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22/07/2019
L’opium et le bâton de Mouloud Mammeri, par Gregory Mion
«J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie.»
Paul Nizan, Aden Arabie.
Il y a trente ans disparaissait l’écrivain algérien Mouloud Mammeri. Pour le public français, son œuvre est plus ou moins ensevelie sous les décombres d’un passé dégradant, peu enclin à remonter à la surface, sinon à l’occasion de quelques déclarations officielles inabouties et creuses. Il s’agit plus particulièrement de revenir sur le livre de toutes les hontes et de toutes les controverses : L’opium et le bâton (1). Le roman est publié en 1965, peu après les «événements» qui ont déchiré l’Algérie entre 1954 et 1962. Il établit ses quartiers narratifs principalement dans le quotidien mouvementé des membres du FLN, et, par intermittence, il s’insinue dans la vie de l’armée française. Il semble par ailleurs écrit dans l’urgence d’un grand déballage plein de gravité. On le devine parce que certains passages abusent des chutes elliptiques et des faux-fuyants. Toutefois l’impression générale d’aporie permet de suggérer que l’issue des «événements», à quelque niveau que ce soit, est tributaire d’une impasse. En effet comment sortir de la scélératesse de ce conflit qui a divisé les familles, les amitiés, les amours et les cultures ? Comment se relever d’une décennie où l’existence a vécu l’horreur des plus inquiétants dilemmes ? De telles expériences auraient plongé Sarah Kofman dans la perplexité malgré ses brillantes réflexions sur l’aporie et les moyens d’en réchapper (2). Les mots de la fin, que Mammeri prolonge en points de suspension, disent à eux seuls l’incommensurable épreuve que ce fut, le long calvaire de ce que la mémoire nomma la Guerre d’Algérie : «la réalité passait les phrases de si loin…» (p. 381). Le narrateur révèle ici l’aveu d’impuissance du romancier en plus de ses propres limites. Aucun langage ne peut décemment restituer le blasphème colonialiste et l’arrogance de ces nouveaux évangiles politiques. Il serait également incongru de vouloir capturer d’un trait droit et distinct les mouvements de rébellion qui ont rétorqué à ces vagues successives d’impérialisme. D’un côté comme de l’autre, la confusion a vite pris le pas sur les intentions bien arrêtées. Une fois que le basculement dans la guerre a été consommé, les groupes qui s’affrontaient n’ont plus été une addition de consciences individuelles – ils sont malheureusement devenus des combattants qui ont adopté la conscience collective de la guerre avec toutes les dérives que cela suppose.
Le roman de Mammeri prend son élan depuis la ville d’Alger «visqueuse de sang» (p. 9). La majesté du site urbain est troublée par les cris des hommes torturés (cf. p. 44). Les paras extorquent des informations en utilisant des méthodes ignobles. L’enjeu stratégique inhérent au contexte de guerre justifie parfois la rudesse des moyens utilisés, mais le cercle vicieux de la torture, quand il est systématisé à outrance, dépasse le cadre militaire pour s’abîmer dans le règne insensé de la barbarie. Les confessions arrachées par la gégène valent en quelque sorte moins que le moment sadique de la torture, ce moment où la finalité de l’interrogatoire s’estompe derrière la simple jouissance des instruments du supplice, ce moment où un adage tel que «la fin justifie les moyens» n’a plus aucun sens dans la mesure où les moyens écrasent le but que l’on s’est fixé. Cette spirale de la violence irrationnelle entretient aussi une compétition malsaine dans le registre de l’inhumanité : des soldats de l’ordre occidental ou des fellaghas, qui, en bout de ligne, sera le plus impressionnant dans la perte de l’humanité ? C’est ainsi que la guerre oublie ses feuilles de route et accouche de crimes imprescriptibles (cf. p. 250). Non seulement la guerre a disqualifié les désirs de colonisation, mais elle a aussi largement contribué à pervertir l’Indépendance tant espérée (cf. p. 52). Du côté des envahisseurs, l’opium s’est dégradé dans l’usage du bâton, et la France, après avoir séduit et mystifié, a choisi de soumettre et de punir (cf. pp. 10-1). Lorsque les drogues journalistiques ont cessé d’être efficaces, elles parmi tant d’autres combines, le bâton du juge a pris la relève pour appliquer une justice illégitime (cf. p. 240). Quant aux résistants de la première heure, ceux, en l’occurrence, qui rythment l’action du roman depuis les paysages sublimes de la Kabylie, ceux-là sont placés sous le commandement ingénieux du colonel Amirouche, une légende grandissante (cf. p. 251), certes, mais également une personnalité contestée à cause de l’épisode épouvantable de la «Bleuite».
La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
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