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29/02/2020
Lefeu ou la Démolition de Jean Améry


S'il est assez évident que le texte explicatif (ou censé l'être) de Jean Améry est celui «d'un écrivain que tourmente sans cesse l'angoisse de l'échec dans toute entreprise, aussi modeste soit-elle» (1), nous comprenons vite que l'auteur semble avoir éprouvé de conséquentes difficultés, peut-être même des difficultés insurmontables, pour tenter de comprendre ce qu'il a lui-même voulu écrire, emporté par la langue en dépit même de ses plus farouches réserves, avec son propre livre. D'un côté la certitude, exprimée dans ce texte comme dans Lefeu ou la Démolition, que le langage quotidien considéré, fort banalement, comme «moyen de communication», «a toujours été le dernier mouillage» où il a voulu s'ancrer et, de l'autre, exprimée dans la même phrase, la certitude qu'il ne pouvait que se laisser «porter, mouvoir, baigner par la langue», sans que nous soyons bien certains, à la différence de ce qu'il estime et même ne cesse de répéter, qu'il n'a pas voulu la mettre en pièces, «ni de manière méthodique», ni en s'introduisant «dans l'intimité de ses rouages» pour se «laisser broyer avec elle et par elle» (p. 210).

Cette remise à l'honneur de ce que Jean Améry appelle la «subjectivité annexe» (p. 219) peut nous aider à comprendre quelle aporie, je le disais, l'écrivain a voulu surmonter, à moins que, conscient comme toujours d'être taraudé par l'échec, il n'ait volontairement désiré s'exposer à la corne de taureau aussi tentatrice que dangereuse, lui qui déclare ne jamais avoir voulu «tirer une ligne de démarcation techniquement bien visible», comme dans les romans de Hermann Broch précise-t-il qu'il a goûté par le passé, «entre les parties-essais et les parties narratives», puisque la «langue et les images se sont infiltrées dans les parties où la préséance revenait à une clarté intellectuelle totale» (pp. 219-20).
Nous sommes ainsi conviés au spectacle d'une étrange désappropriation. L'auteur ne jure que par la droite raison, la lumière, la clarté de la pensée et (donc) de la langue. C'est pourtant Jean Améry qui ne peut que lentement constater la montée inexorable d'une nappe venue des profondeurs laquelle, lui arrachant la langue, lui ravit la pensée et la claire énonciation du monde, la santé mentale et l'harmonie somme toute raisonnable dans laquelle enserrer sa paisible vie quotidienne, fût-elle celle d'un peintre qui s'obstine à ne point vouloir quitter sa demeure insalubre, aux côtés d'une femelle fixant le plafond et débitant des insultes et des propos scatologiques, et qui finira à l'asile, pauvre poétesse qui, pour le coup, elle, a toujours voulu se laisser dévorer par un langage remis en liberté comme un monstre dangereux.
La suite de cet article figure dans Le temps des livres est passé.
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