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08/09/2014
Être homme c'est ne pas se contenter. Sur quelques poèmes ésotériques de Fernando Pessoa
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Peu nous importe en fin de compte, en lisant les Poèmes ésotériques, le Message et Le Marin, regroupés dans un seul volume publié par les éditions Christian Bourgois en 1988 (1), que Fernando Pessoa ait puisé son inspiration pour le moins complexe à plusieurs sources, qu'il s'agisse de textes bibliques, de textes d'inspiration rosicrucienne, franc-maçonne, des légendes relatives au mythe du Graal ou à celui du Retour du Roi caché Dom Sébastien (2), après sa disparition lors de la bataille de Ksar El Kébir en août 1578, mythe si important dans l'histoire du Portugal, sans compter les emprunts au Père Vieira («Empereur de la langue portugaise», p. 155, António Vieira) ou au voyant, cordonnier de son état, Gonçalo Annes Bandarra, qualifié, comme Jésus-Christ, de «plébéien» (p. 153, Bandarra). Les préfaces aux textes de ce recueil, établies par Robert Bréchon ou Patrick Quillier, toutes excellentes (mention particulière pour celle de Patrick Quillier, très fouillée) nous apportent toutes les informations souhaitables pour tenter de démêler l'écheveau subtil que constituent les différentes sources auxquelles Pessoa a puisé.
C'est bien davantage le génie poétique de Fernando Pessoa qui doit nous servir de seul guide, et cela d'autant plus que c'est ce même génie qui, selon le poète en personne, doit pouvoir exiger tous les sacrifices, et d'abord celui de la seule femme qu'il a, selon toute apparence, vraiment aimée, une certaine Ophélia, à laquelle il écrivit des mots qu'un Kierkegaard aurait pu faire siens au moment d'expliquer à Régine Olsen (pure folie que cette situation, bien sûr !) son comportement, ou, à tout le moins, de tenter de le lui expliquer et ainsi de justifier son comportement : «Mon destin relève d'une autre Loi, dont vous ignorez jusqu'à l'existence, et il est de plus en plus soumis à des Maîtres qui ne consentent ni ne pardonnent» (p. 19).
Cette explication, fantaisiste ou au contraire terriblement réelle, mais que Pessoa crut parfaitement juste et sincère, au point d'abandonner celle qu'il aimait, de sacrifier une femme à l'écriture, évoque une mission qui ne peut être que secrète, purement intérieure, irréelle, peut-être, selon les lois du monde, pas moins vive dans l'esprit et le cœur du grand poète. Cela ne nous étonne pas car Fernando Pessoa est par excellence l'explorateur des contrées du dedans indéfiniment diffractées par les regards de ses nombreux hétéronymes.
Il peut sembler paradoxal que l'écrivain même du secret qu'est par excellence Pessoa, qui se demande si entre ce qu'il dit et ce qu'il tait il possède une quelconque existence (cf. p. 23, dans un poème intitulé Par-delà-Dieu), soit le même que celui qui affirme qu'il désire «devenir un créateur de mythes», car c'est assurément «le mystère plus haut qui soit permis à une œuvre humaine» (p. 55). Et d'ajouter qu'il pense de plus en plus ainsi, car, de plus en plus il «instille dans l'essence animique de [son] sang l'impersonnel dessein de grandir [sa] patrie et de contribuer à l'évolution de l'humanité» (p. 56). La légende est symbolique, irréelle aux yeux d'un monde tout entier soumis au règne de la machine, et c'est bien là sa plus grande force, à vrai dire fort capable de féconder la réalité en la pénétrant, car, «Plus bas, la vie, moitié / De rien, se meurt» sans elle (p. 105, Ulysse).
Je ne vois aucune contradiction entre ces deux forces qui exercent une pression formidable sur Fernando Pessoa : d'un côté le culte du secret, la certitude que «tout est occulte» (p. 26, dans un poème intitulé Noël) dans un monde duquel Dieu semble s'être retiré et dont il demeure absent (l'absence de Dieu étant pourtant définie comme étant, elle-même, un dieu ou Dieu, cf. p. 28), puisque rien ne sort de l'abîme ou n'apparaît dans le ciel (cf. p. 33), et, de l'autre, l'évidence que «la terre est faite de ciel», que «le mensonge n'a pas de nid» et que jamais «personne ne s'est perdu» puisque tout «est vérité, et chemin» (p. 37).
Le poète est donc celui qui doit quêter la «Présence Réelle sous le déguisement» (p. 39) et, bien sûr, dans un poème très fortement influencé par le maçonnisme, celui qui ne peut se satisfaire de la sérénité alors que «le Château appelle», qu'il est «là-bas, sur les hauteurs, aucun chemin / Ne va vers lui sinon celui qu'il faut trouver» (p. 40), celui, encore qui fait partie de ces «quelques-uns» qui, «pour un moment / S'ils regardent bien, réussissent / À voir au creux de l'ombre et de son mouvement / Quelle est en l'autre monde l'intention / De ce geste qui les fait vivre» (p. 46).
Fernando Pessoa sait quel est ce geste qui le fait vivre : rendre au Portugal son honneur, réenchanter son présent en lui rappelant sa geste immense, alors même que l'Europe n'est plus qu'un «gisant reposant sur les coudes : / Oui, elle gît d'Orient en Occident, le regard fixe, / De romantiques mèches de cheveux tombant / Sur ses yeux grecs, occupés à se souvenir», continent assoupi voire agonisant qui fixe, «de son regard fatal, / L'Occident, futur du passé. / Son visage au regard fixe est le Portugal» (p. 101, Le Champ des châteaux, extrait de Message).
Il s'agit, pour le Portugais éminent (et secret) qu'est Pessoa, de se dépouiller, car «Posséder, c'est être en retard» (p. 102, Le Champ des écussons), et qu'importe même que d'autres viennent à posséder «Tout cela que nous devons perdre» (p. 133, dans le magnifique poème intitulé Colomb et les siens), puisque le poète, lui, n'obéit qu'à «cette Magie qui invoque / Les Lointains, les appelant à l'histoire» (ibid.), pour s'élancer et ainsi retrouver l'essence du «mythe [qui] est le rien qui est tout» (p. 105, Ulysse), partager, un temps du moins, puisque le Dieu pessoen n'est pas strictement chrétien, les combats des grands héros historiques qui ont créé le Portugal, comme par exemple le Prince Fernand, infant du Portugal, auquel Dieu a donné son glaive afin qu'il entreprenne et «mène à bien sa guerre sainte» (p. 115).
«Dieu décide, l'homme songe, l’œuvre surgit», écrit ainsi Fernando Pessoa dans L'infant (p. 127), les songeries des hommes ne devant pas les détourner du «port toujours à découvrir» (p. 130, Stèle), de l’œuvre à accomplir, forcer le secret à deux mains, «En un seul geste, vers le ciel / L'une soulève le fanal palpitant et divin, / L'autre écarte le voile» (p. 134, Occident), s'élancer comme tant de héros aux yeux et à l'esprit perçants sur la mer, où Dieu a mis «le péril et l'abîme», bien qu'il ait fait «d'elle aussi le seul miroir du ciel» (p. 137, Mer portugaise).
Nous approchons du secret le plus grand, celui qui les résume tous, non pas tant Dieu, de toute façon absent, que le destin du «Roy Dom Sébastien», l'Encoberto, le Caché qui «Jamais plus ne revint», et dont nous ne savons «Quelle île indécouverte / Fut son havre», l'élan prodigieux que symbolise le Roi caché inspirant l'âme atlantique de Pessoa, alors que «l'âme au peuple fait défaut» et que, au fond de lui, «sur une mer sans lieu ni temps, / J'entrevois dans la brume serrée ta sombre forme / De retour» (p. 138, L'ultime nef).
Ce retour, recouvert de brouillard, lui-même éminemment secret et impénétrable aux yeux des hommes qui ne se soucient de toute façon plus du tout de ces vieilles légendes obscures, est inévitable à moins d'oser penser que l'histoire du Portugal n'est qu'une farce : «Espérez ! j'ai chuté où s'étendent les sables, à l'heure / D'adversité que Dieu concède à ses élus, / Leur ouvrant l'intervalle en quoi immerger l'âme / Au plus profond de songes qui sont l'être de Dieu» écrit ainsi Pessoa dans Dom Sébastien (p. 145), ajoutant qu'il est celui qui en Dieu a puisé le songe où il se rêve, qui dure à jamais, et que c'est transmué en Lui, en Dieu, qu'il nous reviendra pour établir le fameux Cinquième empire, celui qui doit suivre les empires de la Grèce, de Rome, de la Chrétienté et de l'Europe (cf. p. 147), «Nouvelle Terre» et «Nouveaux Cieux» (p. 156, Troisième avertissement) tout ensemble, surgissement, ici même, «d'une île cachée, / La contrée fortunée / Qui préserve le Roi déporté / Dans sa vie enchantée» (p. 160, Accalmie).
Ce retour est inévitable mais il importe d'en préciser la nature : peu importe, en fin de compte, que Dom Sébastien revienne véritablement, je veux dire en personne, accomplir les vieilles prophéties annoncées par quelques visionnaires plus ou moins fous. Au contraire même, «Parce qu'il n'est pas venu, il fut celui qui vint, / Il fut celui qui nous créa» (p. 105, Ulysse), l'invisible n'ayant d'autre but que de féconder le visible et, ainsi, ne pas laisser l'appel du poète résonner dans le vide infini.
Dans un monde en ruine, qui ne croit plus à l'esprit, qui ne croit (donc) plus au secret, «en ces temps où déferle un vent froid / Sur la froidure de la terre», c'est de nouveau la «fièvre d'Au-Delà», brûlante, «cette aspiration à la grandeur» qui doit permettre aux téméraires, aux «horribles travailleurs» de Rimbaud, poètes, fous (puisque, sans la folie, l'homme n'est rien de plus que «la robuste bête, / Cadavre ajourné qui procrée», p. 118, Dom Sébastien, roi du Portugal) et guerriers, en étant gorgés de Dieu, de ne pas craindre ce qui viendra : «Advienne que pourra, jamais ce ne sera / Plus grand, plus vaste que mon âme» (p. 115, Le Prince Fernand, infant du Portugal).
Retrouver la patrie véritable, comme l'indique Le Marin, ce n'est pas adopter la pause réactionnaire des mages à la petite semaine, la main en visière sur un âge d'or à jamais aboli, s'il a jamais existé, ce n'est, pas davantage, fixer «la froide ligne de l'horizon» sans aller y quérir «L'arbre, la plage, la fleur, l'oiseau, la source» (p. 129, Horizon), c'est faire le pari d'un souffle qui adviendra, pourquoi pas, dans et par le rêve (cf. p. 199), puisque c'est «ailleurs seulement que la mer est belle. Celle que nous pouvons voir éveille toujours le regret de celle que nous ne verrons jamais...» (p. 190).
Ainsi la vie est-elle mouvement, voyage incessant, périple nous arrachant au bonheur, car «Pitoyable, celui qui est heureux ! Il vit parce que la vie continue» (p. 147, Le Cinquième Empire), acheminement vers l'horizon, toujours lointain et s'éloignant à jamais, du songe pourvoyeur d'énergie et d'espérance. Entreprise farfelue, vouée à l'échec ? Bien sûr, et alors ! : «Dirons-nous que cela valut la peine ? Tout / Vaut la peine dès que l'âme n'est pas petite» (p. 137, Mer portugaise), et qu'importe même s'il ne nous reste, «dans le silence hostile», rien de plus que «L'universelle mer et l'absence poignante» (p. 139, Prière), et, bien sûr, le dur, le terrible réveil.
Rendus à la grève, alors qu'en dormant, nous étions en train de sourire en pensant aux «îles fortunées», des «terres de nulle part, / Où séjourne le Roi dans l'attente», nous voici donc dégrisés : «La voix se tait, il n'y a que la mer» (p. 149, Les îles fortunées).
Le rêve a beau être accepté en tant que tel, rien n'y fait, c'est une présence réelle que désire le poète qui, pour qu'elle vienne devant lui, n'a pas hésité à se séparer de la femme qu'il aimait : «Quand viendras-tu, ô Roi Caché / O songe portugais des ères, / Faire de moi bien plus que le souffle incertain / D'une aspiration immense que Dieu fit ?» (p. 156, Troisième avertissement).
Tout est incertain, tout est sur la fin, tout est dispersé, plus rien n'est entier mais hélas, nous ne savons pas si c'est l'Heure, alors que le Portugal, mais désormais l'Europe tout entière et peut-être même le monde, ne sont plus que «brillance blême sur la terre», «Halo sans lumière ni flamme» (p. 162, Brouillard), tristesse.
Notes
(1) Fernando Pessoa, Poèmes ésotériques. Message. Le Marin (traduction du portugais par Michel Chandeigne, Patrick Quillier, Maria Antonia Câmara Manuel et François Laye, Christian Bourgois, 1988). Il s'agit du tome 2 des Œuvres de Fernando Pessoa. Toutes les pages entre parenthèses renvoient à cette édition.
(2) Le sébastianisme a donné lieu à une littérature immense, évoquée par Vitor Amaral de Oliveira dans Sebastica publié en 2002.