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09/05/2020
Apocalypses biologiques, 3 : The Crazies de George A. Romero, par Francis Moury
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Argument du scénario
Evans City et ses environs, Pennsylvanie, États-Unis, 1972.
Un virus dont le nom de code est «Trixie » — résultat d'expériences militaires bactériologiques — est répandu accidentellement dans l’eau d’une rivière à la suite d’un accident d’avion. Une fois infectés, les habitants de la petite ville américaine la plus proche se comportent en fous meurtriers. Face à l’ampleur du carnage, l’armée délimite, boucle, confine puis quadrille — au prix de sérieuses pertes — le périmètre contaminé. Militaires et scientifiques livrent une course contre la montre dans un climat de franche panique pour maîtriser l'épidémie et abattre les fous qui les attaquent indistinctement et sans relâche. Un petit groupe de civils, confinés sans explications, se révolte. Mené par deux anciens des Forces spéciales, ils découvrent l'ampleur de la catastrophe, à mesure qu'ils se frayent un chemin, au besoin par la force armée, vers la liberté.
The Crazies [La Nuit des fous vivants] (États-Unis, 1972) de George A. Romero peut être considéré comme son second chef-d’œuvre : c'était son quatrième film, si on suit la chronologie de sa filmographie, mais il ne fut distribué chez nous qu'en 1979, donc très tardivement et confidentiellement, dans une copie bien doublée mais assez abîmée et un peu lacunaire, sous un titre français qui évoquait volontairement celui de La Nuit des morts vivants (1968). cette copie argentique française fut par la suite exploité en VHS Secam en VF d'époque par Reflex Vidéo et Victory Vidéo vers 1985 sous le mignon titre Experiment 2000. Le film est également connu en Amérique sous les titres américains alternatifs Cosmos 859 et Code Name Trixie.
Le titre d’exploitation français est parfaitement adapté au climat de l'intrigue et il indique, avec raison, une analogie de structure entre le film de 1968 et celui de 1972. La nouveauté provenant d'abord d’un élément purement plastique (l’emploi de la couleur et de l’écran large : on passe du format standard 1.37 N&B au format large 1.66 couleurs) puis de l’argument du scénario qui relève cette fois-ci moins du fantastique que de la science-fiction, accentuant donc encore l’aspect politique-fiction. On pense, de fait, plus d’une fois au cinéma pseudo-documentaire de Peter Watkins des années 1960 et 1970 lorsqu’on visionne The Crazies de George A. Romero.
Cependant, certains aspects purement fantastiques et son petit budget, magnifiquement exploité sous forme d’une liberté parfois expérimentale à l’absolue virulence, le rattachent directement au chef-d’œuvre de 1968 dont il est clairement, n’en déplaise à son cinéaste qui le niait à l'occasion, une évidente variation : les morts-vivants cannibales sont ici remplacés par des fous assassins. À noter l'extrême violence de l'ensemble, au rythme encore plus hallucinant et cauchemardesque (on y tue et on s'y fait tuer pratiquement sans arrêt) que dans le film de 1968. À noter aussi un emploi forcené de la carabine militaire USM2 encore en dotation à l’époque dans certaines unités de la garde nationale et de l'armée : elle se différencie de l’USM1 originale par l’ajout d’un sélecteur permettant le tir automatique, donc en rafales aux effets dévastateurs. Mise à part la charmante actrice Lynn Lowry que l’on retrouvera peu de temps après dans Parasite Murders / Shivers [Frissons] (Canada, 1975) — le premier grand film fantastique de David Cronenberg — le reste de l’interprétation est pratiquement composé d’acteurs inconnus (y compris d'authentiques habitants d'Evans City) mais souvent excellents, à commencer par les deux héros, stupéfiants de présence et d’efficacité dramatique.
Jean-François Rauger avait justement remarqué, dans son article sur George A. Romero édité dans le Programme de la Cinémathèque Française (novembre-décembre 2001) que le thème de l’armée anonyme dont les visages sont recouverts de masques à gaz est un point commun à The Crazies et à certaines séquences de Dawn of the Dead [Zombie] (1978). C’est une évidence mais il n'est jamais inutile d’écrire une évidence : en général personne n’a encore songé à le faire. Il en écrivait une autre en précisant que, tout comme dans La Nuit des morts-vivants, un groupe de rescapés est pris en tenaille entre monstres inhumains d’une part et milices ou armées devenues non moins inhumaines d’autre part, d’où un suspense étouffant qui ne se relâche jamais.
Ajoutons que ce sera aussi la structure de Day of the Dead [Le Jour des morts-vivants] (1985) que Romero avouait en 2001 préférer à ses titres antérieurs : la société civile y était certes prise en tenaille de la même manière qu'en 1968 et qu'en 1972 mais des interactions se produisaient entre les trois groupes. En fait, elles se produisent dans les quatre films et, le recul permet aujourd'hui de le constater, seront une constante de la filmographie fantastique de Romero. N’importe quel individu peut y passer d’une catégorie à l’autre à tout moment, au gré des bouleversements de l’action. Voir par exemple, dans The Crazies, la scène, d'une brutalité stupéfiante, où un soldat contaminé se retourne brusquement contre ses camarades qui l’abattent immédiatement puis l'achèvent au lance-flamme.
Dans l'entretien de 2001 annexé au film de 1972, Romero confirme explicitement que son thème profond n’est pas politique mais proprement cosmologique et donc authentiquement fantastique. Ce qui l’intéresse, c’est l’hypothèse terrifiante du remplacement, de l’absorption du monde humain par un autre monde, par une nouvelle communauté régie par ce qui n’est plus la morale ni la raison mais une nature autre, un autre instinct ou un pur «ça» au sens freudien. Le fait que le thème de l’inceste fasse irruption au cœur même de l'action (la jeune fille jouée par Lynn Lowrie est presque violée par son père) est un autre signe spectaculaire du bouleversement irréversible de l’ordre humain provoqué par la catastrophe. Ce thème sera d'ailleurs repris par Romero, d’une manière différente mais tout aussi intéressante, dans Survival of the Dead [Le Vestige des morts vivants] (2009).
L’aspect critique et politique qu’on croit lire en priorité dans l’œuvre fantastique de Romero, n'est que la conséquence morale de ce chevauchement que Romero s’attache à dépeindre avec précision. Une peinture eschatologique comme celle-là engendre inévitablement un aspect critique mais il est secondaire et non primaire : conséquence morale n’est pas cause ontologique.
The Crazies est donc bien, contrairement à ce que pensent certains critiques américains contemporains, un très grand film indispensable à une évaluation correcte du génie de Romero tout en constituant par lui-même une date dans l'histoire du cinéma de l'apocalypse biologique, au point que Hollywood en produira en 2010 un luxueux et intelligent remake-variation, signé par le cinéaste Breck Eisner en format ultra-large CinemaScope 2.35, doté d'un budget de 20 millions de US$.
Note sur les sources techniques
VHS Secam Victory Vidéo et Reflex Vidéo éditées vers 1985 (avec la VF de 1979) + Coffret George A. Romero 3 DVD-9 Zone 2 PAL, édité en janvier 2004 par Wild Side, collection «Les introuvables» contenant The Crazies (1972) + Season of the Witch (1973), image recadrée 1.37 avec VOSTF seulement mais nombreux suppléments + BRD américain Blue Underground, édité en 2010, image au format original 1.66 enfin respecté et compatible 16/9, avec VOSTF mais sans VF d'époque, entretiens avec Romero et l'actrice Lynn Lowry.
Le coffret Wild Side de 2004 comporte un livret illustré rédigé par Olivier Père, un documentaire de 2001 sur la vie et l’œuvre de George A. Romero dans lequel ce dernier commente sa vie et son oeuvre (durée 50 min. environ), 25 photos couleurs dont le jeu complet de photos d'exploitation sous le titre alternatif Code Name Trixie, presque 110 photos de plateau, une vingtaine d'affiches, de publicités et des reproductions d'articles de presse. Durée du film en PAL zone 2 : 103’ ou 1h43’. Image argentique en couleurs assez bien restaurées mais au format recadré 1.37 standard au lieu du format large original 1.66 , son VOSTF sans la VF d'époque de la sortie cinéma française de 1979 (heureusement disponible sur les mignonnes VHS Secam éditées vers 1985 par Reflex Vidéo et par Victory Vidéo).
Ce coffret est un bel objet à dominante subtilement noire et grise émaillé de fines traces de couleurs brunes, rouges ou blanches – heurté parfois de bleus ou de verts qui le font respirer - qui se déplie en 4 volets et contient 3 DVD. Les graphismes et les sérigraphies, un peu expressionnistes, sont intelligents.
L’ensemble est protégé, une fois replié, par un étui sur le dos duquel sont résumées les informations essentielles. Il reproduit une thèse qui est celle du rédacteur du livret : à savoir que Romero serait d’abord un auteur de films politiques avant d’être un cinéaste de genre. C’est peut-être aller un peu vite en besogne puisque Romero dément formellement, en ce qui le concerne, une telle interprétation dans le documentaire qui lui est consacré en supplément. Le livret s’avère cependant un utile instrument de travail : on y trouve des fiches techniques détaillées, une utile filmographie à jour en 2004, des critiques globalement intéressantes mais attention à certains jugements : le titre français d’exploitation La Nuit des fous vivants de The Crazies n’est pas «aberrant» comme l’écrit Père. Il me semble, au contraire, tout à fait cohérent dans la mesure où il restitue parfaitement la parenté de structure entre le chef-d’œuvre de 1968 et ce second chef-d’œuvre de 1972. Père reconnaît d’ailleurs lui-même infra cette communauté thématique en réfléchissant à la possibilité critique de constituer une trilogie alternative qui comprendrait précisément La Nuit des morts vivants (1968), The Crazies [La Nuit des fous vivants] (1972) et Dawn of the Dead [Zombie] (1978). Au moment où il écrivait ces lignes, on considérait que la trilogie romérienne était constituée par La Nuit des morts vivants (1968), Dawn of the Dead (1978) et Le Jour des morts-vivants (1985).
Romero lui-même considérait cette dernière comme naturelle et en excluait le titre de 1972 mais, comme on sait, nul n'est moins bien placé qu'un créateur pour juger son œuvre et je pense qu'on peut, tout au contraire, parfaitement intégrer le titre de 1972 à l'ensemble. Ensemble qui s'étend filmographiquement jusqu'à 2010 : ce qu'on ne pouvait pas encore prévoir en 2004, au moment de la rédaction de ce livret et de l'édition de ce coffret français qui marque cependant une date dans la réception vidéo de l’œuvre de Romero chez nous, en raison de la richesse du matériel publicitaire historique enfin rassemblé sur disque.
Reste qu'aujourd'hui, c'est d'abord le BRD Blue Underground américain de 2010 qui constitue le disque majeur : son image est enfin au format correct et il propose un commentaire audio de George A. Romero et William Lustig, ainsi qu'un entretien d'une quinzaine de minutes avec l'actrice Lynn Lowrie, quelques bandes annonces, quelques spots TV mais aucune galerie photos : sur ce dernier plan, l'édition Wild Side du coffret demeure une référence.
Inutile de dire qu'on attend impatiemment l'éditeur français qui serait capable de nous donner une édition définitive haute définition ; il suffirait, pour qu'elle le soit, qu'elle intégrât l'image 1.66 respectée du BRD américain de 2010, une VOSTF + la VF d'époque 1979 (au besoin sur deux disques distincts), les suppléments du BRD américain et les galeries affiches et photos du coffret français de 2004. Rien de bien difficile à faire, en somme : il suffit de le vouloir.