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13/05/2015

Le Visage humain de Max Picard

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Photographie (détail) de Juan Asensio.

1412812853.JPGMax Picard dans la Zone.






4.JPGLes premières phrases de ce livre paru en 1929 sous son titre original de Das Menschengesicht et en France, plus de trente années plus tard, en 1962, dans une traduction de J.-J. Anstett (1), frappent par leur absence radicale de facilité qui, aujourd'hui, serait tout simplement inimaginable, alors que tout est fait pour mettre à la portée du dernier des imbéciles le moindre livre. Max Picard nous donne une énigme en une seule phrase, qui aura l'avantage de hérisser le poil de certains de ses lecteurs, de les décourager immédiatement, même, d'aller tout simplement plus loin. Comme tout grand auteur, Max Picard possède un pouvoir d'attraction, de sidération, son texte parvient, parfois, à retenir la respiration du lecteur qui, suivant sa complexion, détestera de telles façons de faire, affirmant que ce genre de procédé court-circuite ni plus ni moins l'intelligence, ou bien se laissera volontairement prendre au piège, croyant d'ailleurs reconnaître la marque du chasseur absolu, qui jamais ne rate sa cible lorsqu'il s'agit de convaincre, frapper, séduire, ravir, au sens premier du terme, Sören Kierkegaard bien sûr : «Le visage vient de ce que recouvre un voile et va dans ce que couvre un voile; il se fait connaître sur ce chemin d'un voile à un autre voile, mais c'est seulement comme se fait connaître quelqu'un qui est en route : en passant et incomplètement» (p. 11).
John M. Œsterreicher, dans un ouvrage heureusement court qui n'est qu'une paraphrase pas même inspirée et beaucoup trop apologétique (2), cite le propos d'un critique du nom de Johannes Mumbauer qui, évoquant le livre de Max Picard, par une image frappante, bien évidemment contestable, valant toutefois mieux que quelques pesantes thèses, rend inutile le livre de notre commentateur paresseux : «Depuis Dante, il y a l'enfer; depuis Bernanos, il y a Satan; depuis Picard, eh ! bien, – il y a le visage de l'homme».
Interprétant littéralement l'identité entre l'homme et Dieu dont le premier a été créé à l'image du second, Max Picard nous propose des analyses remarquables, parfois quelque peu trop mécaniquement appliquées à différents exemples présentés en illustrations, sur le visage, comme celle-ci, qui ferait bondir comme il se doit tout zélateur scientiste, voire toute bonnement placidement soumis à la sévère discipline de la méthode expérimentale : «Si le visage s'était constitué peu à peu, au cours d'une évolution, il serait mélangé à tout ce qui lui serait arrivé au cours de cette évolution; il serait peu net, mou comme une méduse; il serait comme le prolongement de quelque chose; il ne serait pas comme sans passé, pur commencement. Ce qui protège le visage, c'est que son apparition ressemble à l'acte par lequel le Créateur le créa» (p. 26). Peu importe l'absence de rigueur scientifique, évidente, d'une telle observation, laquelle n'intéresse pas notre auteur. Son plan de compréhension et de lecture est symbolique, c'est-à-dire essentiel; son herméneutique, comme celle de Léon Bloy, se veut transcendantale. Dans un passage saisissant, Max Picard affirme, comme à son habitude, la prééminence du visage humain, de l'homme, dans la création, qui à vrai dire tourne autour de ce dernier, hominisation et humanisation, pour reprendre une distinction chère à Teilhard de Chardin, allant de pair, bien que l'hominisation ne puisse directement découler que du geste créateur de Dieu, ex abrupto en somme, et certainement pas d'une série astronomique d'essais et de hasards inouïs : «La nature non rédimée ose s'avancer jusque dans le sein maternel : l'embryon humain ressemble, dans le sein maternel tantôt à un amphibie, tantôt à un poisson et beaucoup de naturalistes pensent que l'embryon doit parcourir ces formes afin de pouvoir atteindre la forme humaine et que l'embryon humain est dépendant de ces formes. Mais c'est l'inverse : ce sont ces formes qui sont dépendantes de la forme humaine; elles se pressent vers la forme humaine, tout se presse vers l'homme, vers le médiateur, vers le rédempteur et la forme embryonnaire ouverte est moins protégée contre l'attaque des formes étrangères que la forme close de l'adulte» (p. 117). C'est là affirmer, de façon péremptoire, que l'homme, comme pour Teilhard d'ailleurs bien que je sois forcé de ne point m'étendre sur ce point, et les différences caractérisant visiblement ces deux conceptions de la philogénèse, est axe et flèche de l'évolution, mais encore cible. Ailleurs, Max Picard n'a-t-il pas montré que l'animal ne pouvait pas, par essence, prétendre se transformer en homme ? : «Les mouvements de l'animal longent une sorte de limite et, si l'animal avance toujours plus loin, il semble que quelque chose d'entièrement autre doit être atteint. Il semble que l'animal doive alors commencer à parler : tout mouvement de l'animal est comme une course vers la parole jamais atteinte» (p. 80).
IMG_1374.jpgL'acte divin modelant le visage de l'intérieur, tout comme l'âme et l'esprit lui impriment sa forme et son aura, le «visage qui est à l'image de Dieu est métamorphose de l'abîme, le visage qui est séparé de Dieu par la chute n'est que prolongement de l'abîme» (p. 40). De belles analyses concernent le visage des hommes qui sont habités par le mal, ou bien de ceux qui, bons, ont toutefois commis de mauvais actes, analyses que nous pourrions d'ailleurs rapprocher du concept d'hermétisme démoniaque tel que Kierkegaard l'a exposé : «Là où l'aspect mauvais correspond à un être mauvais, le visage est comme épuisé par le mal, comme usé; tout ce qui y apparaît doit être fourni pour le mal; plus il y apparaît de choses, plus il faut en fournir et plus le visage devient mauvais; le visage n'a plus rien en perspective devant soi, il n'a plus rien à attendre que le mal, et, cependant tut, entièrement tout le mal s'y est déjà produit; ce visage est petit, étroit, sans espoir. Mais un visage mauvais qui appartient à un être bon a quelque chose d'une attente; il attend que le bien de l'être intérieur occupe aussi le visage où est actuellement le mal. Ce visage porte son regard au-delà de soi, au-delà du mal; il a quelque chose de l'avenir; il est ouvert : c'est un grand visage» (p. 46, l'auteur souligne).
L'intériorité est le mystère que le visage expose sans le corrompre, dans sa bonté ou sa laideur et, plus il y a d'intériorité, «plus grande est sa puissance pour déterminer ce qu'elle veut envoyer de soi dans l'aspect extérieur, dans le visage» (p. 51). Pour Max Picard, cette intériorité ne peut signifier qu'une seule chose : l'accueil de Dieu. Il n'est donc pas étonnant, à cette aune, que le visage de l'homme sans Dieu, qui fuit Dieu, n'ait aucune consistance : «Dans l'homme qui n'est pas à l'image de Dieu, en qui il n'y a pas de délimitation, passé, présent et avenir forment un seul pêle-mêle et c'est pourquoi tout ce qui se passe en lui a le même air et c'est en vain qu'il tente de donner par une contorsion une forme autre à ce qui est toujours la même chose» (pp. 69-70). L'homme sans Dieu, en premier lieu, est un homme qui s'ennuie.
J'aurais aimé lire de telles analyses plus tôt, qui m'auraient permis de proposer une explication à l'étrange image par laquelle le roman le plus ténébreux de Georges Bernanos, se termine et, pourrions-nous dire, se fige. C'est ainsi que le romancier parle du visage de l'ancien professeur de langues qui vient de mourir : «Cette masse prend peu à peu, d'ailleurs, la couleur de l'argile, semble durcir à l'air, au point que la clarté de la lampe se refuse à en épouser les contours. Seul, le nez qu'allonge démesurément le creux des orbites, l'affaissement des muscles de la face, reste vivant d'une vie désormais sans cause et sans but, ainsi qu'une petite bête malfaisante» (3). Cette minéralisation du visage du satanique le plus accompli de Bernanos s'explique, bien évidemment, par la thématique de l'hermétisme démoniaque, comme je l'ai indiqué, mais les lignes suivantes de Max Picard précisent de quoi il en retourne : «Le danger pour un visage humain est de devenir seulement image, image pour soi, mémorial. Un tel visage se fige. Un visage doit se mettre en marche vers un autre; ainsi seulement il répond au fait qu'il est image de Dieu en un lieu déterminé, ici, sur la terre, parmi les hommes; c'est par là seulement qu'un visage se réalise. Même un visage mauvais n'est pas aussi inhumain qu'un visage entièrement livré à ses seules ressources, qui n'est que mémorial en ciment. Un visage mauvais a, du moins, fait le mouvement de se tourner des hommes; il est certes convulsé parce que, ébauché pour aller vers l'homme, il a été tiré brutalement en arrière par le mal, arraché à ce mouvement; mais, bien qu'il soit ainsi convulsé, il n'a jamais l'inhumanité du visage qui est image pour être seulement plasticité formelle» (pp. 71-2).
Il est étonnant de constater que, suivant immédiatement ses lignes, Max Picard évoque la sexualité, dont nous savons quelle place elle occupe dans le dernier roman de Georges Bernanos : «Un homme dont le visage est pris ainsi dans la seule plasticité formelle est facilement la proie de la sexualité. La sexualité lui semble quelque chose d'apparenté, car la sexualité, comme la seule plasticité formelle, n'exige pas de personnalité, mais seulement de l'universalité, du générique» (p. 72).
Une page plus loin, nous trouvons d'ailleurs une image que nous pourrions à bon droit prétendre typiquement bernanosienne : «Chez l'homme qui ne sait même plus que l'homme est à l'image de Dieu, le mal devient démesuré; l'image de Dieu fait défaut qui peut mettre en ordre le mal. Un visage peut être tellement occupé par le mal qu'il ne subsiste plus rien de lui, du visage. De même que, sous les tropiques, un essaim de sauterelles occupe un arbre, le dévore entièrement et quitte ensuite le lieu où il a tout dévoré de sorte que là où il y avait autrefois un arbre, ce sont maintenant les sauterelles qui sont dans la forme de l'arbre, remplissant les formes de l'arbre dévoré, de même là, le mal remplit les formes du visage : il n'y a plus que le mal» (p. 73).
Enfin, nous pourrions aussi rappeler ce que Max Picard écrit à propos de la parole de celui qui a perdu, ou plutôt qui refuse sa ressemblance avec Dieu. Il est à ce titre très intéressant de noter que cette analyse rapproche visage et parole : «Là où le visage a perdu sa ressemblance avec Dieu, là se perd aussi la limite entre le visage et la parole; le visage devient vague, la parole aussi ensuite; la parole devient une simple rumeur, une rumeur qui se traîne. Elle s'efforce d'être au moins appel, moyen de se faire comprendre; elle n'est plus n création nouvelle ni acte créateur de choses nouvelles» (p. 81).
Le visage humain trahit notre origine, et il n'est que parfaitement logique qu'il s'agisse, en tout premier lieu, de le faire disparaître, pour faire advenir un type d'homme qui, enfin, une fois pour toute, soit débarrassé de ce si encombrant fardeau. Il est ainsi parfaitement possible «que se constitue un nouveau type d'homme de ce genre», devenu «entièrement la proie de la matière», «épais, informe, inhumain» : «Cette transformation se fait d'une manière violente et frappante; peut-être le regard d'un homme qui est encore à l'image de Dieu doit-il être attiré sur ce nouvel homme de la matière afin que ce regard au moins tombe sur lui, afin que cet homme qui n'est pas à l'image de Dieu se constitue au moins sous le regard de l'homme qui est à l'image de Dieu; même la matière qui se rebelle contre la ressemblance avec Dieu a la nostalgie de cette ressemblance» (p. 125).
Je ne suis pas certain que Max Picard ne fasse, dans ces lignes, preuve d'un optimisme évident, à moins qu'il ne s'agisse de la vertu très chrétienne d'espérance que, si nous suivions John M. Œsterreicher, serait donc à l’œuvre avant même la conversion au catholicisme de l'auteur. L'exemple, certes littéraire, de Ouine suffit à nous enseigner que l'homme médiocre tel que le peignait Ernest Hello a dépassé le bien et le mal, et se situe dans une espèce de miraculeux point de Lagrange qui le fait sa vie entière se tenir à égale distance de ces deux pôles ou plutôt, qui annule l'existence même de ces derniers. Trop d'optimisme disais-je, comme dans ces lignes : «Et, de même que les blessures d'un homme assassiné s'ouvrent à l'approche de son meurtrier, de même les abîmes de son visage s'ouvrent devant un homme qui ne s'est pas décidé pour Dieu, quand il le regarde dans un miroir» (pp. 159-60).
Avant de conclure notre propos qui n'a pour modeste ambition que celle de tenter de faire découvrir ce penseur pour le moins original qu'est Max Picard, évoquons des passages qui nous ont fait songé, respectivement, à Walter Benjamin et à Carlo Michelstaedter : «L'obscurité de la tristesse qui est en chaque parole prononcée vient de ce qu'elle participe à l'obscurité de toutes les paroles dans le péché. Mais c'est un honneur pour la parole que de vouloir conserver, dans sa tristesse, le souvenir de la chute dans le péché» (pp. 137-8) et puis, admirable rappel de la persuasion, même si je doute que Max Picard ait su quoi que ce soit du jeune prodige que nous avions évoqué ici : «Un homme qui serait en état de ne laisser passer aucun instant de sa vie sans décision serait tellement présent qu'il ne pourrait mourir; il faudrait qu'il fût enlevé à sa présence par les êtres célestes eux-mêmes comme fut enlevé Laotse, qui disparut sur le bord du désert» (p. 162).
Nous conclurons par une longue citation extraite des dernières pages du livre de Max Picard, qui évoque superbement la tension entre l'intériorité et l'extériorité que le corps humain a été capable de supporter lorsque Dieu s'est incarné par lui, grâce au Christ : «Lorsqu'il eut pris la forme de l'homme, Christ fut cloué sur la croix en forme d'homme, c'est pourquoi la forme de l'homme st frappée pour toujours, frappée pour son terme; elle est mise hors la loi. L'homme aurait dû, à partir de ce moment, cesser d'avoir l'aspect de l'homme. C'est une entreprise osée que d'avoir l'aspect d'un homme quand Dieu avait tenté en vain d'avoir l'aspect d'un homme. Il est inconcevable que l'homme porte la forme de l'homme quand Dieu est mort en elle. Dans les tableaux de Grünewald, il arrive réellement que les formes de l'homme se cabrent; elles se mettent presque en pièces, car elles ne supportent pas d'être encore chez l'homme alors qu'elles furent présentes à la mort de Christ. Elles ne veulent plus tenir à l'homme, elles sont sur le point de l'abandonner. Cet événement fut si immense que toute l'histoire de l'homme n'est, après cet événement, qu'une tentative pour combler le vide laissé maintenant dans l'espace et le temps là où, jadis, fut Dieu, fut Christ. L'histoire, qui a commencé avec le péché originel, devient maintenant seulement véritablement histoire» (pp. 163-4). C'est donc, nous dit Max Picard, par le Christ, «par cette nouvelle création en Christ de la forme humaine que cette forme est assurée pour toujours» (p. 164), cette incarnation, par laquelle Dieu, extérieurement du moins, sous la forme d'un visage d'homme, s'est fait serviteur en Christ, signifiant de facto qu'il est «entièrement indifférent qu'un homme puisse être connu ou non à son aspect extérieur» (p. 169), un saint et même un Dieu pouvant se cacher dans une enveloppe humaine qui, par l'incarnation, s'est ainsi élevée à sa dignité la plus haute, à dire vrai proprement inouïe, comme si un tel événement avait changé non seulement le futur mais aussi le passé : «Cette déchirure fut si immense qu'elle n'apparut pas d'abord là où le Christ fit éclater le monde, en l'an I : bien des siècles avant, les Grecs pressentirent déjà d'avance ce tremblement qui s'amassait, refluant à partir de cette déchirure vers les siècles antérieurs. Il y avait une tristesse sans nom, au sens propre du mot, dans le monde grec à cause de ce tremblement venant de loin et cependant tout proche. Une angoisse traversait ce monde et aussi une désespérance. Plus ce monde approchait de l'épiphanie de Christ, plus grandissait l'angoisse, car ce tremblement devenait toujours plus sensible» (p. 171).

strong>Notes
(1) Max Picard, Le Visage humain (Éditions Buchet/Chastel, 1962).
(2) John M. Œsterreicher, Max Picard. Les visages de l'Amour (Éditions Ad Solem, 2005), p. 17. Me paraît insupportable, et pour tout dire d'une déconcertante facilité, cette volonté de faire de l'auteur un penseur chrétien qui, en somme, s'ignorait en tant quel tel, alors même qu'il ne s'était pas encore converti au christianisme. Nous pouvons ainsi lire que : «La fuite devant Dieu est un livre catholique, bien que Picard, en l'écrivant, ne s'en soit guère douté» (p. 41). En outre, ce livre comporte plusieurs fautes (cf. pp. 8, 46, 50, 71 ou 75) qu'une relecture plus appliquée aurait pu éliminer.
(3) Georges Bernanos, Monsieur Ouine in Œuvres romanesques. Dialogues des carmélites (préface par Gaëtan Picon, textes et variantes établis par Albert Béguin, notes par Michel Estève, Gallimard, coll. La Pléiade, 1974), p. 1562.