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28/07/2017
Le Troisième Reich de Roberto Bolaño, par Gregory Mion
«Quelle bêtise. C’est précisément là qu’est le problème. Pour me brancher sur le concret, j’ai d’abord besoin de savoir ce qu’est le concret, et je ne le sais pas, et d’après toi je ne peux pas le savoir si je ne me branche pas d’abord sur le concret. Bref, un vrai cercle vicieux. Mais le concret est comme un mixeur. Si je me mets à militer avec vous et à aller aux masses et à réciter Mao, je finirai par me convertir en marxiste-léniniste-pensée-Mao-Zedong pur et dur et unidimensionnel, comme vous. Mais, de même, si je me mets à faire les exercices spirituels de saint Ignace de Loyola, je finirai chez les jésuites, inexorablement. Et je ne sais pas si c’est ce que je veux.»
Antonio Caballero, Un mal sans remède.
Jouer avec la guerre : un divertissement ambigu
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Depuis la découverte et les succès relativement récents de Roberto Bolaño en France, parmi lesquels on ne peut manquer de citer l’intarissable 2666 et les non moins fascinants Détectives sauvages, la critique journalistique, donc la réclame nunuche et illettrée, relègue souvent Le Troisième Reich dans la catégorie des seconds couteaux de l’œuvre pour le moment traduite (1), mais c’est une erreur que ne commettent pas les passionnés de l’écrivain chilien trop tôt disparu. Avec son titre, déjà, ce livre composé à la fin des années 1980 par un Bolaño trentenaire assoit le nazisme sur un important fauteuil mental du romancier. Il s’agit d’un nazisme pour ainsi dire encombrant, très callipyge, dont l’arrière-train ne daignera presque plus jamais quitter la folle conscience du créateur après avoir trouvé son matelas psychique. En effet, toute la création de Bolaño est traversée par la mise en intrigue du Mal, et celui-ci ne laisse d’être interrogé par une multitude d’emprunts aux fantômes de la période hitlérienne, pour être d’autant mieux réinvesti littérairement dans plusieurs autres de ses manifestations post-nazies (la continuité des génocides, la violence sociale décuplée, l’extrême droitisation latente de la politique, le destin aberrant du Chili des années Pinochet, etc.). C’est pourquoi ce roman de jeunesse, du moins à l’échelle de publication de Bolaño, peut être lu non seulement pour ce qu’il est au premier chef, en l’occurrence une histoire racontée avec talent et qui pourrait constituer un point d’entrée commode dans l’œuvre bolañesque, mais il peut aussi l’être par goût de l’intertextualité, par amour de l’enquête esthétique, dans sa manière de préparer les thématiques obsessionnelles qui ne cesseront d’infester les écrits suivants.
Le livre se présente comme le journal intime d’Udo Berger, un jeune Allemand qui revient en Espagne pour la fin de l’été, à l’hôtel Del Mar, dix ans après sa dernière visite effectuée ici même avec ses parents alors qu’il était adolescent. Udo est accompagné de sa fiancée Ingeborg et c’est la première fois qu’il a l’opportunité de partir en vacances avec elle. Ils espèrent que la situation du Del Mar, situé dans une station balnéaire à proximité de Barcelone, leur procurera de saines joies et des divertissements du même cru. C'est toutefois sans compter sur la passion dévorante du jeune homme pour les «wargames» (p. 45), à savoir des jeux de société très élaborés où il s’agit de faire la guerre avec des pions, de fomenter des stratégies, d’entrer dans la tête de son adversaire, d’être habile en contre-offensive, le tout sur des plateaux cartonnés où se dessinent des territoires la plupart du temps européens. Dès le début du séjour, le jeu de guerre est évoqué (cf. p. 20), puis nous apprenons que nous avons affaire à une véritable sommité de la question. Champion d’Allemagne dans cette catégorie de joueurs, Udo écrit des articles dans plusieurs revues internationales, exposant des manœuvres, des variantes, des ouvertures, tel qu’on le ferait pour revisiter une mémorable partie d’échecs. La seule différence, évidemment, c’est que les pions qu’il manipule sont des soldats et des blindés. L’autre particularité d’Udo, c’est qu’il est considéré comme un spécialiste de la Seconde Guerre mondiale et qu’il incarne systématiquement les Allemands dans l’univers diégétique d’un jeu intitulé Le Troisième Reich.
La conséquence directe de son appétit pour les jeux de guerre se manifeste par une peau d’une extrême pâleur (cf. p. 29). Casanier, reclus dans les greniers domestiques de cet étrange sport en chambre, Udo ne sait même pas quand la nuit tombe (cf. pp. 60 et 237). Quand Ingeborg est à la plage, lui se concentre sur «les lignes initiales de [sa] variante» et il en prend scrupuleusement note dans son «Cahier de campagne» (p. 51). Le descriptif de ses fantaisies martiales écrase en quantité le compte rendu de ses rapports sexuels, qui tiennent en quelques mots dépourvus d’exaltation, réduits à des mentions routinières. L’acte sexuel n’est tout au plus qu’un expédient conventionnel, un devoir conjugal auquel Udo s’adonne avec utilité, probablement dans le but de s’épargner les caprices d’Ingeborg et de bénéficier d’un temps de jeu considérable. Une quinzaine de jours de vie commune équivalent à cinq rapports sexuels grammaticalement insignifiants (2). À côté de ces notations austères, si Udo et Ingeborg se sont épanchés en érotisme, il ne nous est pas permis de le déduire du texte. La probabilité d’une intimité sentimentalement riche est faible néanmoins car, en réalité, la tension entre les deux amants s’exacerbe au fur et à mesure du séjour (cf. pp. 57 et 85). Udo est conscient qu’il doit éviter au maximum de parler du jeu en présence d’Ingeborg. Sa petite amie ressent d’ailleurs de la honte envers lui lorsqu’elle l’entend disserter au sujet de ses troupes fictives (cf. pp. 51-2).
D’autre part, signalons que le Reichsführer putatif Udo Berger s’attribue des prérogatives en littérature. En tant qu’érudit des guerres, des batailles et des humeurs belliqueuses qui ont jalonné les siècles, Udo estime qu’il pourrait être un écrivain spécialisé, un «essayiste créatif» (p. 92) au royaume des wargames. Il a aussi un intérêt assez vif pour la littérature allemande, transmis par son mentor Conrad, qui l’a initié aux jeux et aux livres soi-disant patriotiques. Des figures tutélaires comme Goethe et Jünger sont mises en avant, représentatives d’une «littérature qui s’écrit avec le sang» (p. 55). Ces références sont évidemment survolées, subordonnées aux objectifs brutaux des joueurs, car ils ne possèdent ni le génie de Goethe, ni la puissance critique de Jünger, lequel aurait plutôt comparé Udo Berger au personnage du Grand Forestier dans son chef-d’œuvre Sur les falaises de marbre.
La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
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