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16/03/2018

Karl Kraus de Walter Benjamin : pour saluer le franc-tireur de Vienne, par Gregory Mion

Crédits photographiques : Kraus-Damir Sagolj (Reuters).

3473243567.jpgKarl Kraus dans la Zone.





3822542879.JPGGregory Mion dans la Zone.





«Papa, il grognait dans l’assiette… Il insistait pas davantage. »
Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit.


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La vie de Karl Kraus autorise tous les superlatifs en matière de combativité, de grogne et d’impudence. On ne voit guère l’équivalent d’un Kraus avant lui et après lui, voire en même temps que lui, sinon à travers les figures tutélaires de quelques prophètes de la décadence et de l’amertume, grands professeurs de la consternation féconde et du verbe convulsif, avec des individus par exemple aussi bagarreurs et coriaces que Georges Darien, Léon Bloy, Otto Weininger ou Friedrich Nietzsche. Mais ce quatuor arbitrairement recruté parmi les princes de la colère n’atteint que par intermittences la régularité d’un Kraus dans l’irritation et la frénésie du sarcasme. Walter Benjamin ne s’y trompe pas en établissant le portrait du plus orageux des Viennois et même des Autrichiens : il y avait dans la personnalité de Kraus une telle persévérance dans la discorde qu’il tomba peu à peu à la marge de l’humanité et devint le modèle vivant d’un être inhumain. C’est d’ailleurs ce qui fait tout l’intérêt de ce Karl Kraus (1) que Benjamin livra en quatre parties dans la Frankfurter Zeitung au cours du mois de mars 1931 : son propos ne perd aucune objectivité, lucide quant aux nombreuses extravagances de Kraus, conscient de la dérive de ce fulminant steamer sur des mers et des océans inhabitables, comme attiré par un gros temps qu’il aurait lui-même encouragé pour son unique plaisir de navigation, à force peut-être d’en supplier la venue. Seul contre tous et seul dans le pays si particulier de ses croisades, Kraus vécut pour se faire des ennemis et pour fendre des flots insoupçonnés par le commun des mortels.
Pour autant il ne s’agit pas de faire de Karl Kraus un paranoïaque ou un névrosé qui fut abusé par une vue désespérée de l’esprit. Cet homme de la rixe avait de quoi s’insurger mais sa méthode préférée, à savoir l’attaque outrancière de tous les traîtres de la littérature, le discrédita rapidement et lui colla sur la peau des réputations indésirables. En conséquence de quoi, il se barricada symboliquement dans une tour d’ivoire au sommet de laquelle il affronta tout à la fois ses ennemis réels et ses monstres intimes.
Selon Benjamin, l’isolement de Kraus dans le donjon de l’inhumanité fut précédé par deux moments fondateurs. Il recense d’abord un moment d’universalité où l’homme voulut faire retentir son cri par-delà les frontières nationales, sorte de fanfare gueulante qui souhaitait que sa musique fût entendue au plus profond du système solaire, puis cette espérance d’une oreille lointaine et compréhensive s’éclipsa au profit d’un moment démoniaque où Kraus fit naufrage dans un narcissisme de malin génie, pastiche de lui-même, caricature de la fureur, perpétuel convive d’un souper des ogres où chaque tête devait vomir tant et plus les nourritures de la rancœur. Il était donc prévisible que cet écrivain des nerfs et de la raillerie serait le locataire attitré des appartements spéciaux d’une docte barbarie, celle, en l’occurrence, qui ne s’accomplit que dans la parole où n’importe quelle phrase est armée d’une épée tortionnaire et cherche à saigner l’humanité in extenso. On nous rétorquera que les paroles possédées par des pelotons d’exécution ne sont pas rares ; on répondra que c’est en effet le cas mais que Karl Kraus ne baissa jamais pavillon, acharné de jour et de nuit dans ses phalanges guerrières, cadencé dans le souffle athlétique de la perpétuelle ruade, nanti d’une énorme volonté d’en découdre qui le hissa dans une région littéralement extra-terrestre et lui donna cette postérité exorbitante que Walter Benjamin ausculte alors même que le «grincheux» de Vienne avait encore cinq ans à vivre – ou à semoncer le monde.
Eu égard à cette renommée scélérate qui grossit les défauts et diminue les qualités, Karl Kraus ne pouvait plus compter sur la moindre repentance de son cru ou sur une miséricorde empruntée – exclu des hommes de son époque et probablement dénaturé jusqu’à la moelle, il n’était plus possible, au seuil des années 1930, de le rapatrier dans un lieu quelconque de la planète ou au milieu d’un Ciel potentiellement adapté à ses péchés. Il était persona non grata, esprit turbulent partout congédié, prémisse d’une âme condamnée à errer dans les chemins escarpés d’un empire introuvable. On le retrouve cependant ici ou là, par hasard ou par conviction, que ce soit dans la stèle anticipée que lui érige Benjamin ou dans les initiatives de certains nostalgiques des joutes littéraires dont nous sommes, car à choisir entre l’estocade qui tue un mauvais livre et les subterfuges d’un journalisme charlatan qui renvoie des ascenseurs, nous choisissons d’exterminer plutôt que de pérenniser un scandale qui affaiblit la civilisation tout entière. Si Kraus était contestable par bien des aspects formels, sa démarche, en revanche, était fondamentalement saine en cela qu’elle avait de vraies ambitions d’exigence.
Cette mémorable exigence s’incarne aussi bien dans les ouvrages de Kraus que dans les feuillets de son journal Die Fackel où il voua une haine illimitée à ses confrères. L’objectif principal de Kraus dans ces brûlantes colonnes était de cafarder le journalisme «inauthentique», c’est-à-dire le journalisme à la solde du capitalisme et du verbiage, régisseur d’une «famine spirituelle» inédite. Déserteurs attitrés de la littérature, ces journalistes aggravent leur cas en s’emballant pour les actualités du progrès et en perdant tout esprit de contradiction vis-à-vis d’une économie politique déplorable. Ils n’étaient tout au plus que ce que les anglo-saxons appellent des penny-a-liner, des chroniqueurs passables payés à la ligne, mauvais répétiteurs de l’ordre établi. Par contraste avec ces petits monarques du compromis, Kraus s’avance sur la scène comme un ensorcelé, comme un dompteur de gargouilles qui jette son affreux régiment sur «le troupeau de porcs que sont ses contemporains». On l’imagine exciter ses animaux ténébreux dans les coulisses de son exaspération, les préparer au pugilat définitif, la bave aux lèvres autant que ses furies, convaincu du bien-fondé de ses intentions qui n’ont d’autre dessein que celui de sauver l’homme (l’objectif fondamental cette fois). En toute rigueur, il s’agit de porter secours à la créature de plus en plus éloignée de la Création, l’homme moderne, technique et déraisonnable n’étant plus capable d’identifier son Maître. Cette perte de la suprême Présence inquiète Kraus et le contraint à un «défaitisme supranational». Ce n’est donc pas seulement le sort de l’Autriche qui inquiète Kraus, mais, à ses yeux gonflés de crainte fébrile, c’est la Terre dans son intégralité qui court à sa défiguration. Ainsi, très tôt dans son parcours intellectuel, Kraus pend la crémaillère du pessimisme et n’envisage aucun changement de perspective pour la multitude. La contagion de l’esprit par le capitalisme et la mécanisation du vivant signent la fin des temps in secula seculorum.


La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
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