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30/08/2012

Le Jardin de la connaissance de Leopold Andrian

Crédits photographiques : Stoyan Nenov (Reuters).

Le désespoir, pour discret et comme atténué par quelque mystérieuse sagesse un peu lasse, délicieusement revenue de tout qu'il nous paraisse, n'en est pas moins ce que nous pourrions appeler le tiers invisible du Jardin de la connaissance que Leopold Andrian fit paraître en 1895 (1). Si le prince Erwin est le personnage principal, le désespoir, lui, qui dans le texte semble évoqué comme au travers d'un édredon spéculatif et rilkéen, est le tiers invisible.
Il nous reste donc à tenter de caractériser le troisième membre de cette trinité pour le moins éthérée : s'agit-il du monde qui, dans sa beauté et sa muette opacité, plonge Erwin dans les affres d'une méditation qui elle-même ne peut se dire ?
S'agit-il de la quête de Dieu, dont il reste dans le texte finalement peu de traces qui ne soient pas réellement et franchement confondues avec les splendides manifestations d'une nature comprise, selon une très ancienne tradition qui remonte à l'Antiquité, comme un livre qu'il s'agit de déchiffrer (2) ? Où est Dieu, s'Il est dans le moindre brin d'herbe que la lumière ourlera d'une façon éminemment suggestive aux yeux du poète ? L'esthétisme est toujours l'allié le plus sûr d'une certaine prudence trompant sa faim dans la contemplation, fût-elle inquiète, du monde.
S'agit-il plutôt du secret ou bien, puisque ce dernier ne nous intéresse guère en lui-même, de la peu surprenante révélation de son inexistence : «Lorsqu'il fut mort, elle (la mère d'Erwin) crut que seule cette disparition lui avait dérobé la révélation du secret, et elle porta son deuil» (p. 10), cette fin de non-recevoir en somme constituant non pas un démenti cruel à l'attente enfiévrée mais la plus sûre garantie de tourments prolongés, pour le plus grand bonheur de la littérature ?
S'agit-il encore du mouvement même du texte comme nous venons de le voir, que nous pourrions caractériser comme étant de l'ordre d'une procrastination insatisfaite ou bien d'une épiphanie (ou «illumination», cf. p. 32) contrariée, qui cacherait sa faiblesse derrière le voile commode de l'inadéquation des mots aux choses ?
S'agit-il enfin de la dynamique de réconciliation des contraires (3) qui est marquée dès la toute première page du texte d'Andrian, la citation d'un vers de Dante nous indiquant que la perception, en toute chose, du bien et du mal dépend de la perfection de l'âme, cette âme qu'il s'agit à tout prix de connaître sans toutefois sombrer dans le danger d'un narcissisme très légèrement homosexuel (4) lui aussi évoqué d'entrée de jeu ?
Car c'est bel et bien le danger d'un repli sur soi-même qui guette Erwin comme il guette tout jeune homme intelligent et solitaire, et cela même quelles que soient les sorties pourrait-on dire, qu'il tente hors de sa propre citadelle imprenable, résistant à tous les assauts de la beauté, de l'amitié ou de l'amour, et qui l'empêche dirait-on de s'élancer dans les contrées inconnues où, il le sait, le pressent tout au moins, se cache la révélation, selon la parole de Novalis dans ses Disciples à Saïs («Il en fut un qui y parvint : il souleva le voile de la déesse à Saïs, mais que vit-il ? Il vit – miracle des miracles, lui-même») : «Il disait : «autre chose», et en prononçant ces mots, il avait le sentiment que, quelque part, il ne savait dans quelle direction, s’étendait un monde où tout était à la fois interdit et secret, aussi grand que celui qu’il connaissait» (p. 24). Les savants que peint Arthur Machen dans ses histoires réellement effrayantes pressentent eux aussi le fait qu'un monde inconnu se tient au-delà de leur regard. Du moins n'hésitent-ils pas à en déchirer le voile, quitte à devoir assumer le risque de la folie, pour leurs cobayes ou pour eux-mêmes.
Ce repli sur soi n'évite pas le danger d'un hermétisme démoniaque qui serait l'échec de la solitude véritable, qui est ouverture au monde et aux autres, jamais repli dans le faux infini de la suffisance (5). Erwin, comme d'ailleurs Lord Chandos, ne se comprend plus lui-même faute d'un langage capable d'appréhender les ultimes mystères qui l'entourent (6) : «Un jour, à Schönbrunn, ce sentiment de désolation s'empara de lui avec une force toute particulière, car ce n'étaient pas seulement les choses qui lui apparaissaient comme dépourvues de sens, mais aussi ses pensées habituelles qui se dérobaient à lui, s'écartaient de lui, se dispersaient et le laissaient à l'abandon» (p. 35), alors même que «le mot unique qui brise le charme» (p. 32) ne lui sera jamais révélé par quelque «pieux vieillard» de conte ou de légende.
Pourtant, et de façon assez paradoxale, Erwin ne peut être considéré comme un banal jouisseur accumulant les expériences et jouissant même de leur échec, une espèce de Des Esseintes qui, moins radical toutefois que son cousin français dans la méthodique organisation de ses plaisirs, serait cependant animé d'une volonté de connaissance aussi insatiable que discrète. Comme Des Esseintes d'ailleurs, Erwin échouera mais il échouera sans éclats, trompette ni fanfares, sans descente dans les enfers de la drogue, du vice et, in fine, de la folie. L'esthétisme discret se nourrit après tout de nourritures plus terrestres que spirituelles mais quoi qu'il en soit allégées. Ainsi s'éteint doucement la quête pas même effrénée, dans une tautologie qui pourrait être celle de l'imbécile content de dorer sa peau sous le festif soleil estival : «Il reconnut avoir échoué parce qu’il avait recherché le miracle de la vie ailleurs que dans la vie elle-même, dans la vie qui est toujours également merveilleuse parce qu’elle demeure toujours identique à elle-même, parce qu’elle sera demain comme elle était hier et qu’elle n’est pas différente aujourd’hui. Du fait aussi que, pour chacun, sa propre vie était l’unique miracle, nul ne pouvait communiquer à autrui une révélation à son sujet ni obtenir d’autrui quelque révélation que ce fût. Lorsqu’il avait attendu des êtres qu’il croisait la solution de l’énigme, il avait confondu l’énigme elle-même avec une garantie en vue de sa résolution. Ces êtres n’étaient que les dépositaires de l’énigme, ou plutôt, l’énigme consistait précisément en ce que tous, sans le comprendre, et d’autres sans même s’en apercevoir, quittaient peu à peu l’armure de leur beauté, qui mourait de jour en jour davantage, et s’avançaient étrangement vers la mort» (p. 40).
Notons que, à sa façon toute feutrée, si délicieusement aseptisée qu'elle ne pouvait qu'enthousiasmer un Charles Du Bos qui évoqua l'auteur et son livre le plus connu dans ses Approximations, Leopold Andrian semble réduire à néant toute velléité de connaissance qui tenterait de s'illimiter au-delà de la mort.
Que reste-t-il, dès lors, en place sur ce terrain qu'à sa façon délicate Andrian a réussi à priver de toute verticalité, plus sûrement que ne l'eût fait un contempteur un peu épais de Dieu, tout pressé, en gueulant un désespoir qu'il feint de confondre avec une joie satanique, de niveler la création pour en détruire les ultimes traces de sacré ? L'art, peut-être, comme recours légitime, à vrai dire unique, face à un monde et une vie d'homme l'un et l'autre enfermés dans leur mutismes respectifs ? Andrian ne nous donne aucune réponse définitive, même si les références à la musique sont évidentes dans son texte, et même si, sans doute, la belle traduction française laisse deviner une musicalité propre au texte original qui est témoignage d'une exquise préoccupation artistique et, sans doute, spirituelle.
La beauté ? Elle serait dès lors considérée comme la seule perspective de salut sur cette terre et encore, bien moins que sa compréhension ou le dévoilement de son ultime secret, l'une et l'autre illusoires, son évidence bonhomme plutôt : la beauté, comme la rose du mystique, fleurit sans pourquoi. Car il est certain aux yeux d'Andrian qu'une vie mérite d'être vécue si elle salue la beauté et si, par ce salut, elle accepte l'incapacité radicale, pour l'homme, de percer le mystère de l'univers, c'est-à-dire si elle accepte et comprend, fait sienne en fin de compte notre unique mission, qui est de chanter, d'exalter ce qui est beau, d'exulter dans ce chant, de devenir hommes par la reconnaissance sincère et émue de la beauté : «Il lui semblait en effet que ce qu’avait de royal la prodigalité de l’existence, et d’indicible la noblesse de l’âme, se trouvait contenu dans de telles rencontres; une chose splendide, c’était que cette mort solitaire qu’est la vie ne pût nous empêcher d’admirer une beauté qui nous reste étrangère, que nous ne comprenons pas, qui ne peut nous découvrir son mystère et ne peut rien nous donner, et cela, du seul fait qu’elle était belle; oui, il était splendide que nous fussions artistes quoique nous fussions hommes, mais artistes aussi en ceci, que nous ne nous plaignions même pas lorsque cette beauté nous échappait, mais savions la saluer et exulter à sa vue, parce que la contemplation du spectacle tragique de la vie nous importait davantage que notre propre destin» (pp. 41-2).
À vrai dire, Leopold Andrian évoque, en quelques mots, un autre type de connaissance qui, bien que fugace par essence et assez pauvrement illustré par l'exemple même de son spartiate personnage, serait à même de nous livrer la clé du monde, si tant est qu'elle existe quelque part et ne soit pas, comme l'image dans le tapis de James, un leurre derrière lequel nous ne pouvons cependant pas nous résoudre à ne plus courir. Nous payons pour être trompés, comme l'écrivait quelque part Paul Gadenne, pas seulement dans les romans, et il est assez évident que cette tromperie est d'abord celle du mauvais infini que nous recherchons, du plus brave au dernier des farceurs, dans les plaisirs de la chair. Que cette tentation nous soit donnée par un texte aussi peu incarné que celui d'Andrian, donnant la sensation quasiment physique d'une aérienne légèreté, n'est pas la dernière des ironies de cette écriture affamée de découvertes et d'explorations et pourtant si visiblement peu lestée de plomb pour s'aventurer dans les grandes profondeurs.
Avons-nous donc atteint si vite la dernière étape de notre périple tout de même peu ardu et même, un peu trop commodément balisé, en grands panneaux et flèches que le moins attentif des lecteurs ne manquera pas de voir ? Il semble bien que oui, cette précipitation (d'autres parleront de concision ou d'ellipse) devant être sans doute mise sur le compte du jeune âge de l'auteur au moment où il écrivit son roman.
Cette présence de l'amour charnel sublimé est à sa façon, peut-être, un autre signe de cette jeunesse, puisqu'il semble bel et bien que la connaissance, qu'Erwin a désiré poursuivre (mais d'un désir comme alangui, propre aux personnages mous et spectraux de Gracq) jusque sur le sommet de la plus haute montagne, soit en fin de compte à portée d'une caresse, caresse qui, nous l'avons vu, n'est même pas esquissée dans le texte.
C'est là peut-être le dernier mot de l'énigmatique (et diraient les pédants, par essence aporistique) quête d'Erwin : «il reconnut alors que la plus véritable aspiration de l'être humain était de presser son corps contre le corps d'un autre être, car il est une connaissance dans ce mystérieux anéantissement de l'existence» (p. 45) ou bien un lien, inconnu, «qui unissait les êtres malgré la solitude de leur vie, où résidait cette énigme séduisante et menaçante de la vie» (p. 46) que le prince Erwin, bien évidemment, ne parviendra jamais à découvrir, tout comme les cavaliers de Lord Dunsany ne parviennent jamais à contempler les murailles de la ville de Carcassonne, tout comme Leopold Andrian lui-même, qui se tut durant des années et ne fut jamais capable de donner une suite à son Jardin de la connaissance (7), n'est en fin de compte jamais parvenu à fixer, dans un texte du moins, ce mystère impalpable.

Notes
(1) Leopold Andrian, Le Jardin de la connaissance (traduction de l’allemand par Jean-Yves Masson, postface de Francis Claudon, Verdier, coll. Der Doppelgänger, 1992).
(2) «[…] les choses du monde extérieur avaient pour lui la valeur qu’elles ont dans le rêve; elles étaient les mots d’une langue qui, par hasard, se trouvait être la sienne, mais elles ne devaient leur sens, leur place et leur couleur qu’à sa seule volonté» (p. 10).
(3) «Pourtant, de la triste et délicate beauté de tels vers, ces aspects de la vie étaient absents, que promettaient le frisson qui le parcourait et les mots du poète : chagrin et exultation, élévation et bassesse, et le comble de tout ce que renferment le ciel et l’enfer, mais tellement mêlé, choses infernales et célestes brassées pêle-mêle par la confusion d’un même mouvement, et tellement réunies en lui que l’on ne percevait plus dans l’ensemble qu’un unique nimbe tremblant et mystérieux» (pp. 30-1). De la même façon, tenté par la prêtrise (cf. p. 12), Erwin se prépare à un combat, entre l’Église et le monde, qui n'en est pas vraiment un : «La vie serait donc un combat de l’Église contre le monde. Mais ses pensées conféraient à ce duel une courtoisie aux facettes si différentes, un cérémonial si élevé, des formes si recherchées, qu'il en devenait presque une parade, un prétexte donné à deux adversaires de naissance pareillement noble pour se tenir l'un en face de l'autre, pour admirer chacun la magnificence qui lui était étrangère, et pour, à la vue de la grandeur de l'autre, prendre conscience de la sienne propre; comme lorsque deux héros arrivent des confins du monde pour s'affronter, le plus brave des héros du monde oriental et le plus brave de ceux du monde occidental, et qu'après s'être salués, leurs lances abaissées et la visière de leur heaume relevée, ils en oublient presque le combat à force de se contempler mutuellement» (pp. 13-4). Nous pourrions multiplier ces exemples, illustration toute littéraire de la coincidentia oppositorum (cf. pp. 24, 37 ou bien 39, où «la diversité profonde et obscure de la vérité» se cache «au fond du mensonge») des Anciens ou bien, comme Andrian l'écrit, contraste se dissimulant «précisément au cœur de cette similitude» (ibid.).
(4) Voir par exemple : «Pendant un instant, ils se tinrent debout l'un en face de l'autre, dans leur beauté stérile dont ils ne pouvaient rien se communiquer», p. 29, comme si la très discrète présence d'un érotisme homosexuel diffus, si propre aux amitiés de l'adolescence (rappelons qu'Andrian écrivit son texte alors qu'il n'avait pas vingt ans), ne faisait que renforcer l'impossibilité du partage, alors même que, contrairement à ce qu'il a pensé, Erwin ne trouve nul salut dans l'amour des femmes (cf. p. 36).
(5) Peut-être Erwin est-il parvenu à déjouer le piège facile dans lequel de vieux faunes comme Renaud Camus et Gabriel Matzneff, ces Narcisse nés pour se contenter de leur propre petite personne égolatrique et vaine, semblent être tombés depuis des lustres passés à contempler la moindre poussée de racine de poil, en faisant, comme tant d'autres avant lui, le pari plus ésotérique que religieux d'un microcosme miroir du macrocosme : «Alors, il lui devint évident qu’il ne devait pas chercher sa place dans le monde, car il était lui-même le monde, aussi grand et aussi unique que lui; mais il continuait d’étudier, car il espérait, une fois acquise la connaissance de ce monde, que sa propre image lui apparaîtrait dans l’image qu’il en aurait» (p. 55).
(6) De fait, la remarque de Francis Claudon nous semble pouvoir être interprétée comme l'illustration d'un échec de la littérature bien davantage que comme la volonté réellement maîtrisée de garder le silence : «Mais, et c’est là ce qui lui confère sa véritable importance et constitue son originalité la plus remarquable, Le Jardin comporte un trait impressionnant et essentiel : la capacité de demeurer dans le silence, cette intériorisation exacerbée en chaque personnage, un vrai refus de la parole impliquant au fond l’idée que traduire, c’est trahir, que s’exprimer est vain, qu’il est vain d’analyser» (p. 73, in Leopold Andrian, modernité d’un conservateur autrichien.
(7) C'est vingt-cinq ans après l'édition originale qu'Andrian fit paraître une quatrième édition comportant une préface, alors que Le Jardin de la connaissance n'était plus que la première partie d'un volume intitulé La Fête de la jeunesse qui ne fut jamais suivie d'une seconde.