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10/03/2017

Les fantômes de la civilisation. Pierre Legendre conservateur, par Baptiste Rappin

Photographie (détail) de Juan Asensio.

4239023629.jpgBaptiste Rappin dans la Zone.







51VY73FB1YL._SX302_BO1,204,203,200_.jpgOuvrages de Pierre Legendre disponibles sur Amazon.

«Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse.» (1)

«Nous ne savons pas ce que nous vivons, nous l’apprendrons après coup, nous ou ceux qui nous suivront. Mais la question, intellectuellement, est déjà là, pressante, inédite, formulable: un monde désinstitué est-il pensable ?» (2)


Pierre Legendre conservateur ? Il l’est très certainement à plusieurs titres, mais certaines raisons sont assurément meilleures que d’autres. Si de façon générale tout le monde s’accorde à reconnaître son érudition, si d’aucuns se plaignent régulièrement d’un style jugé hermétique voire abscons, beaucoup croient disqualifier l’œuvre de Pierre Legendre quand, dans la grande opération du tri sélectif qu’entreprennent les chiens de garde sur le marché de la «pensée», ils classent l’anthropologie dogmatique dans l’infréquentable rayon des has been. Et encore ! Le personnage cultivant la discrétion et délivrant ses entretiens avec une juste parcimonie – quelle irrévérence au système médiatico-intellectuel ! –, le scalpe de Pierre Legendre ne se trouve pas brandi à la manière d’une tête de gondole, façon «Finkielkraut» si j’ose dire, et ne fait partie des «nouveaux réactionnaires» que pour des matons de Panurge cultivés, tristes sires et pâles clones de l’archaïque nomenclator, «le Distributeur des noms, le Classificateur, l’Arbitre des catégories» (3). C’est donc rare.
Serait-ce donc tout de même le cas que les gardiens de notre cage de fer et de silicium qualifient notre auteur de «conservateur» dans la mesure où celui-ci n’épouserait pas un certain sens de l’histoire : celui de l’ère démocratique et libérale, celui des droits de l’homme et de l’égalité universelle, celui du marché et de l’argent, celui de la technique et du management, celui de la diversité et du multiculturalisme. Adaptation laïcisée de la logique missionnaire du christianisme – «celui qui n’est pas avec moi est contre moi, et celui qui ne rassemble pas avec moi disperse» lit-on en 12 : 30 de l’Évangile de Matthieu –, le Progrès fabrique ses propres ennemis, les réactionnaires et les conservateurs qui s’opposent à son irrésistible marche en avant. Et même quand les grands récits emportent dans leur chute les horizons d’attente demeurent la répétition machinale et le psittacisme des perroquets qui crient haro en poursuivant de leur hallali des proies fraîchement désignées et lâchement livrées à la pâture germanopratine.
Photographie de Juan Asensio.jpgPierre Legendre est certes bien conservateur, mais il faut donner à ce terme une définition beaucoup plus précise que celle qui le réduit à n’être que l’envers du Progrès. Comme si «être conservateur» était non seulement un défaut politique, moral voire religieux, mais devait de surcroît se laisser saisir par défaut en l’absence de toute consistance propre. Pourtant, un observateur avisé note avec malice que «conservateur» est un métier à part entière : les carrières de conservateur des eaux et forêts, de conservateur des hypothèques, de conservateur des médailles et de conservateur de musée, en témoignent objectivement. De profession, le conservateur peut même se transformer en principe actif quand on l’ajoute aux aliments pour leur assurer une bonne garde, rôle longtemps dévolu au sel et à la graisse. Dans les deux cas, la finalité du conservateur, sa raison d’être, réside dans le maintien, la préservation et la transmission d’une chose, d’une œuvre, d’une nourriture terrestre ou céleste.
Le musée, plus que les autres exemples, offre une image exemplaire du conservateur et d’une topique à la face de Janus : le visiteur ne peut en effet en contempler que ce que le conservateur aura décidé d’exposer et ignore tous les trésors cachés qui demeurent tapis dans l’ombre sous la garde bienveillante de sa sentinelle. Il regarde les vitrines sans mesurer la profondeur de l’arrière-boutique; il profite du spectacle sans avoir conscience des coulisses. Il en est de même de la civilisation européenne et occidentale : elle nous offre le spectacle de sa réussite économique et technologique, elle se targue de la démocratie et de l’État de droit, elle se vante de prolonger l’espérance de vie comme aucune autre n’a su ou pu le faire avant elle, elle se félicite de l’école qui fournit une instruction obligatoire à tous les enfants; mais elle garde bien secrets tous les fantômes du passé qui ont rendu le présent possible, mais elle prend toutes ses précautions pour dissimuler l’énigme, son énigme, celle du «creuset délirant de la Raison» (4). Derrière la devanture de la rationalité et de la liberté qu’elle expose parfois avec mépris et condescendance se trouve le laboratoire expérimental et séculaire de la succession réussie des générations : le montage anthropologique qui lie, par la force de l’emblème et du symbole, les hommes entre eux et à la Référence. Pierre Legendre est le conservateur de ce musée-là : celui de la France, de l’Europe et de l’Occident dont les huiles crasses s’offusquent bruyamment quand on se prend à évoquer leur matrice romano-chrétienne qui, cahin-caha, continue de les porter à l’époque de la planétarisation et de la désertion du sens.
Plus encore que les Fantômes de l’État en France, qui portent les noms de «catholicisme», de «droit» et d’«administration» – nous y reviendrons –, ce sont les fantômes de la civilisation, les esprits et les spectres de toute civilisation en général et de la nôtre en particulier, qui habitent et hantent l’œuvre de Pierre Legendre, car, et cela s’énonce tel un axiome, «l’immémorial tient les sociétés, sans lequel il n’est pas de mémoire» (5). Mais d’où provient cet impérieux besoin de sens et d’exégèse, de mise à plat des structures théologico-anthropo-logiques, de l’inconscient non plus individuel ni collectif mais bien civilisationnel ? Il n’est pas douteux que ce souci des fantômes de la civilisation provient de l’inquiétude lancinante d’une civilisation fantôme : du renoncement devant les questions fondatrices, de la fuite devant le Tiers (encore nommé «Autre» ou «Référence» par notre très lacanien juriste), de la menace du franchissement des interdits les plus primordiaux, devant le péril de l’anomie et de la barbarie. C’est en effet sous ces traits communs que peuvent se regrouper chez Pierre Legendre les trois grandes expériences nihilistes de l’époque moderne voire contemporaine : le désastre du national-socialisme qui pervertit l’esprit même du législatif pour commuer le droit en moyen objectif de servir un idéal naturalisé sous la forme de la race aryenne; la décomposition des sociétés libérales et libertaires qui croient pouvoir s’affranchir des limites et substituent à la communion dans l’eucharistie la fusion dans l’acte de consommation; le fonctionnalisme du «Management généralisé» (6) qui perturbe la tradition de gestion et d’administration du monument romano-canonique. Si bien des ponts peuvent être jetés entre ces différentes formes de l’annihilation structurale, tout en préservant à chacune ses spécificités bien sûr, force est pourtant de souligner ici leur «attracteur» commun, au sens physique du terme, leur point de chute et de rencontre à l’image du delta du fleuve : la négation du principe de la séparation, et son corollaire, la célébration de l’agglomération, de l’agglutination, de la colle, de la masse.
S’orienter dans la pensée touffue et parfois labyrinthique de Pierre Legendre peut de prime abord paraître relever de la gageure et du casse-tête. Il y a tout d’abord son style, inimitable, puissant par ses métaphores, surprenant par la profusion des références, et aussi ces formules tranchantes qui font mouche (par exemple, puisque nous venons d’évoquer la bovine société, il formule son aversion du troupeau de la façon suivante : «[…] vivre-ensemble, formule à la mode dont on méconnaît la note bétaillère» (7)). Mais il y a de surcroît une érudition étonnante, déroutante à l’heure de l’outrancière spécialisation intellectuelle, qui navigue entre le droit, la métaphysique, la philosophie politique, la théologie, la psychanalyse, la sociologie, l’anthropologie, l’histoire de l’art, le management et je dois évidemment en oublier. Comme c’est le cas pour les penseurs d’altitude qui fuient l’eau tiède de l’intelligentsia, notre auteur n’écrit pas pour être lu de tous : et comprendre Legendre, cela se mérite, cela se gagne contre l’air du temps.
Nous tenons néanmoins un fil directeur semble-t-il suffisamment ferme et affûté pour nous servir de guide herméneutique dans le dédale legendrien : il nous semble en effet que tout l’effort spéculatif du juriste procède de ce qu’il faudrait appeler son obsession de la séparation. Pensée de la séparation, pensée de la distinction, pensée de la distance, pensée de l’écart : que ce soit dans l’ordre du langage ou dans celui de la famille et de la génération, que ce soit dans le domaine de l’anthropologie ou dans celui de la psychanalyse, que ce soit dans le champ du droit ou dans celui de la théologie, Pierre Legendre ne laisse pas de mettre en exergue le caractère profondément, et même principiellement, structurant de la scission et de la différence. Le père diffère du fils, l’homme de la femme, le nom du verbe, le spirituel du matériel, le symbole du discours, sans que ces couples ne soient tout entiers absorbés dans une quelconque naturalité : mais leur existence et leur maintien se révèlent être la condition incontournable de la reproduction d’une civilisation.
Sans qu’il ne l’évoque et encore moins ne le thématise, ce leitmotiv de la séparation, accompagné de celui de la suture qui le suit comme son ombre, inscrit Pierre Legendre dans une filiation toute platonicienne. Concentrant ses efforts sur le monument romano-chrétien qui structura le développement de l’État-Nation mais aussi de l’Entreprise, notre auteur passe volontiers sous silence ce que Rome doit à Athènes (8); il est de ce point de vue étonnant de ne pas trouver de développement significatif consacré à Thomas d’Aquin, alors même que la théologie dominicaine semble au fondement de sa pensée, car cela aurait conduit Pierre Legendre à réintroduire le loup de la philosophie dans la bergerie du droit et de la théologie. En écho à Heidegger auquel il se réfère, il semble considérer que la révolution grégorienne relève de la logique historiale et engage un rapport à l’être tout à fait étranger à la Grèce. Mais en quoi le thème de la séparation rapproche-t-il Pierre Legendre de Platon, puisque telle est notre thèse ? Par le fameux parricide, le fondateur de l’Académie rompt l’unité de l’Être et de la Pensée promue par Parménide, et introduit un écart entre les deux pôles de telle façon que la philosophie puisse y aménager un espace pour le déploiement de la dialectique. Nous sommes toujours déjà séparés de l’Origine, de même que nous sommes toujours déjà en marche vers elle sans pouvoir toutefois y accéder : telle est la leçon ultime de la sage Diotime qui, par la bouche de Socrate dans le Banquet, balaye d’un revers de main l’orphisme d’Aristophane mettant en scène un androgyne primordial scindé en deux, chaque moitié partant alors à la recherche de l’autre, pour marquer la vocation médiatrice d’Eros : par ce dernier, en effet, les hommes et les dieux parviennent à communiquer, sans que jamais les uns ne prennent la place des autres sous peine de subir les foudres de Nemesis. De la même façon, chez Pierre Legendre, l’institution, lieu d’imposition de la normativité, assume la fonction identique d’être un «entre-deux mondes» (9) : elle se pose en effet comme le relais entre la Référence, l’Absolu vers lequel se tournent les civilisations pour répondre aux questions dernières – et si les questions, universelles, demeurent, les réponses, singulières, diffèrent ! : la mondialisation est avant tout cette confrontation des Références –, et la pâte humaine dans ses trois dimensions biologique, psychologique et sociale. Aussi, quand la folie entreprend de hisser l’individu à la hauteur du Tiers, comme c’est le cas dans le nazisme (avec la race hypostasiée comme Individu) et dans l’hédonisme libéral («jouir sans entraves»), ou quand le scientisme de l’Industrie et du Management croit pouvoir se métamorphoser impunément en Premier Moteur, alors les sociétés le payent au prix fort, celui de l’anomie, cette Nemesis moderne qui prend les visages du massacre de masse et de l’étalement dans la fange de la consommation et du spectacle. Le nihilisme contemporain se situe à la croisée des chemins : il peut soit bifurquer vers l’anéantissement, scenario que Pierre Legendre ne juge pas crédible («Si cette évolution se confirme, si le forçage a-normatif emporte le reste du monde – hypothèse que je ne pense pas possible –, l'humanité aura alors effectivement muté, à la manière des organismes génétiquement modifiés» (10)), soit prendre la direction du retour à la normativité, sorte de cosmos symbolique et social, non pas par fidélité à un modèle initial auquel il faudrait aveuglément se reporter, mais par un travail d’exégèse de renouvellement des interprétations.
Cette filiation platonicienne permet de mettre à jour la métaphysique qui sous-tend l’édifice legendrien : une ontologie scalaire qui assume pleinement la structure verticale du monde dont les différents étages (les «degrés de l’être» selon l’expression de René Guénon) communiquent par la vertu de l’analogie sur le plan de l’Être et par la médiation de l’institution sur le plan du Bien. De ce point de vue, on peut considérer que l’aplatissement contemporain des sociétés achève le mouvement séculaire de triomphe du nominalisme, déjà annoncé dans le franciscanisme, solidement appuyé sur la doctrine de l’univocité scotiste et pleinement porté à son expression dans le fameux rasoir d’Ockham. Renoncer à l’étagement de l’être, c’est anticiper la fin des corps intermédiaires dans la cité, que la Révolution française entérinera effectivement en 1791, rendant de la sorte possible le désastre de la domination sans amortisseur d’un État absolu sur des individus tout autant divinisés. L’œuvre de Pierre Legendre conduit dès lors le lecteur à porter son attention sur la condition métaphysique du monument romano-canonique : la structuration néoplatonicienne de la scolastique, transmise aux théologiens du Moyen Âge par le Pseudo-Denys l’Aréopagite. Aussi paraît-il à présent logique que la remise en question radicale de la philosophie platonicienne, et de la métaphysique grecque de façon plus générale, opération menée par lesdits «penseurs postmodernes», et l’effondrement des montages anthropologiques de l’Europe qui peinent à résister face à la vague cybernétique, vont de pair et doivent-ils être pensées ensemble pour saisir la profondeur et l’ampleur de la crise contemporaine.
Mais revenons à ce principe de la séparation que nous déclarions plus haut être la clef de voûte de l’architectonique de Pierre Legendre : comment ce dernier le justifie-t-il puisqu’il ne s’abreuve pas à la source platonicienne ? C’est une réflexion sur le langage, largement inspirée de la psychanalyse, qui sert ici de point d’appui : en effet, «le monde n’est pas donné à l’homme, si ce n’est par le langage qui le sépare des choses et le divise lui-même» (11). Les mots possèdent en effet ce pouvoir d’instaurer l’écart entre l’homme et le réel, la désignation des choses par un nom introduit une distance entre celui qui dit et ce qui est visé par ce dire. Animal logique et rationnel, c’est-à-dire langagier si l’on en revient au logos des Grecs, l’homme collecte puis unifie la diversité du monde à travers la parole, dont le devenir-instrumental et la conversion en information-communication témoignent de façon privilégiée de la ruine articulatoire des modernes, au sens propre de leur barbarie. De la même façon, le langage joue un rôle fondamental dans le processus de séparation de la mère et de l’enfant («couper le cordon ombilical»), et parachève le mouvement de prise de conscience du «soi» initié par le stade du miroir car il ouvre la possibilité de la réflexivité, c’est-à-dire du «dialogue intérieur et silencieux de l’âme avec elle-même» pour reprendre les mots de Platon. Ainsi donc le langage sépare, distingue, divise et fend : sa structure elle-même, faite de places, d’ordres, de classes et de natures à respecter, fait d’ailleurs écho à la dissymétrie première, à l’essentielle imparité, celles de l’Un chez Plotin et les néoplatoniciens, celles de la Référence chez Pierre Legendre. Enfin, puisque la division est toujours déjà là, puisque nous sommes constitutionnellement coupés de l’origine, l’unité, fût-elle ontologique, politique, sociale et même éthique, doit s’appréhender comme une prise et une conquête, comme une aventure et une construction : là où il y a séparation se déploient simultanément les opérations de suture dont la première est celle du langage lequel, en même temps qu’il nous coupe du monde, nous rapproche des choses en les amenant à la présence par le dire. Il en est de même des institutions qui assurent le nouage des individus et donnent à la cité sa forme.
Au fond, palliant sa néoténie par le discours (12), l’homme se trouve irrémédiablement embarqué dans une histoire de facture symbolique qui se caractérise par l’architecture ternaire qui relie le signifiant, le signifié et le référent. Cette Trinité, qui vaut moins par l’homoousia de ses termes que par l’écart qui les sépare et les maintient à distance, forme la scène sur laquelle le drame humain, inlassablement, se joue et se rejoue : qu’il s’agisse de l’institution, de la généalogie, de l’exercice du pouvoir, du maniement des emblèmes, ces aspects structuraux qui gouvernement le fonctionnement de toute société tiennent leur logique d’un jeu à trois qui met aux prises deux éléments et leur séparation. Il n’est pas alors pires ennemis de l’anthropologie dogmatique que le dualisme et le monisme, la réduction à l’immanence du Deux ou de l’Un : et aussi bien le marché, qui par le contrat maintient les relations humaines sur le plan de l’horizontalité duelle, que le management, sous-tendu par le naturalisme informationnel de la cybernétique, mettent à mal l’édifice ternaire qui assure la viabilité et la pérennité des civilisations. Ainsi donc, à l’écart de langage, liberté prise par tous les tenants de la reconstruction de la langue, et Dieu sait qu’ils sont foule, de la logique propositionnelle moderne et de la philosophie dite analytique au management et au pédagogisme en passant par les expériences totalitaires du XXe siècle, Pierre Legendre privilégie à juste titre l’écart du langage qu’il élève au rang d’invariant anthropologique : «Le principe fondateur, c’est l’artificialité de l’instance tierce qui permet aux nomenclatures binaires de fonctionner, mais sans se confondre avec celles-ci» (13). Même chez Saussure, le Tiers est bien présent et s’affiche sous la forme du trait de fraction qui simultanément unit et sépare le signifiant du signifié.
Voici qui se révèle lourd de conséquences : et la première d’entre elle est que la Référence elle-même parle; ou alors, ce qui revient au même, que nous sommes aussi bien parlants que parlés. Le Tiers parle tout d’abord parce qu’il est un mot : «Dieu», «État», «République», «Patrie», «Science», ont tous occupé la fonction suprême dont le siège, même laissé vacant, ne saurait être emporté par la folie de l’anomie. Et nous recevons ce mot dans nos psychés comme l’on marque le corps de tatouages, signes visibles de durée et d’engagement à contre-courant du grand mouvement de liquéfaction de la société contemporaine. La Référence laisse une empreinte sur nous, en nous, elle nous tamponne de son sceau, elle nous impose la loi du signifiant qui à la fois nous sépare d’autrui en nous nommant et en nous assignant une place (par exemple, en Occident, par le droit civil), et nous fournit les repères d’une norme qui n’est autre, étymologiquement, que l’équerre par laquelle nous restons debout; par là, elle nous fait quelque part participer de l’incalculable, de l’inconditionnel, du «c’est ainsi» qu’aucun «pourquoi» ne peut venir ébranler, et nous protège du vertige de l’absolu ainsi que de l’angoisse du vide. Venus au monde, nous sommes immédiatement pris dans le courant du Texte, récits oraux ou livres sacrés, traditions culturelles ou savoirs de l’exégèse, que les générations successives transmettent à leur descendance.
Mais l’homme saurait-il côtoyer une telle Puissance, saurait-il toucher du doigt l’instance tierce, saurait-il s’entretenir en face en face avec le Tout Autre ? Il semble bien que les mythes et les religions nous mettent en garde contre une telle prétention : que l’on songe à Icare puni pour avoir bravé sa condition de mortel, ou encore à la révélation du Buisson Ardent à travers lequel Dieu se manifeste sans se montrer en personne, nombreux sont les exemples qui témoignent de cette impossibilité pour l’homme de se hisser à la hauteur de la place structurale de la Référence. C’est la raison pour laquelle cette dernière a besoin d’instances de médiations : tel est précisément l’objet du savoir de l’anthropologie dogmatique dont il faut saisir la raison d’être en ayant recours, une fois de plus, à l’étymologie : «Le terme grec dogma renvoie à ce qui paraît, qui apparaît, qui semble et se fait voir, jusque dans la feinte. Puis, le mot nous entraîne sur deux versants de sens, que mobilisent simultanément les systèmes d’organisation sociale du discours : d’un côté les axiomes fondateurs, principes ou décisions, de l’autre les honneurs, l’embellissement, le décor. De là peut-on concevoir que ce qui se déclare et s’enseigne par l’expression dogme se rapporte au discours d’une vérité légale et honorée comme telle, discours de ce qui est dit, parce que cela doit être dit» (14). En somme, le dogme est le point nodal, le nœud, le complexus, où se rejoignent les lacets du symbole, de l’institution et de l’autorité, l’inextricable entrelacement du voir, du savoir et du pouvoir : car tout pouvoir, en faisant parler la Référence, énonce une Vérité qui se donne à voir et à vivre dans des liturgies, des cérémonies, des fêtes et des rituels. Procédons à présent au minutieux travail de cardage de nos trois fibres pour tenter d’exposer le plus clairement possible le fond de l’anthropologie dogmatique.

L’institution se définit comme instance de médiation : elle s’interpose entre l’Absolu, auquel chaque civilisation s’ingénie à donner une forme et un contenu, et le pulsionnel biologique et social qui, laissé à lui-même sans être rectifié par la Loi, ne conduirait qu’à l’expression débridée de l’Eros (la partouze et l’échangisme généralisés dont le pantouflage est une forme sociale acceptable) et de Thanatos (le déchaînement de la violence sous toutes ses formes dont aujourd’hui les faits divers, plus que les romans noirs, mettent en scène le pouvoir imaginatif). En effet, «instituer veut dire ici que cette place est utilisée comme lieu de référence par l’ensemble du système social, de sorte que l’échange symbolique se définit en référence à ce lieu, au lieu du Tiers de l’échange» (15). Lieu de normativité par excellence, l’institution est la voix de la Référence, son porte-parole, et c’est bien pourquoi, même laïcisée, même républicaine, elle procède encore en tous points du sacré; et l’indifférence voire l’abjection avec lesquelles nous regardons l’État, l’École, l’Armée, témoignent précisément du fait qu’ils ne constituent plus aujourd’hui les normes structurantes de notre société, et/ou que leurs incarnations (l’homme politique, l’instituteur, le général) ne sont plus à la hauteur de la fonction. Le sacré relève lui aussi de la logique de séparation spatiale et temporelle, en ce qu’il sort de la vie ordinaire, banale, profane, qui reste devant le temple, et qu’il constitue la source à laquelle le quotidien s’abreuve pour y puiser son sens et ses repères. C’est d’ailleurs dans les contextes actuels de crises, provoquées par la pléonéxie des financiers et la cupidité des banquiers d’affaires ou engendrés par la folie meurtrière du jihadisme mondial, que les peuples voudraient ressusciter ce qui, naguère, faisait office de Vérité et dont il ne subsiste guère plus que l’ectoplasme qui offre ses dernières convulsions à notre regard.
Mais loin de considérer le seul aspect logique de la médiation et de l’intercession, Pierre Legendre scrute de surcroît «le fond théâtral des choses institutionnelles» (16), et révèle la dramaturgie à l’œuvre dans le processus normatif. Pour notre auteur, il ne saurait exister de gestion strictement rationnelle des sociétés humaines, de gouvernement seulement technique des hommes : même les scientistes qui y aspirent se doivent de penser la symbolique d’un tel pouvoir, à l’image de Saint Simon et de Comte qui n’ont d’autre choix que d’élaborer la doctrine d’un nouveau christianisme ou d’une religion de l’humanité. C’est finalement plus grâce à notre croyance dans le mot «Science», dont la force de frappe est largement entretenue par les images de sa réussite et de ses exploits, qu’en raison de la scientificité intrinsèque de la science – il n’y a qu’à observer les débats épistémologiques lors desquels s’affrontent philosophes et scientifiques pour constater que l’on ne pas sait très bien, au juste, ce qu’est la science – que l’Occident a cru pouvoir lier savoir rationnel et pouvoir. Quelle que soit sa figure, la Référence fait donc l’objet d’une élaboration symbolique, c’est-à-dire d’une mise en mots et en images afin que l’abstraction prenne corps et chair, se donne une consistance qui puisse atteindre les sujets et leurs désirs. Les institutions jouent précisément ce rôle de représentation, et organisent des rituels réguliers, selon une temporalité sacrée et cyclique, afin de rappeler aux hommes le bon souvenir de la Vérité, car «l’épreuve de l’image pour le sujet, c’est-à-dire l’épreuve de l’extériorité, […] se joue sur le mode spéculaire» (17).
En d’autres termes, et pour reprendre ici le titre d’un ouvrage éclairant de l’anthropologue Georges Balandier, la place du pouvoir ne saurait se trouver nulle part ailleurs que sur scène. Quels régimes échappent à cet invariant anthropologique et historique ? Pensons aux rites des tribus traditionnelles, à la monarchie absolue, à la Révolution Française, au IIIe Reich, au régime communiste, à la télécratie actuelle, etc. : aucun pouvoir ne saurait se réduire à l’ordre, au commandement et à la directive; tout pouvoir recourt plus à l’image qu’au discours, et quand il parle, il organise le décor de sa parole. Aussi la dogmatique constitue-t-elle «une science perpétuelle du pouvoir : Des théologiens-légistes de l’Antiquité aux manipulateurs de propagandes publicitaires, s’est perfectionné un seul et même outillage dogmatique, afin de capter les sujets par le moyen infaillible qui fait question ici : la croyance d’amour» (18). Par les symboles et le maniement de la fiction fondatrice, le pouvoir cherche à s’établir comme objet d’admiration, comme objet de vénération, il s’adresse aux désirs des hommes pour en capter l’énergie et en informer la direction, il s’érige en icône en se réclamant d’un «fondement fiduciaire» (19) qui accrédite sa parole. Au rebours, si la croyance d’amour venait à le quitter, alors il perdrait toute son efficace, et une institution de substitution lui damerait le pion pour à son tour faire parler l’absolu, c’est le cas par exemple des hérésies et des réformes, ou alors, hypothèse encore plus révolutionnaire, un autre scenario s’élabore en vue d’occuper la place structurale de la Référence, l’exemple du transfert de la souveraineté de Dieu vers l’État se révèle ici tout à fait éclairant.
Voici donc quelque peu présentées les trois fibres du nœud dogmatique auquel il faut bien à présent donner un nom. Baptisons-le «généalogie» : «La fonction dogmatique consiste, dans une société, à fonder et mettre en scène la fonction biologique de la reproduction. Il s’agit, en signifiant des raisons de vivre et de mourir, de soutenir la cause humaine au moyen d’institutions» (20). Il est bien ici le fond de l’affaire : tout cet attirail symbolique, qui par ventriloquie donne la Parole à la Référence et fonde le pouvoir légitime, n’a d’autre vocation que celle, que nous dirons ultime, de la perpétuation de l’espère humaine. Ce qui, en creux, fait ressortir tout l’enjeu de l’effondrement de la structure ternaire, de l’anéantissement symbolique et des assassinats en règle et en série du Tout Autre : «Le XXe siècle a inventé le meurtre des images généalogiques, et le XXIe siècle s’aligne» (21). Quelle meilleure illustration que cette génération Y, une génération sans génitif, une parodie de génération, dont les journalistes et les consultants font leur miel ? Si le marché est assurément juteux, le mythe se révèle tout aussi puissant : une jeunesse qui devient le symbole de la société, érigé en modèle pour son goût du nomadisme et de la connexion et qui déclare la guerre à toutes les formes de hiérarchie et de ralentissement. La génération Y incarne le rhizome deleuzien, elle prend le nom de génération pour, contre toutes les formes de mémoire, mieux se faire anti-généalogie.
Pourtant, généalogie, langage et rituel possèdent une structure similaire qui s’érige en obstacle à l’inversion des places. Dans la cérémonie, chacun respecte son rôle, sa place, les séquences s’enchaînent selon une rigoureuse logique spatiale et temporelle, les corps se meuvent dans l’harmonie, les paroles s’énoncent selon des règles. Et justement, le langage est également un lieu de séparation, de classement, de rangement : il n’y a qu’à ouvrir une grammaire française pour réaliser à quel point la finesse des catégorisations ouvre le chemin de l’expression claire et nuancée, c’est-à-dire celui de la compréhension du monde. Il en est de même dans le registre de la généalogie : la distinction des places, entre l’homme et la femme, entre les parents et les enfants, entre les parents et les grands-parents, dont il faut répéter qu’elle se saurait en aucun cas se réduire à la naturalité de ces relations, est la condition absolument nécessaire à l’engendrement et à la poursuite des générations. En fin de compte, que ce soit dans l’ordre du rituel, dont les séquences se suivent et s’entrelacent intimement, du raisonnement logique qui mène par le jeu de la déduction des prémisses vers la conclusion, ou de la généalogie qui assure la perpétuation de l’espèce humaine, le même principe est à l’œuvre et s’énonce sous la forme de l’enchaînement : d’une chaîne qui tisse les rapports d’éléments séparés.

Si l’anthropologie dogmatique de Pierre Legendre ambitionne de mettre au jour un invariant anthropologique, celui du principe généalogique qui relève de l’Immémorial, elle laisse toutefois une place conséquente à l’articulation de l’universel et du particulier, au jeu de l’Un et du Multiple, et considère les incarnations singulières du principe dans chaque civilisation. Qu’en est-il exactement de la scène occidentale ? Qu’en est-il de cette Europe qui se crut, et se croit souvent encore, au-dessus des lois symboliques et impose au monde son grand rêve industriel et marchand ? L’enjeu est double : il s’agit d’une part de savoir de qui et de quoi nous sommes les héritiers, quel que soit le jugement porté sur cette histoire. À l’encontre de ceux qui vivent dans le présent perpétuel, ou des autres qui croient, assez naïvement, est-il nécessaire de le souligner, que l’histoire de France commence avec la Révolution Française, Pierre Legendre entend relever «l’estampille catholique» (22) ou encore «la matrice catholique» (23) de notre pays, un cachet dont nous sommes encore pleinement marqués et dont on ne se débarrassera pas aussi aisément qu’un tatouage raté. Toutefois, à ce premier enjeu qui est celui de la mémoire, s’en superpose un second : celui de détecter l’origine de la rationalité occidentale, en d’autres termes, la source du nihilisme technique auquel nous faisons face de nos jours. Ces deux préoccupations spéculatives trouvent leur réponse dans ce que notre auteur nomme «le monument romano-canonique» qui réactive l’héritage ancien du droit civil : «Pourquoi réintroduire la vielle formule droit civil (ius civile), reçue de l’Antiquité par l’Occident, après maints avatars ? Parce que cette expression désigne à la fois le droit romain dans son ensemble et la partie du système juridique moderne où sont définies les fictions élémentaires de la condition humaine instituée : liberté, filiation, dettes et créances. A cette raison s’en ajoute une seconde, non moins essentielle : dans son acception venue des Romains, le thème droit civil est indissociable de l’histoire de la procédure, c’est-à-dire de la science du procès, de cette extraordinaire technologie savante, développée par Rome et ses successeurs scolastiques, pour tourner et retourner la fameuse question de la vérité qui doit toujours être prouvée» (24).
Le baptême semble ici une étape décisive : plutôt que de marquer les corps des nouveaux-venus par le couteau, celui de la circoncision, les Chrétiens choisissent en effet de recourir au symbole de l’eau et au rite de l’immersion pour célébrer l’entrée dans la communauté. Dans cette reformulation décorporalisante du somatisme juif se trouve l’impulsion menant à une civilisation qui manie l’Abstrait, c’est-à-dire la Raison, pour fonder la généalogie. Songeons qu’il suffit aujourd’hui d’une démarche administrative pour inscrire notre enfant à l’état civil, et mesurons alors à quel point nous sommes encore les héritiers de cette Référence spéculative et désincarnée. Il en résulte une situation tout à fait unique, que Pierre Legendre désigne du nom de «Schize», qui installe un jeu, une marge de manœuvre, une malléabilité entre d’un côté la légitimité, garante des raisons du croire, et l’utilité, d’où émane les règles sociales à suivre. Une séparation inédite de la théologie et du droit. Prenons les Textes du Judaïsme et de l’Islam : ils comprennent en leur sein les codes politiques, juridiques et moraux destinés à gouverner les civilisations croyantes, une dimension tout à fait absente du Nouveau Testament. Si bien qu’à la charnière des XIIe et XIIIe siècles, l’Église devenue triomphante, en position de force face à l’émiettement de l’Empire, ne peut se référer aux Évangiles pour en tirer des principes d’administration : qu’y trouve-t-on en effet si ce n’est le récit d’une vie et le partage d’une foi ? D’où l’exhumation décisive du Droit Romain auquel un moine bolonais, Gratien, avait grâce à son célèbre Décret donné une nouvelle vie. C’est une situation originale, et inconnue des autres montages civilisationnels, car le christianisme fournit d’un côté les ressorts de la légitimité, et le droit romain, issu d’une autre tradition, apporte quant à lui les clefs de la gestion politique et sociale. Cette lâcheté entre les deux bouts du montage généalogique allait alors créer le terreau de l’histoire occidentale moderne en laissant la possibilité à chaque partie d’évoluer, de se transformer, de muter tout en préservant l’architecture dogmatique et structurale : et c’est ainsi que la Référence put passer de Dieu à l’État et à la Souveraineté, puis à la Science et à la Vérité; et que la rationalité juridique, fondée sur les notions de «fait» et de «preuve», put dégénérer, processus encore en cours sous nos yeux, en «management» : comme l’écrit Pierre Legendre, «nous sommes là aux sources de l’institution de la Raison moderne techno-scientifique» (25).
En même temps qu’il forma le moule de nos États Souverains, le droit canon érigea la technique en moyen de gouvernement et prépara le triomphe du scientisme au sein de nos sociétés contemporaines. Car la déconnexion entre théologie et droit allait favoriser le devenir-autonome de la sphère juridique, puis technique, et favoriser la conquête et la prise du pouvoir symbolique par la Science. Ce coup d’État spirituel se lit de façon tout à fait explicite chez Saint Simon qui formule le projet de remplacer la métaphysique par la science et soumet l’idée de gouverner la France par le règne de la classe industrielle et productive. Auguste Comte, un temps son secrétaire, s’en fera le digne successeur. Au dualisme grégorien se substitue alors un monisme intégral, car la science en vient à la fois à assumer le rôle d’instance légitime, garante qu’elle est de la vérité, et la fonction de régulatrice sociale, normative qu’elle est par les prescriptions et les préconisations qu’elle apporte. Avons-nous déjà connu un monothéisme si appuyé et si direct en France dont le catholicisme avait justement su aménager et préserver des espaces intermédiaires ? C’est ainsi que la capacité de l’Occident à modifier le discours de sa Référence allait mener à la remise en question de cette dernière, non seulement dans son fond et dans son contenu, mais également dans sa raison d’être : car, précisément, la science, qui vise à l’objectivité et aspire à la transparence, se déclare l’ennemie viscérale de toute forme de cérémonie, de liturgie, de mythe; elle croit pouvoir gouverner sans l’attirail dogmatique, elle s’imagine libre des chaînes structurales et généalogiques, elle se pense au-dessus des imageries traditionnelles, elle ignore la Terre des Ancêtres qui ne laisse pourtant pas de la porter malgré son aveuglement. Événement spectaculaire dont nous dégustons quotidiennement les paradoxes, une Référence en vient à se tourner contre la Référence, l’utilité devient le visage de la légitimité, les savants scient la branche sur laquelle le poids de leur cerveau repose.
Cette insurrection d’ordre ontologique ne va pas sans corollaire : et le moindre d’entre eux n’est certainement pas le fantasme de l’autofondation qui émane d’une immanence prétendant se maintenir sans principe supérieur. Ainsi de l’individu qui se croit l’Alpha et l’Omega du monde et de la civilisation, le nouveau fondement inébranlable, mis en scène par la théorie économique come un agent rationnel qui maximise ses choix et fabriqué par la société de consommation qui érige le désir, c’est-à-dire la volatilité, en norme. Sans autre attache que celle de son compte en banque, l’homme contemporain, prompt à déceler la barbarie chez les autres tout en demeurant parfaitement aveugle à sa propre vanité, prétend ériger un nouvel ordre mondial en ôtant la paille islamiste de l’œil oriental alors même qu’il conserve intacte, sans la questionner, la poutre tout aussi puissamment fondamentaliste qui obture son regard : «Sous le fatras des amalgames contemporains, se découvre le fondamentalisme de notre époque : la revendication de l’autofondation, chaque sujet prenant statut souverain, autrement dit devenant une caricature d’État» (26). Par voie de conséquence, un sérieux péril pèse sur la structure ternaire de l’Occident, qui risque de mettre à mal, outre la schize romano-canonique héritée du creuset médiéval, l’axiome de la séparation, le principe de la distinction, la logique de la distance : «J’insiste là-dessus : l’écart a déserté l’Occident» (27). Les enfants, devant la télévision, se font les égaux de leurs parents, parfois même leur donnent des leçons (de choses, de vie et de mots); les élèves et les étudiants se substituent au maître dans le modèle, qui porte bien son nom, de la «classe inversée»; le mariage devient «pour tous», c’est-à-dire pour personne; les «seniors», s’il veulent «rester dans le coup», se plient aux injonctions des plus jeunes dont il faut louer la malléabilité et la connectivité; etc. Sans écart qui maintient le jeu de l’identité et de l’altérité, en d’autres termes les rôles sociaux et les fonctions anthropologiques, la confusion règne en maîtresse, la société prend la forme d’un informe magma et advient alors ce que le sociologue Émile Durkheim appelait à la fin du XIXe siècle l’«anomie» : l’absence de lois, la perte de repères, la fuite des principes (auxquels se substituent les «valeurs») qui toutes mènent à l’aliénation, ce devenir-étranger à soi-même. Ainsi, «une menace aujourd’hui plane sur l’humanité, la menace de la dé-Référence. Il y a une dégradation de la parole. La promotion comportementaliste, qui touche au principe du montage juridique et s’adjuge le pouvoir de fonder l’identité, touche au lien structural de l’humain à la parole. Nous sommes en présence d’un équivalent du nazisme, politiquement indécelable et sans violence apparente, qui doit être énergiquement dénoncé et vigoureusement critiqué» (28).
Au cœur de l’effondrement de l’écart et du processus entropique (qui n’est rien d’autre que le retour des choses à leur état d’équilibre et d’indistinction : l’indifférence primordiale), rien d’autre que la profonde crise de la parole et du langage : en effet, «un fait marquant de l’époque doit être reconnu, à savoir que la parole est en difficulté» (29). Que dire alors de la révolution cybernétique de l’information et de la connaissance, ou de la promesse de cette société digitale pour le formuler en d’autres termes, ou encore de ce gouvernement managérial pour donner une dernière expression strictement synonyme, dont les fondements linguistiques, hérités de l’algèbre de Boole, de la logique propositionnelle moderne et de ce qui allait devenir l’horrible philosophie analytique, n’ont d’autre visée que de réduire la parole à l’algorithme dont certains oseront dire qu’ils se composent de «symboles» ? Que dire en outre de l’appauvrissement drastique du vocabulaire, des réformes de simplification de la langue (comme si l’on pouvait assimiler le travail de la langue à des mesures de simplification administrative) et du mépris dans lequel on tient les langues mortes au profit de l’inaudible globish et de l’apprentissage des codes informatiques ? Au montage ternaire qui inscrit le signe dans le jeu triangulaire du signifiant, du signifié et du référent, se substitue alors l’alternance binaire du 0 et du 1 qui alimente en continu et en temps réel les systèmes d’information et leurs multiples capteurs; le traitement des données (pratiques dites du Big data et du Data mining) n’offre aucun autre horizon que celui de la rétroaction permanente et de l’actualisation perpétuelle. Dans ce cadre horizontal et systémique, aucun espace n’est ouvert, aucune scène n’est aménagée pour que l’homme puisse y jouer le théâtre de la fondation – sa provenance – et de la généalogie – sa destination. Le règne de la religion industrielle qui culmine dans la gouvernementalité cybernétique n’offre plus le secours d’un «point fixe» (30), ou d’une «idée fixe» pour reprendre le titre d’un écrit de Paul Valéry, susceptible d’offrir une étoile polaire à la civilisation planétaire qui désormais navigue à vue. Qu’adviendra-t-il de cette «dilapidation du capital symbolique de l’humanité» (31) ? Et dans quelle mesure peut-on encore se permettre d’affirmer que «là où le péril croît, croît aussi ce qui sauve» ?

Notes
(1) Albert Camus, Discours de Suède, dans Œuvres complètes, IV (Éditions Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2008), p. 241. Le lieu d’édition est toujours Paris. Les italiques, pour les textes cités, sont toujours celles de Pierre Legendre.
(2) Pierre Legendre, Leçons VI. Les enfants du Texte. Étude sur la fonction parentale des États (Fayard, 1992), p. 7.
(3) Pierre Legendre, Nomenclator. Sur la question dogmatique en Occident II (Fayard, 2006), p. 15.
(4) Pierre Legendre, Leçons I. La 901e conclusion. Étude sur le théâtre de la raison (Fayard, 1998), p. 117.
(5) Pierre Legendre, Fantômes de l’État en France : parcelles d’histoire (Fayard, coll. Les quarante piliers, 2015), p. 20
(6) Ibid., p. 16.
(7) Ibid., p. 11.
(8) Pierre Legendre, Leçons X. Dogma : instituer l’animal humain. Chemins réitérés de questionnement (Fayard, 2017) : la parution récente de cette dixième Leçon amène à relativiser le propos tant les références à la Grèce ainsi qu’au philosophe allemand Martin Heidegger surprennent par leur nombre.
(9) Pierre Legendre, Leçons II. L’empire de la vérité. Introduction aux espaces dogmatiques industriels (Fayard, 2001), p. 16.
(10) Pierre Legendre, Nomenclator. Sur la question dogmatique en Occident II, op. cit., p. 199.
(11) Pierre Legendre, Leçons IX. L’autre Bible de l’Occident : le monument romano-canonique (Fayard, 2009), p. 85.
(12) Le philosophe Robert-Dany Dufour, influencé par l’œuvre de Pierre Legendre, érige un système philosophique tout à fait stimulant qui justifie la nécessité des grands récits par la précocité et la précarité biologiques de l’animal humain.
(13) Pierre Legendre, Leçons IV. L’inestimable objet de la transmission. Étude sur le principe généalogique en Occident (Fayard, 2004), p. 124.
(14) Pierre Legendre, Sur la question dogmatique en Occident (Fayard, 1999), p. 25.
(15) Pierre Legendre, Leçons VI. Les enfants du Texte. Étude sur la fonction parentale des États, op. cit., p. 201.
(16) Pierre Legendre, Leçons VII. Le désir politique de Dieu. Étude sur les montages juridiques de l’État du Droit (Fayard, 2005), p. 54.
(17) Pierre Legendre, Leçons I. La 901e conclusion. Étude sur le théâtre de la raison, op. cit., p. 67.
(18) Pierre Legendre, L’amour du censeur. Essai sur l’ordre dogmatique (Éditions du Seuil, 2005), p. 5.
(19) Pierre Legendre, Leçons X. Dogma : instituer l’animal humain. Chemins réitérés de questionnement, op. cit., p. 63.
(20) Pierre Legendre, Leçons II. L’empire de la vérité. Introduction aux espaces dogmatiques industriels, op. cit., p. 51.
(21) Pierre Legendre, La balafre. Discours à je jeunes étudiants sur la science et l’ignorance (Mille et une Nuits, 2007), p. 49.
(22) Pierre Legendre, Fantômes de l’État en France : parcelles d’histoire, op. cit., p. 22.
(23) Ibid., p. 33.
(24) Pierre Legendre, Leçons II. L’empire de la vérité. Introduction aux espaces dogmatiques industriels, p. 177.
(25) Pierre Legendre, Ce que l’Occident ne voit pas de l’Occident (Mille et une Nuits, 2008), p. 52.
(26) Pierre Legendre, Leçons VII. Le désir politique de Dieu. Étude sur les montages juridiques de l’État du Droit, op. cit., p. 116.
(27) Pierre Legendre, Leçons III. Dieu au miroir. Étude sur l’institution des images (Fayard, 1994), p. 87.
(28) Pierre Legendre, Leçons VI. Les enfants du Texte. Étude sur la fonction parentale des États, op. cit., p. 351.
(29) Pierre Legendre, Leçons I. La 901e conclusion. Étude sur le théâtre de la raison, op. cit., p. 23
(30) Pierre Legendre, Le point fixe. Nouvelles conférences (Mille et une Nuits, 2010).
(31) Pierre Legendre, Sur la question dogmatique en Occident, op. cit., p. 72.