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21/02/2019
L’Amérique en guerre (10) : Des clairons dans l’après-midi d’Ernest Haycox, par Gregory Mion
Crédits photographiques : Juan Medina (Reuters).

«Pin my medals upon my chest
Tell my mom I’ve done my best.»
«I don’t know but I been told
Eskimo pussy is mighty cold.»
Le sergent instructeur Hartman dans Full Metal Jacket.
Les «confins du monde» (p. 16) racontés par Haycox nous immergent dans la prodigieuse ambiance du western, anticipant bon nombre d’images forgées par Cormac McCarthy avec sa Trilogie des confins, et quoique les deux écrivains inégalement célèbres sondent un Ouest différent, ils se rejoignent pour ainsi dire à dos de cheval, juchés sur les destriers qui ennoblissent leurs personnages respectifs, comme si l’animal, à la longue, devenait le portrait même de l’homme, aussi gracieux et transcendant que sur une toile hippique de Théodore Géricault. Du reste, le silence à peine brisé de la nature que mentionnait Tocqueville, et qui n’était perturbé que par d’autres bruits naturels, se trouve chez Haycox interrompu par les diverses modulations du clairon, organisant les activités de la 7e cavalerie comme la cloche, au Moyen Âge, scandait les emplois du temps du corps et de l’esprit. Tantôt le clairon indique aux soldats le moment de prendre soin des chevaux (stable call), tantôt il leur indique de prendre soin d’eux-mêmes (sick call), de s’exercer aux manœuvres de guerre (drill call), de se faire payer (pay call), de se sustenter (mess call), tout cela préparant à la grandiloquente musique du champ de bataille, lorsque sonnera la charge et qu’il faudra se tenir prêt à vivre ou à mourir pour la patrie (4). Il y a dans ce clairon récurrent une indéniable dimension religieuse tant ces hussards de l’Amérique lui obéissent inlassablement, comme s’ils se soumettaient à un dieu qui eût soufflé ses décrets universels dans les cuivres cabossés d’un peloton de troufions aux aguets. Par ailleurs, ils sentent gronder au loin la menace indienne, les glaces de l’hiver soulevant les frissons de la crainte au-delà des somatisations ordinaires, glaces et frissons, en outre, qui n’auront point tout à fait fondu et disparu à la saison estivale débutante, à l’heure de se mesurer aux stratégies d’encerclement des chefs charismatiques des Peaux-Rouges, ces noms qui viennent en quelque sorte troubler la ferveur des trompettes martiales, ces Crazy Horse, Sitting Bull, Gall, Two Moons et compagnie, cités la boule au ventre plusieurs mois en amont de Little Bighorn (cf. p. 174).
Mais le ministère de la Guerre, en ce temps-là, ne lésinait pas sur la capitalisation des héros légendaires, et la 7e cavalerie, bien qu’elle sût exactement son rôle de contrepoids aux velléités et aux titans amérindiens, possédait à sa tête un homme impavide et impulsif capable de soutenir la comparaison avec ce folklore combattant : le général George Armstrong Custer, seigneur vivant des tactiques sanguines, vétéran glorieux de la guerre de Sécession, visage connu de tous en Amérique (cf. p. 44), drainant une réputation justifiée de passion pour les «assauts sauvages» et «pour l’action directe» (p. 44), pour le make it or break it, ce qui le met immédiatement dans la catégorie des êtres ou aimables ou détestables, cet homme ne pouvant susciter aucun «[sentiment mitigé]», trop «fier de ses capacités», de son «panache» et de sa mémorable jeunesse (p. 151). De plus, ce «visage belliciste» (p. 355) était sous l’emprise d’une intranquillité congénitale (cf. p. 257), celle-ci ayant poussé Custer aussi bien dans le meilleur que dans le pire, d’abord sous le feu des années de guerre civile, dont il est ressorti auréolé d’une estime nationale, ensuite dans sa malheureuse critique affichée de William W. Belknap (jadis dirigeant du département de la Guerre), un imprudent coup de sang qu’il paiera provisoirement par la décision souveraine du président Ulysses Grant (cf. p. 261). Fort heureusement, le président Grant, également militaire, saura rétablir Custer dans son régiment à l’aube de la campagne décisive contre les Indiens (cf. p. 265). Ceci étant, la bureaucratie présidentielle aura considérablement marqué l’exubérant Custer, d’où son intention d’atteindre la «rédemption» (p. 266) et de retrouver son «prestige» (p. 359) lors des prochaines échéances guerrières. Quelles que soient les conséquences pour lui ou pour ses hommes, George A. Custer veut raviver le rayon de sa prestance militaire, et cela provoque certaines conversations angoissées parce que l’on craint de la part du général un coup d’éclat qui pourrait envoyer les troupes au casse-pipe (cf. pp. 99 et 316). En effet, dès le mois de mai 1876, Custer apparaît frénétique, doté d’une «énergie animale» (p. 311), prêt à en découdre avec tous les monstres de l’Enfer indigène. On dirait finalement un rhinocéros blessé au plus profond de son caractère viril, un mastodonte des plaines qui parie sur son illustre maniement de la corne d’ivoire pour terrasser l’ennemi. Cette impatience néanmoins le perdra – il aura commis la «bourde» de trop (p. 422), la ruade fatale de celui qui n’aurait pas dû s’engager avec un surcroît d’héroïsme en reconquête, et cela confirme la déchéance d’un soldat d’anthologie qui cette fois n’a pas su redevenir un gladiateur collectif au moment opportun, emporté par la périlleuse tentation du make it all about himself.
La suite de cette étude se trouve dans L'Amérique en guerre, disponible sur le site de l'éditeur.