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26/03/2015

Kant et le problème de l’éducation : suggestions pour l’édification d’un homme moral, par Gregory Mion

Crédits photographiques : Jim Watson (Getty Images).

3822542879.JPGGregory Mion dans la Zone.





«Esclave
Exécré, insensible à toute marque de bonté,
Capable de tout ! Je t’ai pris en pitié, j’ai
Tenté de t’apprendre à parler en t’enseignant
À tout moment telle ou telle chose. Alors que toi,
Sauvage que tu es, qui ne savais t’exprimer
Qu’avec des sons barbares, je t’ai appris à faire
Comprendre en mots tes intentions. Mais, malgré
Tes progrès, ta vile race avait en elle ce
Qui est odieux aux gens de bien; voilà pourquoi
Il est normal que tu sois confiné sur ce
Rocher, toi qui as mérité pire que la prison.»
Shakespeare, La Tempête.

«Deux choses remplissent le cœur d’une admiration et d’une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s’y attache et s’y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi.»
Kant, Critique de la raison pratique.


La préparation du monde moral

De son propre aveu, la question de l’éducation constitue pour Kant «le plus grand et le plus difficile problème qui puisse être proposé à l’homme» (p. 105) (1). La difficulté de penser l’éducation réside dans la tension qui oppose la liberté humaine au processus disciplinaire impliqué par toute forme d’apprentissage. En tant que telle, la liberté ne veut que persévérer dans un mouvement continu d’indépendance, étranger aux règles ou aux lois de toute espèce. Ainsi présentée, la liberté ne s’accomplit que dans la sauvagerie ou la passion de tel ou tel individu, à travers une sorte de dérèglement vital qui risque d’épuiser son propriétaire et de le faire disparaître précocement malgré sa volonté patente de conservation. On pourrait facilement se perdre en remontrances à l’égard de ceux qui se reposent sur les impératifs enivrants de la liberté, mais ce serait perdre de vue que nul n’est exempt de ce petit démon qui circule quelque part en nous, de ce penchant naturel qui nous fait voir le monde comme notre empire et nos décrets comme ceux d’un tyran. Or c’est justement parce que l’homme est intrinsèquement libre qu’il est la seule créature de l’univers à pouvoir être éduquée. Si l’animal agit en fonction d’une raison qui a déjà réglé les affaires de son existence, l’homme, en revanche, est investi d’une tendance au désordre, et sans le soutien d’une éducation nous n’avons aucun moyen de savoir que nous allons dans la mauvaise direction (cf. p. 96), car très peu d’entre nous sont des autodidactes (cf. pp. 159-160). Que l’animal ne sache rien de ce qui l’oriente et de ce qui le pousse à produire, pas davantage en outre qu’il ne pourrait savoir qu’il est totalement dépendant d’un réseau instinctuel, cela ne doit guère nous préoccuper. Cependant, l’homme qui ne sait pas qu’il ne sait pas est condamné à toujours s’éloigner de la destination propre à tout être capable de prendre conscience de sa liberté et par là même d’en maîtriser les excès : ce sera une brute ignorante, un homme confondu par son animalité, esclave de sa violence et de ses pulsions, résident permanent de l’état de nature et sans réelle possibilité de rejoindre un État de culture ou de civilisation, incapable d’identifier le moindre devoir d’humanité et de respecter la moindre loi – pour cet homme, en l’occurrence, point de sentiment de justice universelle ou de justice particulière, aucun repère moral ou juridique qui ne tienne.
Reste que cette liberté qui est donnée à l’homme dès sa naissance fait de lui un être fondamentalement malléable, en quoi il est possible d’envisager une éducation qui ne soit pas seulement un dressage ou un apprivoisement, mais bien plutôt la cristallisation d’un potentiel infini dans la mesure où il en va de l’intelligence humaine comme de la liberté qui en découle : ce sont deux puissances perfectibles et le travail de l’une engendrera forcément le travail de l’autre, les deux s’informant mutuellement par le biais d’une éducation scrupuleuse, et il faut supposer qu’un réel souci de pédagogie puisse faire entrer l’homme dans un monde où il saura coexister après avoir été tenté de maltraiter son prochain, tout comme il faut encore supposer que l’action pédagogique, en plus de préparer l’individu au monde actuel, prépare également le monde de demain, en l’occurrence le site moral où se réalisera une perfection humaine toujours plus importante puisque ceux que l’on éduque présentement seront ceux qui à l’avenir seront chargés de transmettre et d’améliorer notre culture, de corriger les manques d’aujourd’hui afin de se rapprocher d’un éventuel parachèvement de la raison humaine, ce qui revient ni plus ni moins à se représenter l’aboutissement d’un projet cosmopolitique où chaque citoyen œuvrerait pour ses fins tout en s’arrangeant pour que celles-ci soient aussi les fins de tous les autres. Ainsi retrouve-t-on l’un des principes fondateurs de la morale kantienne : l’homme de bien n’existe qu’à travers l’homme moral, et celui-ci agit par devoir au lieu d’agir en conformité avec un devoir (2). Ceci étant, l’homme moral ne l’est devenu que parce qu’il a été éduqué, d’où l’enjeu intellectuel d’une réflexion sur la pédagogie car au-delà d’un certain seuil, on devine que l’enfant sera perdu.
Kant estime que l’éducation d’un enfant est jouée aux alentours de la seizième année (cf. p. 117). Ce serait pour ainsi dire l’entrée officielle dans l’âge d’homme, une sorte d’inscription définitive dans l’Histoire après le travail combiné de l’expérience et de la raison. Il n’empêche que certaines erreurs d’éducation pèsent plus lourd que d’autres, tant et si bien qu’elles ne pourront pas être amendées une fois l’enfant devenu adulte. On peut avoir négligé la culture dans sa jeunesse parce que ce genre de lacune se rattrape avec le temps. Tout à l’inverse, une négligence dans la discipline ne sera jamais comblée et fera de l’enfant une personnalité sauvage dont le trait principal de caractère sera la méchanceté (cf. p. 100). Or le temps de la discipline précède le temps de l’instruction culturelle, si bien qu’il importe d’être vigilant dans notre éducation dès les premiers moments de l’enfance, car c’est dans la perception d’une contrainte anticipée que l’enfant intériorise les réflexes qui plus tard lui permettront de comprendre les multiples résistances que lui opposera la société. L’expérience même de la contrainte joue un rôle crucial dans l’accomplissement de l’intelligence puisqu’elle aménage une voie de domestication pour la liberté. On commence à faire comprendre aux enfants que la liberté donnée n’est pas toute la liberté mais que celle-ci contient les germes d’une liberté supérieure qui se fonde dans l’autonomie, c’est-à-dire dans le choix de soi-même en tant que citoyen à même d’obéir à des règles, fussent-elles déplaisantes ou contre-intuitives. Ce n’est pas tant que l’on cherche à réprimer les manières de voir de l’enfance, ni que l’on souhaite réduire les nombreuses expériences que l’enfant est susceptible de faire; il s’agit plutôt de guider l’enfant de telle sorte qu’il puisse à la fois continuer ses explorations tout en n’étant pas confirmé dans ses erreurs. En ce sens, il serait incongru de reprocher à un enfant de se salir avec les peintures qu’il manipule, mais il conviendrait peut-être de lui indiquer qu’il n’emploie pas la bonne couleur pour représenter l’aspect d’un quelconque animal. Ce n’est pas là restreindre son imagination étant donné que l’enfant trouve souvent des opportunités de l’exercer; c’est seulement partir du principe qu’un enfant n’est pas apte à ce que Malebranche appelle «les idées claires de la vérité», et que de ce point de vue il est de notre devoir de signaler à l’enfant que «ses sens le trompent en toutes sortes d’occasion» (3).
Par conséquent, ce qui paraît essentiel dans l’éducation d’un enfant, c’est de ne pas l’entretenir de toutes les espèces de préjugés dans lesquels il risque de tomber. La discipline éloigne l’enfant de ses rêves tyranniques ou de ses mauvaises jalousies, tout comme elle le préserve de ses erreurs les plus grossières. On ne peut cependant faire de notre éducation une science exacte. La liberté humaine ne nous autorise aucune certitude en ce domaine et vouloir tout régenter dans la structure du vivant, ce serait probablement aller jusqu’à faire de l’imagination une compétence affreusement prévisible. Avoir conscience des limites et même des échecs possibles de l’éducation, c’est ne pas se tromper soi-même sur la difficulté de la tâche. L’éducation est à ce titre l’un des problèmes les plus épineux dans la mesure où le métier d’enseigner peut déboucher sur les meilleurs comme sur les pires résultats. Quelques-uns réussiront à faire que l’enfant s’arrache de son animalité constitutive, quelques-uns, donc, feront voir à l’enfant que la liberté se gagne et se perfectionne plus qu’elle ne nous est offerte déjà bien apprêtée, et quelques autres n’y parviendront pas et les enfants deviendront les agents de dissolution de la prochaine société. Cela prouve que l’unification de la nature de l’homme avec le modèle culturel d’un monde pacifique ne va pas de soi. L’éducation peut à tout moment s’effondrer et tout ce qu’une génération aura construit sera possiblement détruit par la génération suivante. C’est pourquoi l’effort éducatif est extrêmement complexe : il suggère aussi bien l’attention que la constance, et la plus infime faiblesse dans la procédure peut remettre en question la fin de l’éducation, à savoir l’accomplissement moral du sujet et par extension la moralisation de la république des hommes. Car le but ultime de l’éducation kantienne ne concerne rien d’autre que la réalisation de l’humanité qui est en nous-mêmes. Ce n’est que par l’intermédiaire de son devoir d’humanité que l’homme pourra faire progresser le monde dans lequel il évolue. L’homme n’a de signification propre qu’à travers la cohésion virtuelle de sa Raison avec l’Histoire, or ceux qui déraisonnent ne font que déréaliser la possibilité concrète d’un règne des fins, en l’occurrence un monde où chacun respecterait des lois communes et où chacun serait pour l’autre une fin en soi.

Bonne et mauvaise éducation : portrait de l’homme urbain et profil de l’homme en ruine

Ainsi la destruction pure et simple de l’éducation pose l’hypothèse d’un règne de la nature où les instincts auraient toute prévalence. Mais outre l’anéantissement de l’éducation, à vrai dire fort peu envisageable quels que soient nos critères d’évaluation de ce que serait une bonne pédagogie, ce qui devrait nous intéresser concerne plutôt la façon dont l’éducation s’organise. En effet, ce n’est pas la disparition de l’éducation qui a pu accoucher d’une horreur absolue comme Auschwitz, mais certainement une immense désinvolture dans la chronologie éducative telle que la présente Kant (cf. pp. 120-1) : 1/ l’éducation corporelle comme moment privilégié pour instruire l’enfant de la discipline tout en laissant sa nature se déployer (cette étape est commune aux hommes et aux animaux); 2/ l’éducation intellectuelle comme moment d’apprentissage culturel et de perfectionnement de la liberté (c’est ici que l’enfant s’habitue réellement au travail et qu’il apprend à l’école les prémisses d’un caractère convenable qui lui permettra ensuite de s’orienter dans l’espace public); 3/ l’éducation morale comme moment d’achèvement du devenir-homme (c’est le temps de la sociabilité et de l’autonomie, l’époque où se révèle en nous l’humanité et où l’homme ne rechigne pas à obéir à ce qui est pourtant tout à fait différent de lui, autre que lui).
De là peuvent se déduire les étapes éventuelles d’une mauvaise éducation : d’abord une trop grande bienveillance envers les enfants qui occultera toute discipline physique et entraînera les marques d’une démesure corporelle qui peut-être favorisera plus tard une démesure de l’esprit (l’hubris de l’enfant qui fut le roi de son monde et dans lequel n’avait lieu presque aucune résistance), ensuite une très faible proportion de travail intellectuel qui ne fera que justifier la liberté dans sa nature la plus débridée (la quasi-absence de culture amenant l’impossibilité de faire préférer à l’enfant ce qui est pourtant le moins préférable mais le plus adéquat à la coexistence avec autrui), et enfin le rejet de toute morale, l’enfant étant devenu un homme qui n’est au fond que le citoyen de lui-même, persuadé d’être la mesure de toutes choses et de n’avoir aucun devoir envers autrui (4). Un tel homme s’est à coup sûr perdu dans la solitude spirituelle et la misanthropie, néanmoins c’est un individu qui arrive souvent à se distinguer dans la société, comme si sa politique égocentrique se liait naturellement aux règles sociales en vigueur, preuve sans doute que les époques où de telles personnalités parviennent à s’illustrer laissent entrevoir la nécessité de profondes réformes dans les systèmes éducatifs. Après tout, si Auschwitz a pu perdurer, c’est qu’il a bien fallu des hommes pour le tolérer, et il s’en trouve même encore qui se réclament de cette abomination, sûrement confortés dans leur goût par une passion de la domination et par la promotion de quelques tempéraments dont il faudrait revoir les intentions. Ces hommes ne sont que des êtres unidimensionnels, des personnalités qui ne sont plus en mesure de renoncer à leur nature débordante, aussi est-il probablement vain de penser pouvoir les aider à rejoindre le pays des hommes pluridimensionnels où l’on sait penser contre soi-même et s’adapter, où l’on sait également faire de son droit un souci de l’autre et où l’on éprouve la viabilité d’un amour ou d’une amitié pérenne. Mais puisque tout homme est porteur de liberté, il faut espérer qu’une éducation, fût-elle tardive et inapte à corriger la méchanceté, parviendra tout de même à introduire dans ces hommes creux les ferments d’une culture qui pourront les affubler d’un fragment d’humanité.
On accordera que l’éducation chrétienne de Kant a fait de la moralisation des hommes un genre de construction de la «cité de Dieu» pour exprimer les choses dans les termes de saint Augustin. Mais au rebours du critère théologique présent dans la pensée d’Augustin, Kant affirme que c’est dans la nature même de l’homme que réside le potentiel d’un monde où règnerait la paix perpétuelle. L’éducation doit donc mettre l’homme sur le chemin de la loi morale (5), laquelle se présente comme une pure obligation et n’entretient de ce fait aucune espérance de salut ou de bonheur. C’est en agissant moralement que l’homme se rend digne du bonheur et non en recherchant les moyens d’être heureux (6). On doit cependant admettre qu’un monde où se serait accompli le règne des fins matérialiserait avec assez de transparence les conditions du bonheur et de la joie. D’ailleurs cette joie est en principe déjà présente dans l’éducation, car l’éducateur qui aime son métier fait résonner chez l’enfant la joie qui est la sienne et qui ne demande qu’à s’épancher. L’éducateur est celui qui rend l’enfant heureux et qui donne un sens à la vie qu’il se prépare à mener, et la camaraderie (7) qui peut exister entre l’enfant et son pédagogue n’est autre que le reflet du lien plus fort qui doit unir les hommes par la suite, c’est-à-dire le lien de fraternité qui valide ce que V. Delbos appelle une «république des personnes», un terrain d’entente concret où toutes les bonnes volontés coïncident et forment le paradigme du sentiment d’urbanité.

La crise morale ne supprime pas toute la moralité

Conformément à cela, l’éducation ne peut s’achever que dans l’opération morale, dès lors que l’enfant aura la capacité de favoriser les dispositions qui ne le mettraient au contact que des fins les meilleures, parce que les fins dont on ne peut douter du bien sont forcément les fins de tous les autres individus (cf. pp. 111-2). Ne choisir que le bien, c’est choisir de faire adhérer son individualité aux modalités du collectif, et nul ne contestera ceci étant donné que le bien universel ne saurait attenter au bien particulier. Mais avant de pouvoir comprendre la pertinence d’un tel choix, avant de s’entendre sur les motivations qui président à ce choix, il est indispensable de veiller à bien dresser l’enfant (cf. p. 112), au sens où le dressage renvoie ici à la signification anglaise de «to dress«, à savoir que l’on doit fournir à l’enfant le vêtement du futur citoyen, la seconde peau qui va se superposer progressivement à la peau de ses réactions épidermiques.
C’est ainsi que l’éducation ressemble à un procédé de dénaturation. La discipline, la culture et la morale sont autant de vêtements artificiels qui recouvrent la nature primitive de l’homme et lui apportent les outils pour réaliser sa citoyenneté. De sorte que s’éduquer, ce serait éliminer de sa nature tout ce qui n’est pas conforme avec les perfections qui y sont déposées en même temps que les imperfections. Il est évident que l’éducation des enfants, de ce point de vue, ne devrait être confiée qu’à ceux qui visent le bien universel et ne se préoccupent aucunement de leur bien-être. C’est toute la difficulté pour les parents et pour les grands de ce monde souligne Kant. Les parents, d’une part, considèrent trop souvent que leurs enfants doivent être éduqués pour être performants dans le monde actuel, et ce faisant ils oublient que le progrès moral concerne surtout le monde futur et que leurs enfants, pour peu qu’ils réussissent immédiatement dans leur vie d’adulte, n’auront pas nécessairement réalisé l’humanité qui est en eux. Ce ne serait qu’une réussite de fait et non une réussite de droit. On peut en droit être le plus apte à occuper telle ou telle position dans le monde, mais, dans les faits, cette position peut nous être confisquée par un individu qui n’en possède pas les qualités. Si l’enfant devient celui qui est prêt à occuper une position dont il est assuré au fond de lui qu’il n’en a pas la capacité et qu’il prive ainsi un autre que lui de son épanouissement, alors cette réussite ne vaudra rien. Elle sera même la preuve d’un choix immoral puisque le jeune adulte aura choisi ce qu’il savait pertinemment être le Mal. Quant aux grands, d’autre part, Kant s’exprime sans ambiguïté à leur sujet : «les princes ne considèrent leurs sujets que comme des instruments pour leurs desseins» (p. 108).
Compte tenu de la quantité de Mal à l’œuvre dans l’histoire des hommes, on pourrait alors se demander si la civilisation telle qu’elle s’est développée n’a pas finalement manqué sa vocation pédagogique. Kant écrit opportunément que «nous vivons dans une époque de discipline, de culture et de moralisation, mais [que] nous ne vivons pas encore dans une époque de moralisation» (p. 113). Le philosophe remarque en effet que la modernité tend à fonctionner selon un principe de disproportion puisque les États s’enrichissent en même temps que les citoyens s’appauvrissent. Ce défaut formel sous-entend un vice dans l’éducation, un genre d’héritage vicié qui ne cesse de déshériter les individus de leur devoir, et ce défaut pointe d’une certaine manière les dérives annoncées du contexte libéral, où chacun pourra suivre ses intérêts particuliers et s’accommoder de la guerre de tous contre tous, ceci sans jamais nuire à la liberté et à la prospérité de la société, comme si l’égoïsme naturel de l’homme pouvait être aisément soluble dans la common decency des politesses symboliques du monde libéral (8).
Le contexte permissif du libéralisme pose l’hypothèse d’une éducation qui érigerait le narcissisme au rang de valeur absolue, en somme tout le contraire des propositions kantiennes. C’est la raison pour laquelle Kant en vient à s’interroger sur la quantité de bonheur qui pourrait être celle d’un État barbare. Si notre culture n’a finalement abouti qu’au triomphe du narcissisme et à la dissolution du collectif dans ce qu’il nous faudrait pourquoi pas nommer le règne des égos, alors la continuité d’un État dépourvu de culture aurait peut-être été préférable. En l’état actuel des choses, l’artificialisation des individus par la culture ne semble pas satisfaisante et elle ne fait que confirmer l’intuition de Kant. Il se peut que nous n’ayons pas été en mesure de faire advenir l’homme moral par notre pédagogie, et à cause de cela nous habitons dans une maison d’égocentrisme où les caprices et les préjugés se sont sédimentés, un peu comme si des enfants mal éduqués dirigeaient le monde. Notre progrès s’est en cela invariablement traduit par une régression morale.
Lorsque Kant attire notre attention sur l’absence de morale de son époque (et par définition de la nôtre), il retrouve toute l’influence de Rousseau quand ce dernier voyait dans l’état de nature non pas une récession de l’humanité civilisée vers la sauvagerie, mais bel et bien la seule possibilité de renouer avec une moralité pure, de faire corps avec une société compassionnelle où les individus seraient enclins à souffrir pour des douleurs qui ne sont pas les leurs, éprouvant de la sorte un sens moral spontané, voire originel (9). Aussi distingue-t-on maintenant avec aisance le problème de l’entrée en civilisation ou dans l’État de droit : nous y sommes venus avec des intentions très moyennes et la violence naturelle qu’un contrat social pouvait endiguer n’a fait que se substituer en violence symbolique. Nous avons remis notre liberté dans les mains de l’État, nous avons fait société, mais, en retour, nous n’avons pas tout à fait accepté les contraintes collectives et très vite nous avons estimé que notre droit n’avait pas systématiquement à être celui du voisin, pas plus que nous avons compris que les droits s’accompagnent logiquement de devoirs. Quelque chose dans notre éducation a entravé les fondations d’une société morale et par là même la réalisation d’une Histoire à tous égards collective. Autrement dit, la liberté humaine a été détournée des responsabilités qui pouvaient lui incomber; elle n’a pas mené les hommes vers l’autonomie espérée mais vers un genre d’hétéronomie où tout un chacun se croit indépendant alors même que sa raison appartient à un réseau de lois moralement contre-productives.
L’impression d’une société immorale et donc mal éduquée a tendance à persister, qui plus est dans une situation de crise financière (10). En pareil cas, même les manifestations de bonté morale paraissent suspectes. Un siècle après Kant, le philosophe anglais J. S. Mill soutient que toutes les marques de morale ne sont en vérité que des produits artificiels de notre éducation. Ce ne sont que les habitudes éducatives qui nous persuadent que les gestes de bonté sont naturels, or si l’on y regardait de plus près, on s’apercevrait que le caractère de l’homme est tout entier contaminé par l’égoïsme et que c’est la culture, en définitive, qui fait tout ce qu’elle peut pour atténuer les inclinations de l’amour-propre (11). La sévérité de Mill a quelque chose d’arrangeant pour expliquer la moralité déplorable du présent et des phénomènes tels que le «politiquement correct», toutefois elle a ses limites pour penser l’éducation dans la mesure où elle ne souscrit pas à l’idée d’une bonté naturelle des hommes.
Dans ces conditions, il paraît inenvisageable de préparer l’homme à une progression morale qui pourrait être décisive. Là où Mill soupçonnerait chacun d’entre nous d’utiliser un anneau de Gygès si nous en trouvions un (12), Kant invoquerait la force d’une voix intérieure appareillée par une bonne éducation. D’un côté nous céderions aux tentations et nous ferions le mal en ayant la certitude de ne pas être puni, et d’un autre côté nous résisterions aux avantages que nous offrirait la mauvaise action parce que l’injonction morale nous détacherait d’une possibilité aussi malsaine que dé-structurante pour la société. Kant, comme Platon, ne souhaite pas indexer la justice sur les circonstances car la réalisation du Bien doit être totalement inconditionnée. Il serait du reste moralement terrible de conclure que la justice n’a lieu que chez les individus qui n’ont pas les moyens d’être injustes. L’enjeu de l’éducation est de nous conduire vers le perfectionnisme moral, à destination d’une politique où la perfection serait à la fois la fin et de le devoir de l’homme, ceci afin d’édifier un monde où la morale s’imposerait d’elle-même et fonderait un progrès continu.
Bien entendu, beaucoup ont été prompts à moquer la tyrannie morale de Kant et à tourner ses propositions en ridicule. Reste que l’ambition en apparence irréalisable d’une pédagogie qui aurait la morale pour fin a le mérite de se mettre à la hauteur du problème éducatif. L’avènement de la moralité dans l’individu n’est pas non plus soudaine, elle se fomente pendant une quinzaine d’années, et plutôt que de garantir la pérennité d’une république internationale et pacifiste, elle garantit au moins que l’individu puisse être souverain dans ses choix, qu’il ait la maîtrise de son caractère et qu’il sache agir dans le monde avec intelligence et sensibilité. Pour en arriver là, on lui aura d’abord appris la contrainte mécanique de l’obéissance stricte (celle que le professeur inculque avec la culture scolastique), puis on l’aura formé à la contrainte morale (celle du pédagogue qui instruit en vue de la vie), laquelle procède d’une agrégation de la liberté et des lois et apprend à l’enfant quel peut être le sens fort de l’autonomie (cf. p. 115).
Le chemin qui va de l’enfance à la citoyenneté est donc très progressif. Le devoir-être de l’homme est une longue acquisition qui devra lui faire comprendre que sa liberté aura d’autant plus de sens qu’elle sera disposée à fléchir à des moments où il lui semblera pourtant incongru de le faire. Car l’autre but de l’éducation kantienne, et peut-être même son but le plus faisable, c’est de canaliser l’anarchie de la liberté pour lui administrer les leçons de la raison. Apprendre cela, apprendre à maîtriser les commandements désordonnés de la liberté, ce n’est rien d’autre qu’apprendre à devenir libre et à redresser à l’intérieur de soi tout ce qui est courbé, tordu, soumis à un régime passionné. En outre, ce n’est qu’en acceptant de redéfinir sa liberté que l’homme parviendra à penser, c’est-à-dire à coordonner de manière optimale les acquis de son expérience et les projets de sa raison.

Notes
(1) Notre édition du texte est la suivante : Emmanuel Kant, Réflexions sur l’éducation (Éditions Jacques Vrin – format de poche 2004), traduction d’Alexis Philonenko. Notre propos est d’ailleurs plus ou moins redevable de l’introduction remarquable de ce dernier.
(2) Celui qui agit par devoir le fait indépendamment de tout blâme ou de toute récompense. Il répond à l’injonction d’une voix intérieure qui lui dit « Tu dois ». C’est celui qui fait le bien en soi, celui qui ne nourrit aucune sorte d’arrière-pensée ou de calcul de son propre intérêt. Ce serait en quelque sorte un commerçant qui ferait des prix sans l’intention d’agrandir sa clientèle. Un homme de devoir ne pourrait jamais voir en autrui autre chose qu’une fin lors même qu’un homme de stratégie ne peut s’empêcher de faire d’autrui le moyen de ses objectifs parfois les plus sournois.
(3) Cf. Nicolas Malebranche, De la recherche de la vérité, livre II.
(4) Il ne faudrait pas non plus penser que l’excès de discipline serait la solution à tous les problèmes de l’éducation. On s’en convaincra aisément en lisant La mort est mon métier de Robert Merle, où l’auteur retrace le parcours de Rudolf Höss, depuis son enfance ultra-disciplinée par le fanatisme religieux de son père, jusqu’à la sédimentation de ce caractère endoctriné dans le système du nazisme, puisque Höss fut élevé au rang de dirigeant en chef d’Auschwitz, en fin de compte une destination professionnelle quasiment naturelle pour lui au regard de ce qu’a pu être son éducation.
(5) On peut la résumer à l’une des formulations de l’impératif catégorique : «Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle» (cf. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. de Victor Delbos).
(6) «La morale n’est donc pas à proprement parler la doctrine qui nous enseigne comment nous devons nous rendre heureux, mais comment nous devons nous rendre dignes du bonheur. C’est seulement lorsque la religion s’y ajoute, qu’entre en nous l’espérance de participer un jour au bonheur dans la mesure où nous avons essayé de n’en être pas indignes» (cf. Kant, Critique de la raison pratique, trad. de François Picavet).
(7) Cette camaraderie peut du reste culminer avec l’idéal du modèle socratique du dialogue, et partant de la maïeutique (cf. pp. 160-1).
(8) Cf. Jean-Claude Michéa, L’empire du moindre mal, essai sur la civilisation libérale (Éditions Flammarion, coll. Climats, 2007). Il faut spécifiquement se reporter au chapitre 5 : «Égoïsme et common decency».
(9) Cf. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
(10) On lira par exemple Le triomphe de la cupidité, de Joseph Stiglitz, pour explorer cette impression (Éditions Actes Sud, coll. Babel, 2010).
(11) Cf. J. S Mill, Essais sur la religion.
(12) Cf. Platon, République, livre II.

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