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16/02/2013
Chien blanc ou du chien blanc comme animal aboyant et comme constellation philosophique, par Francis Moury
Crédits photographiques : Gene J. Puskar (Associated Press).
À propos de Romain Gary, Chien blanc (Éditions Gallimard, coll. NRF, 1970) et White Dog [Dressé pour tuer] (États-Unis, 1982, film Paramount) de Samuel Fuller.
À lire : Le Rat blanc de Christopher Priest.
«Ne pouvez-vous haïr sans que la haine éclate ?»
Pierre Corneille, Cinna (1640) acte 1, scène 2, v. 86 (Librairie Hachette, Classiques illustrés Vaubourdoulle, 1935), p. 16.
«L’organe cérébral du langage ne peut donc jamais employer que deux systèmes de signes extérieurs, dont l’un s’adresse à la vue, et l’autre à l’ouïe. Chacun d’eux a des avantages qui lui sont propres, et en vertu desquels tous deux sont usités concurremment chez les animaux supérieurs. Leur application caractéristique aux plus puissantes émotions suscite partout une certaine ébauche spontanée de l’essor esthétique, en faisant surgir les deux arts fondamentaux, la mimique et la musique, dont la source distincte n’empêche pas la combinaison naturelle. De ces deux souches spontanées résultent ensuite tous nos signes artificiels, à mesure que la communication affective s’affaiblit par l’extension des rapports sociaux, pour laisser prévaloir de plus en plus la transmission intellectuelle […]. Cette altération croissante conduit enfin, chez les populations très civilisées, à renverser totalement l’ordre naturel, en persuadant, au contraire, que l’art dérive du langage. Mais tout le règne animal témoigne aussitôt contre cette aberration théorique, en montrant les gestes et les cris employés bien davantage à communiquer les affections qu’à transmettre les notions, ou même à concerter les projets.»
Auguste Comte, Système de politique positive (1851-1854), tome II, 226-227 (édition «identique à la première» (sa ponctuation est respectée), Librairie positiviste Georges Crès & Cie, 1912, cité in Auguste Comte, Sociologie, § IV, textes choisis et présentés par Jean Laubier (PUF, coll. Les Grands textes – Bibliothèque classique de philosophie, 1957), p. 37.
Avertissement
Les deux sous-titres des deux parties de mon article, la première relevant de l’histoire littéraire et de l’histoire du cinéma, la seconde relevant de l’histoire de la philosophie et de la pensée politique, sont évidemment un hommage au titre de l’article classique d’Alexandre Koyré, Le chien, constellation céleste et le chien, animal aboyant (à propos de Spinoza, Éthique I, 17, scolie, paru initialement dans la Revue de Métaphysique et de Morale de janvier-mars 1950, repris ensuite dans ses Études d’histoire de la pensée philosophique) (1). Tel lecteur jugera peut-être, s’il privilégie l’histoire du cinéma, que la seconde partie de cet article eût gagné à être publiée à part. Tel autre, s’il privilégie l’histoire des idées, jugera au contraire que c’est la première partie qu’il eût fallu réduire à la taille d’un argument. Je vise ici, comme je l’ai toujours fait, un lecteur sachant unifier dialectiquement et transdiciplinairement les deux sections, aimant et voulant reproduire le mouvement méditatif qui m’a fait passer d’un domaine à l’autre, mouvement que je crois nécessaire à leur pleine et respective compréhension.
Durant un séjour parisien début novembre 2012 du côté de la Porte de Saint-Cloud, piochant dans la bibliothèque de notre hôtesse, un titre Gallimard NRF au dos parfaitement conservé parmi tout un rayonnage d’autres volumes de la NRF attira vivement mon attention : Chien blanc (1970) de Romain Gary.
J’avais naturellement vu en exclusivité, à sa sortie française dans une salle du Quartier latin, son adaptation cinématographique, White Dog [Dressé pour tuer] (2) (États-Unis, 1982) de Samuel Fuller, au scénario adapté de Gary par Fuller et Curtis Hanson, film que j’avais revu à la télévision une ou deux fois par la suite mais j’avais complètement oublié le nom de Gary à son générique et son origine littéraire. Sur le coup d’ailleurs, devant ce rayon et ce volume bien conservé de l’édition originale française, un doute me saisissait : s’agissait-il vraiment, en dépit de l’homonymie, du livre adapté par Fuller ?
Je l’ouvrais sans plus attendre afin d’en avoir le cœur net et je ne l’ai pas lâché que je ne l’aie achevé, le soir même. C’était bien le récit adapté par Fuller mais si différent du film qu’après l’avoir enfin intégralement découvert, je songeai immédiatement à écrire une étude comparée entre livre et film, que voici.
Je préviens le lecteur que j’y ai trouvé, je crois, deux ou trois choses de plus que la traditionnelle impossibilité d’adapter une œuvre littéraire au cinéma sans la trahir ou, en restituât-on correctement l’essence, sans néanmoins la modifier substantiellement. Impossibilité qui me frappe à chaque fois que j’ai l’occasion d’effectuer un tel exercice (voir mes textes sur Nosferatu le vampire de Murnau, Dracula de Tod Browning, et Le Cauchemar de Dracula de Fisher adaptés tous deux du roman de Bram Stoker, sur Le Coup de l’escalier de Robert Wise adapté d’une série noire parue en traduction chez Gallimard, sur Psychose d’Hitchcock adapté par Joseph Stefano du roman de Robert Bloch, sur Jaws de Spielberg d’après Peter Benchley, par exemple) qui n’est plus toujours possible car il n’est pas évident de trouver les livres physiques dont sont adaptés certains films, parfois non des moindres : chez quel éditeur par exemple, depuis l’édition belge Gérard en collection Bibliothèque Marabout de 1960, peut-on aujourd’hui trouver la traduction française d’un livre aussi important que le Psychose de Robert Bloch ? Bloch qui fut d’abord le jeune correspondant – parmi d’autres grands noms de la littérature fantastique américaine – de Howard Philips Lovecraft ?
Dans le cas de Romain Gary la difficulté est parfois inverse : il est assez facile pour le lecteur français de trouver Les Racines du ciel (1956) de Gary en librairie physique ou virtuelle (ce Prix Goncourt avait été repris dans la si agréable collection du Livre de Poche à laquelle le temps confère une réelle patine et un charme allant de pair) mais il l’est peut-être moins de visionner dans une édition vidéo correcte le beau film qu’en a tiré John Huston (1958).
I Le chien blanc comme animal aboyant – Histoire et esthétique du cinéma
Revenons à Chien blanc : alors que le film de Fuller se présente comme une fiction linéaire, le livre de Gary se pose dès la première page comme un récit authentique, strictement conforme aux événements. Faut-il croire Gary ? Il n’y a pas de raison de ne pas le croire car son récit est d’une grande précision, fourmillant de détails, et sa narration strictement autobiographique est d’une sincérité à laquelle on reconnaît rétrospectivement l’auteur de Au-delà de cette limite, votre ticket n’est plus valable, premier texte de Gary que nous ayons lu dans notre jeunesse, par hasard. Ce récit est très différent du film de Fuller en dépit d’un commun pessimisme, d’une commune lucidité aussi. L’argument en a été conservé mais totalement modifié par Fuller : alors que le «chien blanc» dressé par un policier sudiste de l’Alabama pour tuer les Noirs est recueilli par une jeune actrice de cinéma chez Fuller, il fut recueilli réellement par Gary lui-même. Le fait que ce soit une actrice qui recueille le chien loup – sa couleur est blanche mais son appellation ne la désigne absolument pas : elle correspond à sa fonction reprogrammée par son ancien maître – chez Fuller est sans doute un clin d’œil biographique et bibliographique à Romain Gary qui vivait en 1968 à Hollywood avec l’actrice Jean Seberg que les connaisseurs de la filmographie de Jean-Luc Godard et d’Otto Preminger visualiseront immédiatement. La progression des premières pages du récit correspond (violence graphique et attaques mortelles en moins, mais de justesse) à celle du premier tiers ou de la première moitié du film de Fuller. La disjonction temporelle instituée par le scénario est patente, démesurée si on la rapporte à la narration du livre original. Gary, en quelques pages amères et sèches, tempérées par une ironie mordante et une indignation qui ne tournent jamais au pathos, découvrait que son chien blanc (rencontré d’une tout autre manière, bien plus naturelle, que dans le début du film de Fuller) risquait de tuer, était certainement programmé pour tuer et pour tuer uniquement des Noirs. Fuller et Curtis Hanson ont simplifié la donne, tout en la rendant baroque : le chien tue à plusieurs reprises avant que sa nouvelle propriétaire ne commence à comprendre ce qui se passe, commettant notamment un ahurissant assaut contre un employé municipal travaillant dans (ou contre un clochard réfugié dans… ? j’ai un doute pendant que j’écris, que je trancherai tôt ou tard par une révision vidéo) une église.
Cet authentique moment de folie avait été considéré comme le point d’orgue visuel du film par Luc Moullet lorsqu’il avait écrit son beau texte sur le cinéma de Fuller comme cinéma du conflit de la lucidité et de la démence, à l’occasion de la rétrospective Fuller à la Cinémathèque française de Paris du 12 septembre au 14 octobre 2001. Dans le film de Fuller, le chien tue effectivement mais seul le spectateur le sait durant une bonne durée alors que si Romain Gary a compris presque tout de suite que son chien pouvait tuer, ce dernier ne passe pas à l’acte, sauf à la fin du récit et pas du tout contre une de ses victimes désignées initiales. Le suspense n’intéresse pas Gary : il raconte une histoire réelle survenue durant l’assassinat de Martin Luther King. La réalité lui amène par hasard un symbole vivant et, à partir de ce symbole, il repense d’une manière nouvelle la réalité. Ce symbole vivant qu’est le chien, on y revient régulièrement au cours du livre mais il s’estompe durant presque toute sa partie centrale pour ne redevenir actif et essentiel qu’à sa fin. C’est l’époque où Gary déjeune avec le cinéaste démocrate John Frankenheimer (qui avait bénéficié du concours favorable de la Maison Blanche lorsqu’il avait tourné son film de politique-fiction Sept jours en mai) et avec le politique Robert Francis Kennedy (ils évoquent ensemble la possibilité de son propre assassinat peu de temps avant qu’il ait réellement lieu, se référant à celui de son frère John lui-même assassiné en 1963 : analyse prophétique) et où Jean Seberg se rend aux réunions de soutien aux Black Panthers, réunions présidées par Marlon Brando et critiquées par Gary d’une manière implacable, sans parler de la saynète comique avec un acteur ivre (hélas non-identifié) voulant l’approbation de Gary pour faire l’amour avec sa femme sous prétexte que la «Method» le nécessite puisqu’ils doivent bientôt tourner ensemble une scène d’amour : acteur chassé à coup de pied.
Le Chien blanc de Gary dévie rapidement, son suspense se dilue, à mesure que son regard s’étend à la situation générale outre-Atlantique : tandis que le chien entre en «rééducation» chez un dresseur noir (beaucoup moins sympathique que le dresseur joué par Paul Winfield dans le film de Fuller, dresseur qui devient vite le héros authentique du film), Gary raconte son retour en France afin d’assister aux événements de mai 1968 qu’il juge dérisoires. Il participe d’ailleurs à la manifestation gaulliste contre mais sa haine du nombre l’en dégoûte rapidement : peut-être ce trait aristocratique authentique le sépare-t-il en profondeur de son ami André Malraux ? Le lien entre la situation américaine et la situation française s’incarne alors d’une manière nouvelle : sous la forme d’un déserteur noir réfugié en France pour échapper à la guerre du Vietnam tandis que son frère y devient volontairement officier. Leur père (que Gary a connu à Pigalle) méprise son fils déserteur, admire son fils officier car il estime que seul l’entraînement militaire permettra d’organiser la révolution noire, une fois la guerre achevée et les soldats noirs rentrés – ce qui n’est d’ailleurs nullement l’idée du fils officier, au contraire fier de s’intégrer par les armes à la nation américaine, ainsi qu’il l’écrit textuellement dans un fragment de correspondance. Le climat du Dead Presidents [Génération sacrifiée] (États-Unis, 1995) des frères Hughes, très exactement celui de la dernière partie du film, avec son personnage de la sœur devenue une «Black Panther» (sinon une féline au sens tourneurien), se retrouve rétrospectivement tel qu’en lui-même intact, ahurissant de violence, à peu près au milieu du livre de Gary qui décrit froidement les assassinats politiques internes (ou commandités) aux Black Panthers de l’époque.
Le White Dog de Fuller ne dévie, pour sa part, pas du tout, car il ne s’intéresse pas à la peinture sociale et politique des années 1968-1970 : il situe l’action comme contemporaine (on n’est plus en 1970 mais en 1980) et cette action linéaire monte en flèche jusqu’à deux extrémités. D’abord la découverte du personnage du raciste qui a dressé le chien, séquence brève mais démentielle (à l’apostrophe de l’actrice hurlant «Salaud, c’est vous qui en avez fait un «chien blanc» !», l’homme au physique de père tranquille réplique, lueur brusquement allumée dans le regard, avec une fierté criminelle revendiquée : «Yes… and the best of all !») alors que Gary l’avait traité réellement (face au shérif de l’Alabama, venu en famille lui réclamer son animal égaré) sur un mode ironique. Ensuite, l’échec de la rééducation du chien : chez Fuller in extremis, par une chute baroque, somptueuse, encore une fois folle; chez Gary par une chute réaliste par elle-même inquiétante et fermant une sorte de boucle. Chez Fuller, le dresseur noir ne peut rien contre l’animalité, son altérité devenue totale par la faute des hommes alors que chez Gary c’est le dresseur noir lui-même qui se révèle être aussi un raciste puisqu’il contre-dresse le chien afin qu’il attaque non plus les Noirs mais les Blancs ! L’ambivalence du chien, tantôt compagnon aimant et sympathique du maître ou de la maîtresse que le destin lui a fait rencontrer, tantôt criminel dangereux promis à l’abattage, est identique dans le livre et dans le film.
Un point commun fondamental est traité avec un soin particulier tant par Gary que par Fuller : la transcription aussi soigneuse que possible – littérairement par description chez Gary, cinématographiquement par un travail soigné de la direction animale et du montage de la bande-son chez Fuller – du langage (imparfait relativement à celui des hommes mais relativement compréhensible par eux : les animaux ont bien un langage… simplement moins clair pour nous que le nôtre, l’inverse étant non moins probable de leur point de vue) du chien blanc. Ses variations, en fonction des circonstances, traduisent d’une manière spectaculaire, tout au long du livre comme du film, le conflit interne suscité en lui entre instinct et individualité, dressage puis contre-dressage. La grande réussite du livre comme du film nous semble être dans cette attention technique scrupuleuse à l’altérité du langage animal, altérité si fascinante pour les hommes en raison de sa récurrente proximité humaine. Gary a toujours témoigné de sa sensibilité envers le monde animal : n’avait-il pas écrit, en 1956, un des livres précurseurs du mouvement écologique, à savoir Les Racines du ciel où quelques déracinés terrestres (mais ensemble enracinés dans un idéal commun) combattaient coûte que coûte pour sauver des braconniers les grands éléphants d’Afrique ?
Faut-il préférer le témoignage autobiographique pris sur le vif de Gary mais constamment refroidi par une analyse intellectuelle des faits relatés ou bien le cinéma visionnaire de Fuller atteignant régulièrement le fantastique à partir du réalisme brutal du film noir, genre dont Fuller fut aussi un illustrateur important : qu’on songe à son Underworld USA [Les Bas-fonds de New York] (États-Unis, 1961) ou à son Shock Corridor (États-Unis, 1963) ? Comment apprécier cette étrange distorsion entre un livre ample, aux multiples facettes, et un film de série B unilatéral bien que saisi régulièrement par le délire, délire totalement absent du livre ?
En fait l’histoire du cinéma permet, me semble-t-il, de trancher le dilemme grâce à deux autres films : dans Chien blanc, Romain Gary écrit son admiration pour le Naked Prey [La Proie nue] (États-Unis, 1966) de Cornel Wilde dans un paragraphe allusif et un peu énigmatique. Précisant qu’on a tenu La Proie nue pour raciste au moment de sa sortie alors que selon Gary il en est au contraire une admirable dénonciation; presque dix ans plus tard, sur le générique de The Klansman [L’Homme du clan] (États-Unis, 1974) de Terence Young, on peut lire que le scénario est de Fuller. Et très curieusement, à présent que nous avons lu Chien blanc, il nous semble que le ton de Gary est exactement le ton du scénario de Fuller dans L’Homme du clan tandis que La Proie nue admirée par Gary est un film totalement fullérien… qu’on se souvienne d’ailleurs du Run of the Arrow [Le Jugement des flèches] qui est le meilleur western réalisé par Fuller si on souhaite s’en convaincre. Fuller et Gary se sont très curieusement ratés lorsque l’un a adapté l’autre mais ils se sont finalement retrouvés par ricochet grâce à ce curieux croisement historique entre un jugement critique positif de Gary sur un film fullérien et à l’écriture d’un scénario par Fuller à la manière de Gary.
II Le chien blanc comme constellation philosophique et politique
«Et puis sur le fond et ces thématiques étant rapportées à notre époque», me demanderez-vous ? Je lis avec intérêt les différentes expressions contemporaines (leurs critiques négatives par Juan Asensio, positives par Éric Miné) de l’inquiétude d’une perte de souveraineté de l’Occident sur ses propres terres : Paul Valéry en demeure sans doute le plus grand prophète et le plus mesuré. Là-dessus, c’est lui qu’il faut relire avant même de lire Nietzsche, Spengler et les autres : on gagnera peut-être du temps. J’écris Occident car lorsqu’on est – comme c’est mon cas en ce moment – dans une région du monde (l’Asie) où la race blanche caucasienne n’est pas la race dominante, on n’identifie pas d’abord un Européen ou un Américain lorsqu’on croise un Blanc mais bien un Occidental. Il y a un chemin parcouru de l’Occident à l’Europe… et retour nécessaire bouclant la boucle que j’avais tenté de définir dans ma série Pro Europa parue chez Stalker, en son temps : le thème qui la sous-tendait était que l’Europe ne pouvait se faire sans l’idée d’Occident. Encore peut-on parfois se tromper ! Alexandre Pasche avait noté avec justesse dans son oublié mais pourtant remarquable Un Suisse chez les Européens (Éditions Mentha, circa 1985, (2)) que certains Siciliens ressemblent physiquement assez aux Arabes. De fait, je me souviens qu’à Turin vers 1990 on pouvait croiser des Italiens à la peau bien plus sombre que celle des Turinois : lorsque je suis allé en Sicile deux ans plus tard, j’ai compris que ces hommes si chaleureux que je croisais dans les rues de Turin étaient des ouvriers siciliens montés travailler aux usines du Nord de l’Italie. Le Torino nera [La Vengeance du Sicilien] (Italie, 1972) de Carlo Lizzani m’en avait déjà averti, il est vrai !
Inversement, remonter aux sources indo-européennes de l’Occident, c’est constater avec stupeur que telle région frontalière de la Thailande et du Cambodge se nomme « Aranya Prathet » : le pays des araignées. Aranya… araignées. Oui, inutile de se nommer Saussure ou Dumézil pour le comprendre en l’entendant, surtout en l’écoutant : la parenté sémantique, sémiologique, phonétique est réelle et suppose de toute évidence une parenté de civilisation ! Vu d’ici on aurait tendance à penser à un rapport phylogénétique qui serait éventuellement incarné par certains individus privilégiés sur le plan ontogénétique, car sensibles à cette filiation. Lorsqu’une langue dérive d’une autre langue, c’est que la Weltanschauung de l’une dérive de l’autre : Nietzsche n’a pas cessé de méditer cette dérivation, parmi d’autres, après d’autres (3). Déjà Platon œuvrait en ce sens dans le Cratyle et dans le Critias aussi, par voie de conséquence ! Qui, à la Sorbonne, étudie sérieusement aujourd’hui le Cratyle et le Critias (4). Une langue n’est rien d’autre qu’une pauvre collection de signes que certains individus géniaux peuvent brusquement animer en la faisant correspondre en profondeur au réel qui lui préexiste.
On se souvient en outre du paradoxe soutenu par Sénèque : l’exil n’est pas un mal pour le sage, sa patrie étant l’univers. Pierre Grimal a bien montré dans son beau Sénèque (5) en quoi il était possible de le soutenir à cette époque impériale. Il est loisible de penser que Sénèque n’est pas si éloigné de nous : si le sage vit dans un pays où la barbarie sévit, il peut légitimement séjourner ou s’expatrier dans un autre. Ce qu’un individu peut faire, il est plus difficile à une civilisation menacée de le faire : comment peut-elle donc se protéger des causes internes et externes de destruction qui la menacent organiquement ? La civilisation se définissant par le fait qu’elle est le résultat d’un effort, il est normal que la fatigue, corollaire physique de l’effort, existe aussi en son sein, sans parler du malaise fondamental que Freud, après d’autres, y décelait. On se souvient aussi des motivations philosophiques, brèves mais denses, fournies dans une note par le savant fou du Parasite Murders / Shivers [Frissons] (Canada, 1975) de David Cronenberg pour réintroduire la pulsion brute, susbtituer l’instinct à l’intelligence : le fondement philosophique pouvait en échapper aux spectateurs occasionnels de sa reprise parisienne dans les salles de quartier mais il était difficile au spectateur cultivé de ne pas songer à certains écrits de Friedrich Nietzsche, lequel avait lu d’abord Schopenhauer, celui-ci ayant cru découvrir l’alpha et l’omega de la crise occidentale inaugurée par la Révolution française et le kantisme dans une opposition plus fondamentale entre Orient et Occident. Des mages hellénisés à la transmission arabe d’Aristote, de G.W.F. Hegel à Nietzsche et Thomas Mann, de Malebranche à Paul Valéry, de Coleridge à Kipling, les penseurs européens n’ont pas cessé d’examiner l’Orient, qu’il soit proche, moyen ou extrême. Parallèlement, un double problème se pose : protéger la civilisation occidentale d’une part, protéger la vie et la sécurité des individus raisonnables vivant au sein de cette civilisation d’autre part. Ce double problème n’a pas varié en clarté depuis que nos pères Grecs et Romains puis médiévaux l’ont posé et y ont réfléchi. Dans la pratique, il suffirait de les lire («relire» s’applique aux happy few les ayant déjà lus) pour comprendre à peu près où on en était au moment où la civilisation française atteignait son zénith, à savoir le Siècle de Louis XIV, le XVIIe siècle. On aurait déjà fait un beau chemin en reparcourant celui-là. La tâche écrasante étant de reparcourir aussi celui qui nous mène de la Révolution française à nos jours à la lumière et à la contre-lumière des derniers événements survenus depuis la fin du XXe et le début du XXIe siècle. Ce second chemin est plus ardu parce qu’il est plus proche de nous, donc plus encombré par les mauvaises herbes que le temps n’a pas encore détruites. Le chemin qui va de l’antiquité à la période moderne est un chemin pavé emprunté uniquement par de nobles fantômes et l’élite contemporaine : il est donc tenu propre. Le chemin qui va de la période moderne à nos jour est beaucoup plus sale.
Ces questions posées naïvement aujourd’hui par les intervenants les plus divers et souvent les moins qualifiés ont donc reçu depuis longtemps des réponses autorisées mais variées. Nous ne cessons de les collecter et de les comparer afin de voir si quelque chose de tangible peut ressortir de la comparaison. Le relativisme et le nihilisme sont deux tentations constantes de l’intellectuel moderne en raison de l’individualisme qui prédomine en Occident. Les religions de l’Occident (le catholicisme, le protestantisme, l’orthodoxie) se sont conformées à cette tendance bien davantage que les autres religions du monde : il nous semble qu’un Arnold J. Toynbee avait autrefois médité là-dessus dans un opuscule aujourd’hui oublié. Il s’agirait de savoir quelle réponse est la vraie, la bonne, la juste ? L’idée de vérité étant elle-même une idée ancienne et l’histoire lui ayant donné de multiples formes, y compris celle de l’histoire elle-même : Hegel considérant le monde comme une puissance passant à l’acte, une idée se réalisant au moyen d’un moteur universel qui serait rien moins que la négation (donc la mort) de la négation (donc la mort)… la vie pleine et entière n’étant atteinte qu’au terme d’une douloureuse mort de la mort. Karl Marx a appauvri cette idée qui était issue en droite ligne du présocratique Empédocle et de ses visions volcaniques sur l’Amour et la Haine bien davantage que de Luther – Nietzsche le savait, Heidegger lecteur de Nietzsche le savait aussi – et on ne lit pas ceux qu’on nomme les Hégéliens de droite dans l’histoire de la philosophie sans parler d’Hegel lui-même que très peu de Français lisent correctement. Alexandre Kojève (qu’il ne faut surtout pas confondre avec Alexandre Koyré cité dans mon avertissement liminaire, d’autant moins qu’ils étaient contemporains et tous deux historiens de la philosophie : le bon «AK» entre ces deux, c’est Koyré, le disciple d’Émile Meyerson) a perverti – voir le livre difficile, parfois contestable (6) mais en général tout à fait remarquable de lucidité pénétrante de Vincent Descombes, Le Même et l’autre : 45 ans de philosophie française 1933-1978 (Éditions de Minuit, coll. Critique, 1979) – la réception hégélienne en France : il faudrait relire Jean Wahl qui lui est antérieur et supérieur, relire François Chatelet qui lui est postérieur et non moins supérieur. Le racisme en tant que fait tangible au carrefour de l’histoire individuelle et collective, idéologie adoptée comme absolu par certains en tant que fait théorique, est un des défits adressés par le réel à la raison moderne et contemporaine.
Tout cela constituerait de beaux mais plus difficiles objets de textes à venir, qu’il me faudrait donc écrire au cœur de la nuit, dans la solitude et le silence (uniquement rompu par le chant de quelques oiseaux nocturnes ou diurnes mais brusquement réveillés par un prédateur ou l’impression de sa proximité) d’une civilisation respectant – à certains moments particuliers car par ailleurs elle est friande de bruits multiples – le silence, répugnant à parler pour ne rien dire, tenant la parole pour inférieure au silence en règle générale : l’Asie n’a pas toujours lu Bossuet mais elle pense la même chose que ce qu’écrivait Bossuet dans ses Méditations sur l’Évangile à propos du silence (7). Molière aussi : Les Précieuses ridicules méprisent le langage lorsqu’il n’est pas une authentique parole, parole qui demeure sa vocation et son unique finalité. Auguste Comte avait aussi bien compris cela dans ses textes sur la nature, l’origine et la fonction du langage : c’est lui et Maine de Biran (8), bien davantage que Saussure ou Georges Mounin, qu’il faut relire sur ce sujet, comme sur bien d’autres.
Notes
(1) Éditions Armand Colin, 1961 puis reprise posthume chez Gallimard, Bibliothèque des Idées, 1971.
(2) Il ne faut pas confondre, par croisement mental inopiné de titres originaux et de titres d’exploitation française, le Dressed To Kill [Pulsions] (États-Unis, 1980) de Brian De Palma et le White Dog [Dressé pour tuer] (États-Unis, 1982) de Samuel Fuller qui n’ont aucun rapport l’un avec l’autre, d’autant qu’en anglais «dressed» ne veut pas dire «dressé» ! On peut juste regretter que la «guest-star» Angie Dickinson, au générique du premier, ne figure pas deux ans plus tard au générique du second, pour d’évidentes raisons plastiques qui sont aussi les seules de voir ce De Palma, ici fourvoyé dans un scénario totalement vain et artificiel. Il ne faut évidemment pas confondre non plus le Croc-blanc [White Fang] de Jack London (1906) et le Chien blanc de Romain Gary (1970) dont le titre est d’ailleurs très probablement un hommage allusif au titre du London.
(2) Livre qui se voulait certes «récit vécu, comique et illustré» mais qui se voulait aussi expressément document sociologique et document annonciateur : ce qu’il décrivait procédait souvent d’une belle lucidité digne du Montesquieu des Lettres persannes quand bien même ce qu’il annonçait ne s’est, heureusement, pas réalisé : les individualités des diverses nations occidentales résistent en effet très bien à l’unification européenne, loin qu’elles s’y dissolvent ! Le même phénomène est visible outre-Atlantique, au demeurant : un Américain se présente en signalant sa ville, son état, son pays. «Hi, Francis, I’m from Phoenix, Arizona, USA» : cette manière de se présenter me frappait lorsque je l’entendais il y a une dizaine d’années.
(3) Voir mon Ainsi parlait Zoroastre.
(4) C’est pourtant autant pour le Critias que pour le Timée qu’il faut se procurer la magnifique édition-traduction d’Albert Rivaud (quand rééditera-t-on, je m’en inquiète en passant, son Histoire de la philosophie parue dans la collection Logos des PUF ?) qui les réunit chronologiquement aux Belles lettres dans le volume de la Collection des Universités de France publiée sous la patronage de l’association Guillaume Budé !
(5) Éditions PUF, 4e revue, collection SUP, section Philosophes, 1966, avec un cliché en première de couverture qui est justement celui du buste qu’on aperçoit, l’espace d’un plan bref mais très spectaculaire photographié par Carlo Di Palma, dans Cinque tombe per un medium [Cimetière pour morts-vivants] (Italie, 1966) récemment réédité en France par Artus Films.
(6) Je pense à sa note partiale sur Les Maîtres penseurs d’André Glucksmann, livre qui demeure à mes yeux un des très grands livres du dernier tiers du siècle passé.
(7) Voir mes Notes sur l’impossibilité de séparer religion et style chez Bossuet parues en ligne chez Jeune France, l’espace internet de Raphaël Dargent [ce site n’existe plus, NdJA].
(8) Thèse de Comte sur l’origine du langage qu’on trouve déjà, trente ans plus tôt et presque dans les mêmes termes – nous citons largement l’extrait afin que cette proximité soit bien claire car elle concerne aussi le raisonnement et sa progression – chez Maine de Biran. Comte a fondé le positivisme comme Maine de Biran avait fondé, rétrospectivement et bien qu’il ne l’ait pas nommé ainsi, le positivisme spiritualiste. Ravaisson, Lachelier, Boutroux, Bergson sont grands lecteurs de Biran d’abord et de Comte ensuite. Biran se voulait psychologue, Comte se voulait sociologue mais au final tous deux fondent d’authentiques anthropologies philosophiques, assez souvent complémentaires l’une de l’autre. Ce dernier terme d’anthropologie est revendiqué par Biran : le projet d’une anthropologie philosophique sera repris plus près de nous par des phénoménologues aussi divers que Max Scheler ou Maurice Merleau-Ponty.
Cf. : Maine de Biran, Examen critique des opinions de M. de Bonald (1818) : «Le langage primitif est celui des affections, des sensations pures ou des besoins Ces instincts de la nature sentante ont leurs signes naturels que l’homme n’a pu inventer ; mais l’homme qui commence à apercevoir ces signes les transforme en signes volontaires, il les institue ou les invente en quelque sorte à leur titre d’expressions significatives pour lui et ceux qui l’entourent. La transformation des signes naturels instinctifs en signes volontaires, loin d’être hors de la portée de l’homme, est précisément l’attribut de sa nature intelligente et active. Donc cette transformation est toute de son fait ; elle n’est point adventice mais nécessaire à l’être intelligent. De la langue des sensations, des images ou des premiers besoins, transformés en idées au moyen de signes volontaires, n’y a-t-il pas un progrès naturel et nécessaire (proportionné à celui des sociétés) à la langue des idées intellectuelles, des notions les plus abstraites, ou de ces opérations compliquées de l’intelligence dont les signes généraux et abstraits notent et conservent les résultats, opérations auxquelles par conséquent le langage, considéré dans un haut degré de perfection, ne saurait être antérieur ? Ce second passage doit paraître impossible à ceux qui ne veulent pas commencer par le commencement. Telle est aussi la source des difficultés prétendues insolubles que M. de Bonald s’est plu à accumuler en se fortifiant de l’autorité de J.-J. Rousseau qui n’a pas mieux conçu le problème, comme il serait facile de le prouver par ses propres paroles.Un langage naturel et spontané est nécessaire pour inventer ou créer le langage artificiel ou volontaire, comme en tout homme l’intelligence consiste à faire, à répéter ou commencer volontairement, avec intention et en le sachant, ce que la nature sensible ou animale fait déjà à l’insu ou en l’absence de la personne intelligente. Nous devons attribuer à Dieu ce qui se fait régulièrement en nous, mais non pas ce que nous faisons nous-mêmes», extrait cité in André Cresson, Maine de Biran, sa vie, son œuvre, sa philosophie (PUF, coll. Philosophes, 1950), pp. 142-4.