le conflit des interprétations portant sur les signes de la révolution n'était pas, ou pas essentiellement un conflit idéologique portant sur ses fins telles ou telles (pas un procès d'intention, donc), mais un conflit sur les présupposés de l'autorité quand celle-ci tend à s'émanciper de son régime théologique et dogmatique. L'idée classique de révolution-cataclysme devient l'idée moderne de révolution-fondation quand l'esprit des lois s'émancipe de sa matrice théologique, élabore le schéma idéal d'un contrat régulateur qui étend l'empire des lois sous les espèces du droit, et toutes espèces de droit à la catégorie du droit naturel. En quoi les philosophies du droit naturel menacent-elles l'évidence jusqu'alors inquestionnée de la tradition ? C'est qu'au lieu de référer l'esprit des lois à la majesté de leur origine surnaturelle dans la révélation originaire, elles le réfèrent à l'inachèvement d'une nature qu'il faut alors imaginer perfectible, tournée non vers son origine mythique mais vers ses fins secrètes, non vers sa préhistoire, mais vers l'horizon d'une nature entièrement humanisée où lois de la nature et esprit des lois auront fini par se confondre. À l'idée théologico-politique d'une surnature succède, à partir de Hobbes, une anthropologie politique, pour qui la fonction régulatrice des lois ne vise pas leur conformité à des tables données une fois pour toutes dans le jadis de la révélation, mais leur puissance normative de prescription sur une nature et sur un genre humains passant, comme le dit Pascal avant Kant, de l'enfance à la maturité et à la sagacité («l'humanité est un seul homme qui vieillit»). L'idée de révélation originaire fait ainsi place à celle d'une révélation progressive des lumières potentielles de la conscience, et le schéma d'une histoire universelle du genre humain tournée vers ses possibles supplée celui d'une histoire sainte en quête de l'innocence reconquise qu'est la rédemption. «Il n'y a qu'un moyen de comprendre et de justifier l'esprit moderne : c'est de l'envisager comme un degré nécessaire vers le parfait; c'est-à-dire vers l'avenir», résume Renan (2). De là la solidarité indestructible qui finit par conjuguer les théories d'une humanité progressivement perfectible et les figures sans cesse multipliées de la révolution : «Quand s'établit la perspective du progrès général, tout changement prétend être révolution (3)».
«La transparence et l'obstacle», disait superbement Starobinski à propos de Rousseau poète du paradis perdu et théoricien du lien social comme «contrat» entre des égaux : la transparence, c'est bien sûr cette utopie d'une nature et d'une humanité en parfaite concordance – mais l'obstacle, c'est que l'anthropologie politique qui se construit comme une science positive du fait social réactive à son insu le ressort dogmatique de la théologie : quoi qu'en aient les Lumières, les progrès présumés du genre humain ne sont ni plus démontrables ni plus évidents que les articles de foi déduits des vérités révélées. Pour que l'idée de progrès soit intelligible, il faut aussi qu'elle soit plausible, et pour devenir plausible, elle doit se conformer à l'idée théologique d'une histoire providentielle. C'est ce qui limite d'avance l'écart de l'autorité et de la tradition, mais c'est aussi ce qui commande l'histoire des nihilismes ultérieurs. Cet écart semble en effet se définir au regard de deux immobilités impossiblement complémentaires : il est impossible de soutenir l'idée de tradition immobile (thèse de Hans Blumenberg), et l'idée d'une autorité affranchie de toute tradition est déjà l'antichambre du nihilisme (thèse de Leo Strauss).
Dans la philosophie politique, la première controverse moderne en règle sur les rapports de l'autorité et de la tradition remonte aux fameuses Considérations de Burke sur la Révolution française. Notre «Glorieuse Révolution», dit l'auteur anglais à ses adversaires jacobins, a été la restauration des droits imprescriptibles des ordres et des états de la nation anglaise, retour à un ordre quasi immémorial. Avec Burke nous entrons déjà dans l'histoire des équivoques de l'idée moderne de révolution, puisque Burke, héritier conservateur de la révolution anglaise, croise le fer avec des révolutionnaires français qui, avant de s'éprendre de Brutus ou des Gracques, ont d'abord été des émules du système parlementaire issu de cette révolution antérieure («Ce dont il s'agit maintenant, Sire, c'est d'accéder aux vœux raisonnables de la France : daignez vous résigner à la constitution anglaise, vous n'éprouverez personnellement aucune contrainte par le règne des lois», fait dire Madame de Staël aux partisans de Necker à la veille des États généraux (4)). En revanche, plus la Révolution française, en détruisant l'Ancien Régime, oublie le modèle anglais et se thématise comme un commencement intégral, plus elle rapproche l'idée moderne de révolution de la figure d'une fondation ex nihilo, et plus elle creuse l'écart de l'autorité et de la tradition. D'où cet effet significatif : elle commence sous le signe d'une opposition entre réforme et absolutisme, mais elle se poursuit sous le signe d'une opposition entre révolution et contre-révolution. Avec Burke, la révolution est censée viser la conservation d'un ordre traditionnel momentanément perturbé; avec les Jacobins contre Burke, cette conservation ne passe plus pour une restauration de l'antérieur, mais, ce qui est tout différent, pour une contre-révolution.
C'est dire que, dès ses débuts, le conservatisme se déploie et se divise selon trois registres : le conservatisme pendant et devant la révolution (l'école de Burke introduite en Allemagne par Gentz), le conservatisme après et contre la révolution (l'école d'Auguste Comte et de Littré (5)), et, pour ainsi dire, le conservatisme malgré et avec la révolution, dont, en France, Chateaubriand est incontestablement le père fondateur. C'est dire aussi qu'en dépit de l'intention que dénote le terme même de «conservatisme», celui-ci détermine son rapport avec la révolution non comme avec un accident survenu dans un ordre stable, mais comme un événement qui n'en finira jamais plus. Non pas, donc, comme un événement producteur de traces, mais comme un avènement qui fait étrangement autorité même chez ceux qui le détestent, au sens, pour le dire par image, où l'avènement répété du monothéisme juif et du monothéisme chrétien a fini par faire autorité dans l'univers polythéiste païen – et avec les conséquences que l'on sait. «La seule idée de fabriquer un gouvernement», s'écrie Burke, «nous remplit de dégoût et d'horreur» : malheureusement pour cette école du conservatisme, cette possibilité démontrée par le passage à l'acte de 1790-91 allait se confirmer à un rythme accéléré et obliger le conservatisme à réviser de fond en comble ses articles essentiels. En témoigne, dans la postérité immédiate de Burke, la place ménagée par Macaulay à l'histoire des révolutions dont le Parlement anglais serait l'aboutissement réussi : «Il est digne de remarque que les deux plus grandes et plus salutaires révolutions sociales qui ont eu lieu en Angleterre, la première, au treizième siècle, qui abolit la tyrannie de nation à nation, la seconde, quelques générations plus tard, qui abolit la possession de l’homme par l’homme, se firent silencieusement et imperceptiblement. Elles ne frappèrent pas de surprise les observateurs contemporains et attirèrent à peine l’attention de l’historien; elles ne furent pas l’œuvre de la force, ni le sujet de règlements législatifs. Des raisons toutes morales effacèrent sans bruit, d’abord, la distinction entre Normands et Saxons, puis l’autorité du maître sur l’esclave; mais personne ne pourrait se hasarder à fixer le moment précis du changement (6)».
La coexistence de ces trois registres du conservatisme ne contredit pas, elle étaye la profonde remarque de Dominique Pélassy, selon laquelle «la naissance du 'conservatisme' sonne le glas du pouvoir silencieux de la Tradition (7)». J'y reviendrai à propos des tensions virulentes créées au fil du temps par l'augmentation continue de l'écart entre autorité et tradition. La panique de l'autorité date en effet de la période longue au cours de laquelle l'idée de tradition – je veux dire : le sentiment de son évidence – commença de vaciller. Les clivages du conservatisme sont le syndrome de cette lente érosion, période durant laquelle le traditionalisme dénomme la nécessité de faire son deuil de la tradition.
3 Dans la typologie générale des bifurcations, un cas d'espèce
En travaillant sur la généalogie de la révolution conservatrice allemande à partir des textes de Jünger, je n'ai pas cherché à inférer quelques filiations directes qui, de textes en textes, ramèneraient au moment Burke de l'histoire du conservatisme. Sauf inattention de ma part, le nom de l'écrivain anglais n'apparaît d'ailleurs jamais sous la plume de Jünger. Cette apparence de lacune n'en est que plus intéressante : le nationalisme révolutionnaire weimarien, bien que descendant en droite ligne de la surrection nationale de 1813 contre les armées napoléoniennes, n’aime pas les adversaires de la France révolutionnaire de 1793. En revanche, j'ai pu établir que les textes de Jünger, même ceux de la période ouvertement pro-hitlérienne, entre 1927 et 1932/33, ne cessent de convoquer différentes figures de la révolution : la «Révolution allemande», la «révolution totale», l'«achèvement de la révolution allemande plusieurs fois interrompue» (entendez : la Réforme et 1813), la «révolution pure», sans compter, ici et là, des références à des lointains révolutionnaires comme la Commune parisienne ou même le pouvoir bolchevik. Remarquons tout de même que le syntagme «révolution totale» n'était pas du fait de Jünger, et qu'il était depuis longtemps marqué au coin des poncifs d'une école de pensée bien typée : on le trouve déjà chez Gentz, qui lui-même le tient de Burke (violemment péjoratif chez Burke, éminemment positif chez Jünger). Et notons que le même syntagme permettra aussi à l'historien Jacob Talmon de construire son modèle de la «démocratie totalitaire» : «La Révolution française est un événement qui se situe sur un tout autre plan que la révolution américaine. C'est une révolution totale en ce sens qu'elle n'épargne aucun aspect de la vie de l'homme, alors que la révolution américaine n'est qu'un simple renversement politique (8)». Quant à la «Révolution allemande», Jünger en partage cette dénomination par emblème avec un révolutionnaire conservateur prototypique, Edgar Julius Jung (9).
Face à ces occurrences, j'ai respecté deux démarches.
a) Enchaînement ou déchaînement des intensités du politique ?
Il s'agissait d'abord de comprendre et de montrer en quoi ces occurrences sont typiques du discours révolutionnaire conservateur tel qu'élaboré par Moeller Van Den Bruck quand il écrit en 1923 : «La révolution continue. Elle continue dans les esprits [et ce que nous pouvons en savoir c'est que], comme mouvement qui ne cessera pas jusqu'à ce que les forces qu'elle a déchaînées aboutissent à nouveau à leur point de fixation finale, elle a pour nous valeur d'occasion ultime, celle dont nous avons été privés et qui nous permet encore de gagner dans la révolution ce que nous avons perdu dans la guerre [...] Nous voulons gagner la révolution [...] Qu'est-ce que cela signifie ? De la guerre et de la révolution, nous voulons faire l'instrument de la solution politique de notre histoire, solution qui aurait été impossible sans la guerre et la révolution» (Das Dritte Reich, éd. de 1931, p. 2 et p. 27). Dans ces assertions programmatiques d'un mouvement autoritaire, se retrouve en effet, et en toutes lettres, le principe mouvementiste d'une articulation de la guerre et de la révolution connu, en langage léniniste, sous le nom de «défaitisme révolutionnaire». Chez Jünger, nommé «mobilisation totale», il signifie que tout Etat en guerre se met en demeure soit de la gagner et de déclencher la stasis (la guerre intestine, la discorde civile) chez le vaincu, soit de la perdre et de devoir affronter cette même stasis sur son propre territoire. Cette physique de la mobilisation totale découle entre autres d'une lecture originale de Clausewitz, à travers lequel elle entre en rapport actif avec l'événement de la Révolution française où guerre étrangère et guerre civile ne cessent de se déterminer l'une l'autre, tout l'art de la stratégie, consistant, selon Clausewitz, à éviter cet enchaînement des deux formes de la guerre – et selon Moeller Van Den Bruck à provoquer ce même enchaînement. Mais ce mouvementisme enregistre aussi le mouvement de pendule caractéristique du conservatisme dans l'époque de la révolution. Les historiens l'ont noté, le nationalisme révolutionnaire n'est pas le seul concerné par le double tropisme que nous analysons : «De manière particulièrement nette pour la période qui va jusqu’à la promulgation des clauses du Traité de Versailles, nous pouvons distinguer deux orientations du Gewissen (10). D’un côté, on trace ses propres plans, le moment de les réaliser paraissant venu, y compris celui de la révolution; de l’autre côté, on n’en souhaite pas moins ardemment une certaine stabilisation de la conjoncture, on s’en prend à la révolution, on est contre-révolutionnaire, ou, comme on dit : “conservateur”. Jusqu’à la promulgation des clauses de la paix, c’est la seconde option qui prédomine, la “conservatrice”; par la suite, ce sera la première, la “révolutionnaire” (11)».
Il n'en est que plus remarquable de constater que ce modèle dynamique d'une synergie de la guerre et de la révolution n'est pas l'apanage des auteurs révolutionnaires conservateurs, mais qu'il inspire simultanément leurs adversaires, lesquels cherchent même, le cas échéant, à l'affiner. Gramsci : «Le livre de Croce est un traité des révolutions passives, pour employer l’expression de Cuoco, qu’on ne peut ni comprendre ni justifier sans la Révolution française, événement européen et mondial et pas seulement français. (Peut-on trouver une référence actuelle de cet exposé ? Un nouveau “libéralisme”, dans les conditions modernes, ne serait-il pas précisément le “fascisme” ? Le fascisme ne serait-il pas précisément la forme de “révolution passive” propre au XXe siècle, comme le libéralisme a été celle du XIXe siècle ? […] On pourrait le concevoir ainsi : la révolution passive se vérifierait dans la transformation “réformiste” de la structure économique, en partant d’une économie individuelle pour arriver à une économie planifiée (économie dirigée) […] On pourrait rapprocher cette conception de celle qu’en politique on peut appeler “guerre de position” par opposition à la guerre de mouvement. Ainsi, dans le cycle historique précédent, la Révolution française aurait été une “guerre de mouvement” et l’époque libérale du XIXe siècle une longue guerre de position (12)». Chez Jünger, ces nuances apparaissent également, à la lecture des essais de son ami Valeriu Marcu, un transfuge du marxisme et spécialiste de Machiavel, auquel il consacre un livre important en 1936 (Die Schule der Macht).
L'intention de la recherche, dans cette première démarche, n'est pas difficile à préciser : il s'agissait de donner un caractère plus systématique aux travaux de mes prédécesseurs, Pierre Vaydat et Louis Dupeux. Quel est à mes yeux le trait distinctif commun du «nationalisme soldatique» (Vaydat), du «nationalisme révolutionnaire» et du «national-bolchevisme» (Dupeux) ? C'est précisément cette transformation du classicisme clausewitzien en une théorie de l'enchaînement de la guerre et de la révolution. Preuve en est que, même si «révolutionnaire», cette théorie peut inversement inspirer un classicisme d'un nouveau genre, celui de la pensée géopolitique conçue par Klaus Haushofer. Mais il faut tout de suite le remarquer : si le mouvementisme révolutionnaire conservateur se fixe l'objectif d'un retour à ce que Moeller Van Den Bruck appelle «un point de fixation finale», c'est sans doute que, contrairement à Clausewitz, il méconnaît la virulence du «déchaînement» qu'il envisage : à la différence de la «mobilisation totale» de Jünger, la «guerre totale» décrite par Ludendorff se caractérise par l'épuisement des adversaires, et même pour les États vainqueurs, par le peu de gains de long terme qu'ils peuvent escompter de leur victoire. Pour peu que ce «point de fixation finale» s'efface réellement dans la conscience du révolutionnaire conservateur, toutes les conditions sont alors réunies pour que ce mouvementisme bascule dans un véritable enragement de la guerre et de la révolution. N'est-ce pas justement ce basculement qui distingue très spécifiquement tous les régimes totalitaires ?
Encore faut-il insister sur un autre avantage méthodologique du travail qui a consisté à «resserrer» cette typologie de la révolution conservatrice : l'enragement qui, après coup, paraît conduire du déchaînement de la guerre et de la révolution au régime de la domination totalitaire, nous devions et nous voulions éviter qu'il n’inspirât un raisonnement tautologique, nous devions et nous voulions éviter que la sauvagerie totalitaire ne finisse par être mise au compte tautologique d'une mentalité qui se serait mystérieusement cristallisée dans la société des guerres et des révolutions en chaîne avant d'investir les appareils de la domination totalitaire. Et pour éviter ce piège circulaire des raisonnements ex quo ante, si répandus par l'historicisme des historiens, il nous fallait au contraire repérer la possibilité du déchaînement et de l'enragement dans l'agencement même du texte révolutionnaire conservateur – en montrant comment il s'attaque sciemment à la théorie clausewitzienne de la conservation des intensités politiques ou à l'image napoléonienne de la révolution comme «fleuve qu'il faut ramener dans son lit». Le débordement révolutionnaire conservateur n'est pas l'effet de quelque anomalie psychologique, mais l'effet lointain de l'événement survenu en 1789 et dont j’ai dit plus haut qu'il venait dire intempestivement qu'il n'en finirait jamais, que, très longtemps, il resterait contemporain à plusieurs générations (introduisant à une nouvelle historicité, perçue avec la même perspicacité que Tocqueville par son contemporain allemand Leopold von Ranke : «Die Revolution, die schon so oft geendigt su sein behauptet hat, niemals scheint sie endigen zu wollen. Immer in neuen und zwar immer in entgegengesetzten Gestalten tritt sie auf. Aus der Republik verwandelte sie sich in den militärischen Despotismus; sie unterwarf sich wieder den legitimen Fürsten; sie hat dieselben neuerdings verjagt : und niemand, der sie seitdem beobachtet hat, wird sich überreden, dass sie damit zur Ruhe gekommen sei (13)» – «La révolution qui affirma si souvent être terminée semble ne jamais vouloir se terminer. Elle ressurgit constamment sous des figures nouvelles, c’est-à-dire antagonistes. La république a donné par métamorphose le despotisme militaire; elle s’est de nouveau subordonnée aux princes de la légitimité, qu’elle a à nouveau chassés; et s’il l’a observée entre-temps, nul ne pourra se persuader qu’elle a ainsi trouvé le repos»). Quant à l'enragement du pouvoir, il s'est manifesté au grand jour dans la genèse d'une espèce de corps politique sans précédent : l'Etat criminel. Les «enragés» de 1793-94 réapparaîtront jusque dans la forte image de J.-F. Lyotard, quand il rappelle qu'il fallut abattre la domination nazie comme un «chien enragé». À la relance répétée du cycle des guerres et des révolutions s'ajoute donc – si les périodes diffèrent, l'époque est la même – la relance synchrone de la terreur : «Le terrorisme [est] […] un système. C’est lui qui se subordonne les idéologies et les politiques, et non l’inverse […] Ainsi du fascisme et du communisme : il semble qu’ils aient eu recours au terrorisme, qu’ils s’en servent comme d’un instrument. Mais ce sont eux qui viennent après : ils proviennent du terrorisme dans la mesure où ils ont leur origine commune dans la Révolution française. Ce sont les idéologies qui sont instrumentalisées : les terrorismes sont les mêmes, parlent la même langue, aboutissent aux mêmes résultats (14)».
Si j'insiste ici sur la signification épochale de cet événement-avènement, c'est pour mieux la préserver de son interprétation historiciste. Et je ferai donc ici une brève digression en matière d'historiographie des totalitarismes.
Soit le cas de l'œuvre historienne d'Ernst Nolte : elle a subi toutes les conséquences du conflit des paradigmes propre à l'historiographie des totalitarismes, comme le montre l'abandon en milieu de parcours du corpus originaire. La recherche par Nolte d'une «époque» des fascismes européens l'avait d'abord conduit à délimiter un premier corpus : à une analyse comparée du fascisme, du nazisme et de l'Action française. Mais en cherchant à insérer cette époque dans celle des totalitarismes, comprenant le régime stalinien, Nolte fut progressivement amené à renoncer à la première analogie, et même à la résilier complètement en interprétant le nazisme comme un phénomène réactif spontané de défense face à la terreur stalinienne. Ce qui avait d'abord été compris comme une contre-révolution violentant activement les règles de la démocratie libérale devint, chez le dernier Nolte, stratégie improvisée de survie, contre-terreur mimétiquement organisée face à la terreur. De l'Action française il ne pouvait bien sûr plus être question (abandon du premier corpus), mais, à la longue, du fascisme italien non plus, dont Nolte lui-même avait montré comme il avait, à ses débuts, revendiqué sa filiation avec la «doctrine» de Marx (abandon du second corpus). Non seulement le corpus homogène des commencements n'a pas résisté, mais l'objectif même de la recherche a été abandonné en cours de route : ce qui était d'abord visé en termes d'«époque» ne subsiste au finale que sous les espèces d'un traumatisme en chaîne où il n'y a plus que des victimes indistinctes de la terreur, y compris parmi ceux qui l'organisent. Insensiblement, la recherche historique s'est ainsi transformée en un récit psychologique, où le conflit politique se réduit à une pure économie de la peur subie et de la peur infligée. C'est là l'hypothèse du Grand Inquisiteur imaginée par Dostoïevski : plutôt que de risquer leur liberté, car elle les effraye, dit-il, les hommes préfèrent obéir à celui qui leur offre de vivre en sécurité, à peur réduite. Mais cette provocation théologique, l'historien ne peut la faire sienne : non seulement pour la raison évidente que la terreur est un paroxysme de l'insécurité (et que le paradoxe du Grand Inquisiteur ne s'y applique qu'à condition de confondre peur et terreur), mais aussi pour la raison, contraignante pour un historien, que l'équation hobbésienne de la liberté et de la sécurité est vraie dans les deux sens, pour le souverain comme pour le sujet du pouvoir, et qu'elle n'est donc pas psychologique (au sens pathologique que dénote le mot prodigieux de Baudelaire : «J'aimerais être le bourreau et la victime», passage à l'absurde puisque des deux Je du binôme hobbésien on passe à un Je unique et le binôme n'a plus lieu d'être). Et l'historien des régimes totalitaires est alors tenu de ne plus confondre le récit psychologique et la question de la philosophie politique, portant sur l'essence du pouvoir raisonnable : celui qui produit activement la relation visible de la liberté et de la sécurité, qui se légitime par là même, et ne se légitime que par là. C'est précisément ce moment raisonné constitutif du pouvoir qui, chez Nolte, a fini par disparaître et par rendre inintelligible l'articulation intrinsèque des régimes de terreur et de leurs discours charismatiques, le rapport entre ces tyrannies sans précédent et leur obsession de la légitimité. Ce que H. Arendt entendait par le règne conjugué de «la terreur et de l'idéologie».
Si nous insistons ici sur les retournements successifs du travail de Nolte et sur l'aboutissement d'une recherche historienne à une psychologie sans guère de nuances, c'est pour mieux discerner comment, dans la recherche historienne, tout corpus, aussi rigoureusement délimite-t-il une période et une époque, porte en lui-même une «philosophie» latente – et pour mieux mesurer ce qu'il risque, à son détriment, s'il ne cherche pas à l'exposer, à expliciter comment elle pèse en amont sur ses choix méthodologiques. Chez Nolte, cette philosophie spontanée consiste, je résume, à ramener des constructions idéologiques, par définition transitoires, à leur présumé noyau existentiel, et en particulier à l'affect invariant et destinal que serait la peur. L'époque des fascismes, puis, dans la seconde phase des travaux de Nolte, l'époque des totalitarismes se fonderait sur la prévention permanente d'un ennemi intérieur, menace qui justifie la militarisation intégrale du champ politique et de l'ensemble des rapports sociaux, autrement dit le régime de la terreur, l'alliance du milicien, du militant et du militaire. On a là, dans cette interprétation des totalitarismes, le cas pour ainsi dire exemplaire d'une théorie d'abord comparatiste qui détruit elle-même ses propres objets en réduisant le champ de la philosophie politique à une simple phénoménologie du siècle des idéologies, et ce siècle au règne d'un alibi paranoïaque dans la sphère politique.
Notes
(1) La Révolution (réédition Belin, 1987), p. 50.
(2) L'Avenir de la science, op. cit., p. 787.
(3) F. Châtelet, article Révolution de l'Encyclopedia Universalis, vol. 19, p. 1 007 de l'édition de 1990. Parmi beaucoup d'autres illustrations possibles du phénomène ainsi schématisé, citons ces notations d'Emmanuel Berl : «La confusion du mot révolution qui, pour un léniniste, signifie la conquête du pouvoir par le prolétariat et qui signifie, par ailleurs, le bouleversement des valeurs spirituelles admises, les surréalistes la soulignent assez par leur désir de montrer Picasso comme un révolutionnaire… Picasso les déçoit… un peintre n'est pas plus un révolutionnaire pour avoir 'révolutionné' la peinture, qu'un couturier comme Poiret pour avoir 'révolutionné' la mode ou qu'un médecin pour avoir 'révolutionné' la médecine» (Premier pamphlet, in Europe 75, 1929, p. 401).
(4) Considérations sur les principaux événements de la révolution françoise, 1818, p. 214.
(5) Registre inspirant à Maurras cette mise au point significative : «... une révolution conservatrice, une Restauration, un retour à l'ordre... » (Enquête sur la Monarchie, p. 423 de la rééd. de 1986), variations sur le flou et approximations d'une réalité apparemment mal saisissable pour l'écrivain du «nationalisme intégral». D'où une nouvelle tentative en 1943, quand Maurras publie La Contre-révolution spontanée.
(6) Macaulay, Histoire d'Angleterre depuis l'avènement de Jacques II, I (trad. fr. vicomte J. de Peyronnet, Perrotin, 1861), p. 20.
(7) D. Pélassy, Le Signe nazi. L'univers symbolique d'une dictature (Fayard, 1983), p. 174.
(8) J. Talmon, Les Origines de la démocratie totalitaire (trad. fr. P. Fara, Calmann-Lévy, 1966), p. 41.
(9) Cf. B. Koehn, La Révolution allemande selon Edgar Julius Jung et le national-socialisme, in B. Koehn (vol. coll.), La Révolution conservatrice et les élites intellectuelles européennes (Rennes, PUR, 2003), pp. 101-113.
(10) Ici, titre d’un périodique, un des organes de presse de la révolution conservatrice (cercle de Moeller Van Den Bruck).
(11) Hans-Joachim Schwierskott : “ ‘Das Gewissen’. Ereignisse und Probleme aus den ersten Jahren der Weimarer Republik im Spiegel einer politischen Zeitschrift”, in : Hellmut Diwald, Lebendiger Geist. Hans-Joachim Schoeps zum 50. Geburtstag von Schülern dargebracht (Leiden et Cologne, E. J. Brill, 1959), p. 162.
(12) Gramsci, Cahiers de prison, 8, <236> (Gallimard, trad. fr. P. Fulchigoni, 1983), p. 397. Le livre de Croce que commente Gramsci est Storia di Europa, paru en 1932 (trad. fr. L'Histoire de l'Europe au dix-neuvième siècle, H. Bédarida, Plon, 1959).
(13) Cité par Hanno Kesting, Geschichtsphilosophie und Weltbürgerkrieg. Deutungen der Geschichte von der Französischen Revolution bis zum Ost-West-Konflikt (Heidelberg, Carl Winter Universitätsverlag, 1959), p. 59. Au sentiment de Ranke fait pièce la thèse de F. Furet, condensée dans un titre : Terminer la Révolution. De Louis XVIII à Jules Ferry (1814-1880) (Hachette, coll. Pluriel, 1990). Pourtant, nous le verrons, nous sommes en l'occurrence dans le domaine des indécidables, quelle que soit la période durant laquelle un jugement est énoncé (la révolution sans fin), ou la proposition adverse (la révolution est terminée).
(14) L. Dispot, La Machine à Terreur. De la Révolution française au terrorisme (Grasset et Fasquelle, 1978, Le Livre de Poche/Biblio/Essais, s. d.), p. 69.