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01/05/2016
Jeanne d'Arc et l'Allemagne de Léon Bloy
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Léon Bloy dans la Zone.
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Dans sa préface à la réédition de Jeanne d'Arc et l'Allemagne publiée aux excellentes éditions Jérôme Millon que j'ai évoquées plusieurs fois, François Angelier évoque «la conception mystique, sémaphorique et cryptique qu'a Bloy de l'Histoire, vision qui fait de l'enchaînement des événements un tissu incompréhensible, des figures une galerie de personnages mystérieux et indécodables» (1). La formule est tout à fait juste, et c'est dans Jeanne d'Arc et l'Allemagne, paru chez Georges Crès en 1915, que Léon Bloy nous donne plusieurs aperçus sur ce qu'il entend par Histoire, comme celui-ci, écrit dans son Introduction datant du 26 juillet 1914 : «Mais qui peut avoir une telle vision ? [Bloy vient d'évoquer Jeanne «créant le royaume très particulier de Jésus-Christ, et Napoléon dilatant prodigieusement ce royaume pour y instaurer l'image grandiose du futur Empire de l'Esprit-Saint !»] L'Histoire ainsi regardée ressemble à un gouffre, immense comme tous les espaces, où des tourbillons de ténèbres alternent continuellement avec les tourbillons de la Lumière pour l'éblouissement du spectateur épouvanté» (p. 36). C'est cependant quelques pages plus loin que l'écrivain nous donne la clé de sa vision étrange, grandiose et somptueuse, lorsqu'il écrit que l'Histoire «n'est qu'un cri de douleur dans tous les siècles. C'est comme s'il n'y avait pas eu de Rédemption. On serait tenté de le croire si, de loin en loin, n'apparaissaient pas des créatures merveilleuses qui semblent dire que la Toute-Puissance est captive pour un temps indéterminé, que la Suprême Justice est provisoirement enchaînée et que les hommes de bonne volonté doivent faire crédit à leur Dieu. Créatures de consolation et d'espérance, préfiguratrices, par leurs actions, d'une magnificence inimaginable que les Écritures ont annoncée» (pp. 60-1). Ces quelques lignes, à elles seules, auraient pu faire naître Louis Massignon à sa vocation, Paul Claudel également, mais aussi Borgès, et elles témoignent en outre, signe des plus grands auteurs, d'une conception qui n'a jamais varié d'un iota, comme le montre cet extrait du Désespéré : «Il se persuada qu'on avait affaire à un Seigneur Dieu volontairement eunuque, infécond par décret, lié, cloué, expirant dans l'inscrutable réalité de son Essence, comme il l'avait été symboliquement et visiblement dans la sanglante aventure de son Hypostase. Il eut l'intuition d'une sorte d'impuissance divine, provisoirement concertée entre la Miséricorde et la Justice, en vue de quelque ineffable récupération de Substance dilapidée par l'Amour. Situation inouïe, invocatrice d'un patois abject. La Raison Ternaire suspend ses paiements depuis un tas de siècles et c'est à la Patience humaine qu'il convient de l'assister de son propre fonds. Ce n'est que du Temps qu'il faut au solvable Maître de l’Éternité et le temps est le fait de la désolation des hommes. C'est pourquoi les Saints et les Docteurs de la foi ont toujours enseigné la nécessité de souffrir pour Dieu» (l'auteur souligne).
L'Histoire est un texte, le Texte même, mais énigmatique, un vélin saturé de signes qu'il n'est pas donné à n'importe qui de parvenir à déchiffrer, et d'abord en raison même de la texture intime du temps, du déroulement que l'on croit, à tort nous dit Bloy, inéluctable des siècles, enchaînant les événements les uns aux autres, par ce qui semble être la loi d'airain de la concaténation. Or, affirme Léon Bloy, le temps n'est qu'une illusion, la plus grande des illusions sans doute, car elle découle de la Chute. Ainsi, si l'Histoire devient incompréhensible, surtout pour les historiens, comme l'écrivain ne manque jamais de le rappeler, c'est qu'elle est «comme un songe puisqu'elle est bâtie sur le temps qui est une illusion souvent douloureuse et toujours insaisissable, mais certainement une illusion qu'il est impossible de fixer. Chacune des parcelles infinitésimes dont l'ensemble constitue ce que nous appelons la durée, se précipite au gouffre du passé avec une rapidité foudroyante, et l'histoire n'est autre chose que ce fourmillement d'éclairs enregistré dans des pupilles de tortues». Au-delà de l'image finale, qui est bien évidemment foudroyante dans sa beauté même, l'intention de Bloy est d'abord, comme toujours, polémique puisque, à mesure «que l'histoire se déroule, elle devient aussitôt le secret de Dieu, et l'authenticité, même la plus forte, aux yeux du penseur, n'est qu'une opinion probable. Quelque documenté que puisse être un historien, le fait qu'il a devant lui, l'ayant si péniblement ramené, comme une épave, du fond des ténèbres, il sait bien qu'il ne le voit pas. Sa forme essentielle, divine, lui échappe nécessairement» (p. 135).
Si l'Histoire est par essence incompréhensible, autant tenter de la déchiffrer en procédant à une lecture par énigmes, hermétique elle-même, qui braquera son faisceau surpuissant et aveugle, mais poétiquement ouvert à l'inouï, sur des figures incarnant la Geste magnifique et obscure, Napoléon nous le savons, mais aussi Jeanne d'Arc, «monstre de sainteté» (p. 96) qui est «femme», «vierge», qui «n'a pas vingt ans et [dont le] nom est synonyme de délivrance» (p. 106), et dont il n'appartient «à aucun homme ni probablement à aucun ange, de décider, avant l'heure, quel mystère de souffrance, d'immolation propitiatoire et de Consolation pour tous les hommes, [elle] a préfiguré», mais «certainement, ajoute Bloy, il y a là un gouffre indicible que nous devons nous contenter d'apercevoir d'infiniment loin, au centre du monde, comme un ombilic de lumière !» (p. 107).
Pourtant, et malgré le fait que l'Histoire soit intimement liée au temps qualifié d'«imposture de l'Ennemi du genre humain» (p. 71), donc à la Chute (2), il est possible, nous assure Léon Bloy, de comprendre ce qui est visé dans les actes de la Pucelle, la restauration de la grandeur et, surtout, l'accomplissement de la mission à laquelle la France est vouée de toute éternité selon Bloy : «Ce privilège exclusif de la France est un mystère. Quels que soient ses infidélités ou ses crimes, elle est rédivive sous le couteau du châtiment... Regardez donc et songez donc ! Dieu n'a que la France ! Si elle périssait, la Foi subsisterait peut-être encore quelque part, fût-ce dans un coin du pôle, avec la frileuse Charité, mais il n'y aurait plus d'Espérance !...» (p. 71).
La France a une vocation prophétique, qu'incarne merveilleusement celle qui n'est après tout qu'une enfant car, à la question de savoir où se trouve l'âme de la France «dont le corps gisait à la façon des cadavres et qu'on croyait morte quand elle n'était qu'endormie», Bloy affirme que «L'âme de la France était à Domremy et se nommait Jeanne d'Arc» (p. 67). Logiquement, c'est parce que la France manque à tous ses devoirs qu'elle subit, lorsque Léon Bloy écrit son livre, les affres de la Première Guerre mondiale, dont l'auteur, assez génialement, annonce qu'elle ne fait qu'annoncer de futurs massacres d'une tout autre ampleur, puisqu'elle-même est désormais placée sous le signe de l'extermination (3) : «Il est vrai que la France est, aujourd'hui, presque sans Dieu, et qu'il lui faut subir, en punition de ses infidélités, les affres de l'heure présente, sans préjudice des tribulations d'agonie qui pourront survenir après cette guerre» (p. 62).
C'est dire que l'histoire de la France, tout comme celle de Jeanne d'Arc( cf. p. 58), est incompréhensible sans le Surnaturel, et que, hormis Israël, nul autre nation au monde n'aura autant que la France été aimée de Dieu : «Après Israël qui fut, par privilège insigne, nommé le Peuple de Dieu, il n'y en a pas un sur la terre qu'il ait autant aimé que la France» (p. 23).
Ainsi la destinée de Jeanne d'Arc est-elle liée à celle de la France, car il n'y a pas, «dans toute l'histoire, une prédestination aussi évidente, aussi manifeste que celle de Jeanne d'Arc et, par là, se trouve indiscutablement corroborée la miraculeuse vocation de la France» (p. 29), et je pense que Bloy n'aurait pas vu d'un mauvais œil qu'on osât affirmer que les cendres à laquelle la Pucelle fut réduite ne sont qu'une image en creux de celles par lesquelles l'autre, la «France intégrale, homogène, la France géographique, telle qu'on la voit depuis trois cents ans, [et qui] était nécessaire à Dieu, parce que, sans elle, il n'eût pas été et ne serait pas complètement Dieu» (p. 30), proposition tout bonnement inconcevable, sera régénérée, car il n'est tout simplement plus possible, selon Bloy, que son pays continue de descendre et de s'avilir. Après Napoléon en effet, «On en est aujourd'hui aux petites Heures, en attendant les Vêpres qui seront ce que Dieu voudra... le Grand Soir peut-être» (p. 32, l'auteur souligne), et c'est en tout cas «effrayant de penser à ce qu'il lui faudra souffrir !» (pp. 41-2) au vu des comptes qu'elle doit rendre.
Et c'est peut-être lorsque la France ne reniera plus son baptême, lorsque la Geste sublime et enfantine de Jeanne d'Arc, qui «ressemble à un vitrail d'Annonciation infiniment doux et pur, que le temps et les barbares auraient respecté» (p. 59) redeviendra autre chose qu'une histoire à laquelle nous ne croyons même plus puisque cette dernière a été réduite à «la confiture ou [au] papier colorié de notre décadence religieuse» (p. 87), que nous pourrons retrouver l'adolescence du monde où, à défaut «des joies terrestres», il y aurait «les délices de l'intimité avec Dieu que ne connaissent plus les peuples modernes qui ont greffé sur l'arbre de la Science le sauvageon de la Mort», état d'intégrité reconquise de haute lutte, qui redonnera vitalité et existence au «souvenir de ce printemps [qui] n'est pas complètement effacé» puisque, «quand un poète l'exprime, les larmes de l'ancien amour jaillissent encore de quelques cœurs solitaires...» (p. 47).
Le rêve est permis, s'il n'est pieux, car si le passé est grand, le présent, lui, est fade quand il n'est pas tout bonnement sordide, et c'est véritablement «un miracle, et le plus grand, que la Pucelle ait été possible, un seul jour, dans cette société vieillie, parmi ces porteurs de noms fameux, restes avilis d'une féodalité caduque, d'une noblesse usée, ambitieux d'argent, de jouissances ou de vengeances personnelles, valetaille désignée pour le monarque futur qui ramasserait toute la nation dans sa seule main» (p. 124).
Notes
(1) Léon Bloy, Jeanne d'Arc et l'Allemagne, précédé de Un monstre de sainteté de François Angelier (Jérôme Millon, 2016), p. 7.
(2) Léon Bloy décrit ainsi la sainteté comme «un retour certain à l'Intégrité primordiale qui a précédé la Chute, mais avec la colossale Beauté complémentaire qu'y adjoignit la Douleur» (p. 96). De fait, le miracle n'est pas ce qui interrompt le cours ordinaire des événements, mais l'acte libre par excellence qui redonne à celui-ci sa véritable identité faussée par la Chute : «La guérison instantanée d'un paralytique, la résurrection d'un mort, le cheminement d'un saint sur la face des eaux peuvent se concevoir, en tant que miracles. C'est la Toute-Puissance qui intervient pour remettre à leur place des choses qui n'y étaient plus» (p. 81). Cette conception du temps assimilé comme imposture possède bien des conséquences, dont la première et plus troublante est de parier sur la contemporanéité absolue de tous les événements : «Nous sommes [et non, par erreur, «sommea»] toujours au quinzième siècle, comme au dixième, comme à l'heure centrale de l'Immolation du Calvaire, comme avant la venue du Christ» (p. 71). Ou encore, magnifique image : «Le bûcher de Rouen n'est pas éteint et quelques étincelles suffiraient pour tout incendier. Au besoin la crépitante sottise de nos catholiques le rallumerait» (pp. 24-5).
(3) «La guerre des Mercenaires, il y a plus de deux mille ans, fut appelée inexpiable. Quel nom faudra-t-il donner à celle-ci ? Il ne s'agit même plus de conquêtes, c'est l'extermination qui est commandée, la totale et irréparable extermination des hommes et des choses» (p. 39).