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28/04/2018

Jean de La Bruyère et la ville : je t’aime… moi non plus, par Gregory Mion

Crédits photographiques : Manuel Silvestri (Reuters).

3822542879.JPGGregory Mion dans la Zone.





«Nos premiers maîtres de philosophie sont nos pieds, nos mains, nos yeux.»
Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l’éducation.


Souvent plus méchant qu’un Nietzsche ou un Bloy au meilleur de leur virulence critique, La Bruyère, en bon moraliste, propose une écriture satinée au fond de laquelle gît une force de frappe redoutable. On a presque tout dit sur Les Caractères et pourtant une lecture renouvelée n’est jamais avare en surprises ou en redécouvertes. Le tréfonds de l’homme est en effet inépuisable et si La Bruyère semble en avoir objectivé l’architecture pendant son siècle, il n’a en revanche pas pu se rendre dans les époques futures pour mesurer les nouvelles dimensions de l’humanité, la façon dont les tempéraments se sont pour ainsi dire défenestrés de leurs demeures anciennes pour se jeter tête la première dans de nouvelles bâtisses mentales qui pourraient être celles de la modernité, l’esprit de l’homme étant comme un serpent qui doit muer s’il veut continuer à vivre. Du reste, ce n’est peut-être là que le cours habituel des choses, à savoir l’élan équivoque du progrès, le désir énigmatique de transformation ou encore un je-ne-sais-quoi d’impulsion au changement, voire un cycle régulier où le Moderne se proclame à un moment particulier contre l’Ancien, et tout ceci, chaque fois, nous encouragerait à fonder une autre manière d’habiter le monde à l’occasion de telle révolution technique ou intellectuelle, pour peu que l’on ose encore utiliser une expression aussi galvaudée, aussi vague, le monde ayant d’autres préoccupations que nos projets de villégiature.
À ceci près que nous nous intéressons d’abord évidemment aux résidences psychiques, à l’enflure que celles-ci peuvent tolérer afin de contenir la dilatation de quelques mauvais caractères, à l’envahissement de nous-mêmes par nous-mêmes dans une sorte d’ivresse du Moi, de turbulence de «moitrinaire» (1), et c’est précisément cette tendance à croître par-delà toute proportion de turpitude que prévenait La Bruyère dans les coulisses de ses fragments et autres réquisitoires plus allongés, l’homme étant au premier chef le mauvais locataire de lui-même avant d’être le mauvais ressortissant de sa planète. Selon toute vraisemblance, au préalable, c’est notre monde intérieur qui souffre d’être crapuleusement occupé, le monde extérieur n’intervenant par la suite que sous les aspects d’un dérivatif avantageux, tel un périmètre d’écoulement pour les torrents secrets que nous ne pouvons plus retenir.
Au fil de son évolution, l’homme grossit donc en caractère par le biais d’une effusion occulte de sa nature, à l’intérieur d’un corps qui ne peut tout à fait contenir ce tempérament de plus en plus volumineux et individualiste. Ce grossissement, moral ou immoral en amont, peu importe, n’est en définitive jamais pertinent parce qu’il exagère un trait primitif qui s’épuise par la suite en boursouflure. Ainsi par exemple la bonté devient suspecte quand elle est l’objet d’une mise en scène systématique, tout comme la cruauté devient littéralement insupportable quand elle repousse des limites déjà trop étendues. Hissées à un niveau insoutenable d’exagération, la bonté et la cruauté ne signifient plus rien, sinon leur propre mécanisme d’auto-dévoration, et l’on aura vite fait de démasquer le comédien de la vertu et d’éliminer le mastodonte en barbarie. Les malins génies ont tôt fait de se trahir et les Néron de nos archives n’échappent pas à la damnatio memoriae. L’homme bon et l’homme cruel ne sont pas des antinomies lorsqu’ils sont tous les deux les modèles d’une surenchère; ils sont aussi bien infréquentables l’un que l’autre et le bon aura des cruautés que le cruel ne soupçonne même pas (2).
Néanmoins, en dépit de cette constellation de faiblesses et d’imperfections caractérielles, les hommes cohabitent de façon plutôt satisfaisante. On pourrait même affirmer dans le sillage de David Hume que les hommes, sachant instinctivement leurs défaillances, s’organisent en sociétés seulement par un intérêt bien compris, ceci afin de pondérer les fragilités qui les tueraient s’ils s’évertuaient à vouloir vivre seuls (3). Dans cette perspective, la société constitue empiriquement l’union qui fait la force et tant que la structure se maintient, tant que le bateau de Thésée se reconstitue au gré des épreuves traversées, nous pouvons passer l’éponge sur les réalités souterraines du fond de la cale. Autrement dit, même si les caractères humains ont l’air de s’aggraver dans le temps, même s’ils ne peuvent s’empêcher d’exacerber le cahier des charges de l’individualisme, ils parviennent plus ou moins à se diluer dans les différents paradigmes sociaux. Le peu d’extensibilité du corps humain pour accomplir la fureur d’un caractère se compense par l’extensibilité du corps social – à défaut de pouvoir inventer un corps de titan où il pourrait faire triompher tous ses fantasmes et tout son narcissisme, l’homme a inventé la ville où il peut dissimuler ses inavouables penchants tout en participant à l’effort collectif.
La ville serait ainsi le lieu où Narcisse pourrait facilement être pris pour un philanthrope. Personne, en outre, n’est dupe de ces acquittements escamotés, et c’est sans doute la raison pour laquelle La Bruyère introduit sa réflexion sur la ville en soulignant sa profonde ambivalence : le désir de faire partie de la ville est au moins aussi fort que la répugnance qu’elle nous inspire. Mais ce qui l’emporte en dernier recours, en apparence du moins, c’est le besoin vital de la ville, l’accoutumance au jugement des foules. Tout cela se substitue au désir plus respectable de se connaître soi-même par un exercice d’introspection qui suivrait le cérémonial d’une vie ascétique. On a d’ailleurs souvent reconnu que l’homme n’est pas fait pour vivre seul et que les sages ne sont probablement que des cas accidentels de solitude; on devrait aussi reconnaître que l’homme n’est pas davantage fait pour vivre avec les autres tant il finit par souffrir de ne pouvoir se distinguer de la masse. Par conséquent, ni tout à fait compétent pour être isolé, ni tout à fait enclin à se fondre dans les attroupements, l’homme existe a priori dans un déséquilibre permanent où il confond volontiers son appétit pour le cloître et son amour de la place publique. On ne sait jamais trop quand l’une ou l’autre de ces attirances contradictoires domine, et l’on aura tôt fait d’être mélancolique dans la retraite la plus radicale, songeant à tout ce que l’on pourrait dire de nous si l’on nous voyait aux prises avec l’infini du silence, au même titre que l’on aura tôt fait d’être lassé de la multitude en pensant à tout ce que l’on pourrait faire si l’on était chez soi en train d’écrire ou d’écouter de la musique par exemple. Rousseau lui-même se dénonce au début de ses Rêveries du promeneur solitaire : il est soulagé de sa mise en quarantaine, enfin libéré d’une société qui ne l’a pas compris, toutefois il veut qu’on le lise et qu’on l’admire, soucieux de sa réputation et des opinions que le plus vilain des hommes pourrait formuler à son égard. Et puis n’oublions pas non plus que Rousseau, lorsqu’il compose ses Rêveries, a conquis un haut niveau de célébrité qui remet d’emblée en question la scénographie de son exil.
Comme Rousseau, donc, on peut se situer à bonne distance de la ville et être encore agacé par l’un de ses nombreux appendices. «Tous les chemins vont vers la ville» écrit d’ailleurs Verhaeren à l’orée des Campagnes hallucinées, car la ville, «tentaculaire» et «pieuvre ardente», possède trois cœurs qui jettent un sang de séduction jusque dans les plaines où l’on se croirait pourtant immunisé contre les palpitations de la métropole (4). La ville fait de l’œil aux laissés-pour-compte de l’agitation et des prospérités retentissantes; elle fait courir dans la campagne le bruit de son vice et aux oreilles les plus rétives, elle murmure des promesses alléchantes de réhabilitation, les péchés d’ici pouvant être pardonnés là-bas, les « ruts sinistrement vociférés » dans les poulaillers rustiques pouvant être innocentés au sein de quelque maison de tolérance où l’on a l’habitude de boire toute honte (5). De toute façon il est inutile de nier l’évidence : la ville étend son influence et son volume, elle creuse des tranchées dans la plaine pour y faire couler ses humeurs, et les douves des bourgs et des villages se remplissent de ces liqueurs, de ces sueurs qui font monter l’haleine véritable des hommes, portant sur les nerfs de la rustrerie des champs, l’incitant à mettre ses clochers à terre et à rejoindre le bataillon des vicelards après avoir «toussé [son] agonie» (6). Existe-t-il de nos jours une campagne de France qui soit dispensée du tintamarre des villes ? On a tort de résister à ce Léviathan urbain dont la ventilation artificielle parasite assez nettement les derniers sanctuaires de la nature, et, à bien y réfléchir, un citadin qui s’assume est de meilleure fréquentation qu’un avocat des campagnes qui feint de faire sécession avec les manières de la ville.

La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
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