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26/07/2021
Vues sur Baudelaire d'André Suarès
Photographie (détail) de Juan Asensio.
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Il est heureux que ce beau recueil de textes consacrés par André Suarès à Charles Baudelaire ait été présenté par Stéphane Barsacq, excellent connaisseur de cet écrivain dont nous ne mesurons hélas plus guère le rayonnement littéraire et intellectuel qui fut le sien, comme l'indiquent du reste les très complètes références bibliographiques figurant en fin de volume (1). Antonin Artaud, mais aussi Jean Genet, Blaise Cendrars, Ezra Pound ou encore Pierre-Jean Jouve, autant de grands noms, parmi bien d'autres qui, comme le rappelle le préfacier, montrent suffisamment que «l'intérêt de la poésie de Suarès [...] est d'être intemporelle, tout en mêlant genres et voix, de sorte qu'elle est également modernissime» (p. 36).
Si, comme l'écrit encore Stéphane Barsaq, «l'apport d'André Suarès consiste en une lecture critique qui ne se sépare pas d'une pratique [lui permettant] de marquer son adhésion et ses distances par rapport à Baudelaire», il n'en reste pas moins, à l'évidence, que l'immense poète et son lecteur, lui-même écrivain prolifique, «appartiennent à la même communauté d'esprit», l'auteur des Fleurs du Mal ayant «ouvert la carrière de la poésie à ceux qui, comme André Suarès», mais on songe aussi bien sûr à Rimbaud que ce dernier ne cessera de citer, «ne se satisfont pas des leurres du langage : il leur a montré qu'une existence peut se fonder en poésie, pour autant qu'elle devienne le lieu de vérité de parole, cette expérience de l'être le plus intime, vivifiée même à travers les contradictions qui la nourrissent» (pp. 41-2).
C'est ainsi l'ensemble des textes que Suarès a consacrés à Baudelaire, rangés dans un ordre chronologique qui nous permet d'embrasser la constance et la cohérence d'une pensée s'étendant, ici, de 1911 à 1939, qui jamais ne séparent la vie du grand poète de ses créations, mais, et ce point est à nos yeux capital, qui jamais non plus n'hésitent à le défendre contre les visées ridicules des petits professeurs, une des cibles constantes de Suarès : c'est ainsi qu'il ne veut pas peindre Baudelaire «pour les menus pions de l'échiquier, mais seulement pour les cavaliers ou les fous» (Baudelaire, p. 43), bien d'autres épithètes peu amènes étant adressées à ceux faisant profession de savoir lire mais qui ne savent pas lire un homme qui, bien qu'orgueilleux avec les hommes, fut «bien humble avec l'art» (p. 57) et, plus que tout, incarna la dignité du «véritable artiste une solitude absolue, peuplée et tempérée par l'art; une liberté parfaite, que la volonté de l'art gouverne absolument», puisque Baudelaire «n'a jamais fait que ce qu'il voulait faire» et, «s'il y a une espèce de bonheur au monde, c'est cela» (p. 56) n'est-ce pas, semble insister Suarès ?
Cette vision altière de Charles Baudelaire est, remarque Stéphane Barsacq (cf. p. 32), celle-là même qu'André Suarès nourrit de sa propre personne et celle, donc, qui non seulement ne peut que s'appliquer au poète solitaire consignant sa «sainte répugnance du journal et de la canaille littéraire», puisque le journal n'est que «le taudis de l'esprit» (p. 59), mais à «l'homme intérieur» (p. 45) dont il s'est proposé de donner la révélation : c'est sans doute l'une des questions que, de texte en texte critique, André Suarès ne se fatigue jamais d'aborder de bien des façons, tantôt en montrant que la poésie véritable «ne se propose que de donner la forme à la vie intérieure» (p. 47), tantôt en estimant que Baudelaire, «le plus intérieur des poètes», est «plus près de Pascal et des grands solitaires que personne», son caractère intraitable confirmant son génie, comme l'écrit l'auteur dans ce très beau passage : «Son admirable goût ne l'abandonne même pas dans le délire. Noble, noble, grand Gibelin en exil, le moins plébéien des artistes, si un seul artiste pouvait jamais l'être, intense et phosphorescent avec les arêtes vives d'un poignard dans les flammes, la pointe parle de crime et la croix au pommeau fait un signe au pardon, il a la couleur de Goya, et dans son labeur de poète, l'aigu et le bronze d'un Dante espagnol» (p. 79). Dante sera de nouveau évoqué, les points de repères étant par définition faussés lorsque l'on évoque le génial poète qui fit de l'exercice libre de son intelligence souveraine l'une des plus exemplaires réussites de la littérature : «Si Baudelaire est souverainement concentré, et le premier depuis Dante, c'est qu'il est toujours centré lui-même sur la vie intérieure, comme Dante sur le dogme» (Baudelaire et Les Fleurs du Mal, p. 134).
Il est une autre forme de ce que les modernes ont appelé intériorité, à laquelle Suarès n'a pu que faire mention à propos du poète puisque, dans une formule frappante, il écrit que «tout Baudelaire tourne autour de la damnation» (p. 77) et que, comme il est «homme torturé d'être ce qu'il est, et qui ne voudrait pas être autrement, a toute l'inquiétude de l'insomnie moderne. Il fait penser à une Thérèse de l'abîme, à un moine d'Espagne maudit sous la coule et le scapulaire» (p. 78).
Dans un autre texte intitulé Génie de Baudelaire, André Suarès compare Baudelaire, une fois de plus, à Dante, mais à un «Dante sans paradis, et qui oscille sans repos de la matière damnée à la rédemption de l'esprit. Tout en lui est purgatoire, et l'enfer même. Sa douleur est son épreuve; son destin est sa purgation. Il est celui qui ne va pas en paradis, mais qui le force : il lui est beaucoup pardonné, parce qu'il a beaucoup compris : il a percé jusqu'au fond de son mal, et l'impitoyable ver de son intelligence», une qualité que Suarès ne cessera d'associer à Baudelaire (2), «s'est mis au noyau de ses péchés» (pp. 104-5).
J'associe, comme le fait Suarès, l'intelligence fulgurante de Baudelaire à sa condition de reclus volontaire, qui en fait la figure idéale du poète, plus remarquable encore, peut-être, que celle de Rimbaud, un des très grands noms que l'auteur évoque auprès de l'auteur des Fleurs du Mal et pour lequel il conservera son entière admiration (3). Voyez ce passage où André Suarès montre quelle est la douloureuse exemplarité de Charles Baudelaire : «Car la vie de Baudelaire est la plus terrible et solennelle leçon. Baudelaire a payé la rançon pour tous les poètes. Le plus haut des esprits a été blessé en esprit; la plus grande tête entre tous les poètes modernes, et le plus beau chant, il a été frappé à la tête, et mutilé de la langue, rendu muet comme l'animal, sans verbe et sans voix. Cette vie crucifiée est l'antidote de la vie retentissante, avilie par le plein succès, les manœuvres habiles, les triomphes démesurés, les gains avares, et toutes les victoires sans vertu du poète lauréat, du poète national, idole des foules, fétiche des journaux et leur héros» (p. 106).
C'est encore, en somme, saluer l'extrême singularité de Charles Baudelaire, qui «ne triomphe que dans la douleur, sans témoins, à domicile; et son humilité secrète l'emporte encore sur son orgueil» car «il s'enivre chez lui, et de mélancolie, d'ennui et d'inconsolable peine plus que d'alcool, d'opium et de haschich» (Baudelaire etLes Fleurs du Mal, p. 113). C'est simple : «Baudelaire fait bande à part» car, à lui seul, «il semble un monde fermé : on l'approche, on voisine : on ne le pénètre pas» (p. 114) puisqu'il «n'est pas politique ni social ni contingent pour une ligne» et que, en tant qu'homme intérieur, l'homme profond est tout bonnement «soustrait à l'accident» (p. 123). Baudelaire, par la qualité de son introspection, est moins que tout autre le hideux homme des foules. Suarès ne craint pas de dire que «tout, même la mode qui parfois le séduit, tout le rend à lui seul, à ses tourments, et au plus secret de son abîme» (p. 124).
L'une des grandes forces de Charles Baudelaire est, selon André Suarès, de concilier la forme la plus pure avec la plus térébrante liberté poétique car, «plus il est classique dans la forme, plus dans le sentiment il va hardiment au-delà. Voilà pourquoi il est le classique des temps à venir : il l'a été, il le reste», déclare ainsi l'auteur dans une préface datant de 1940 au Spleen de Paris (p. 147). Je vois une forme de ce classicisme dans l'une des plus belles images d'André Suarès, qui allie dans une forme parfaite l'évocation du regard plongé vers ce qui a été, donc intensément nostalgique, et la volonté prométhéenne qui non seulement engage le présent mais convoque le futur, puisqu'il s'agit bien de ne jamais s'avouer vaincu, et de célébrer cette terrible grandeur de l'homme sachant sa si éphémère victoire ! : «Dès le portail franchi, et un regard donné sur l’Éden, l'ange au bras de feu barre la route. On s'en va, pour tenter après une ascension nouvelle une effraction encore; on part, comme Ève bannie, les deux mains sur les yeux pour retenir la beauté de la joie inaccessible. Où que tu sois, reste avec le souvenir de ton ravissement» (Le profond Baudelaire, p. 142), ravissement, un instant tenu puis logiquement perdu, nostalgie de la perte irrémédiable que Charles Baudelaire aura porté à l'incandescence d'un art inépuisable, qu'André Suarès, mort dans la misère et oublié de ses contemporains, aura célébré, selon la belle notation de Roger Nimier, dans «une respiration égale à celle du génie».
Notes
(1) Une fois n'est pas coutume, saluons l'attention qui a été portée à la copie du texte, et cela d'autant plus qu'il s'agit d'un tout nouvel éditeur qu'il faut bien évidemment encourager à poursuivre dans cette voie. Je n'y ai relevé qu'une petite erreur («Ce qui est créé par l'esprit est (et non et) plus vivant que toute matière», p. 74), ainsi qu'un Thomas De Quincey dont la particule, contrairement à l'usage graphique communément adopté, ne porte pas de majuscule dans le texte (cf. p. 140). Saluer n'est pas s'agenouiller ! : on me permettra donc cette impertinence, en gageant que le roman à paraître de Marie-Hélène Gauthier soit bien plus réussi que l'essai dont elle consacra une partie à Paul Gadenne, étude aussi verbeuse que prétentieuse et n'aboutissant qu'à l'établissement poussif de quelques évidences, que j'avais évoquée dans cette note.
(2) «Jamais poète, si ce n'est Dante, n'a tant donné à l'intelligence» (p. 97).
(3) A contrario, André Suarès célébrera Mallarmé puis s'en éloignera de plus en plus : «Les vers absents, la poésie de Mallarmé n'a plus de sens : on s'en doute trop à son insupportable prose» (p. 148). Il écrit aussi que non seulement Mallarmé «est bizarre et semble parfois inintelligible : il est désossé; il se fait opérer des vertèbres et les remplace par des cartilages en carton; sa prose est illisible. Il fait l'acrobate pour n'être pas compris; et quand on le comprend, on se demande à quoi bon : tant de contorsions ne cachent à peu près rien» (p. 131). Ailleurs : «Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, trois malades de la même peste. Fracastor lui a donné un nom de volubilis. Tous les trois en sont morts : Rimbaud tué en esprit et vidé de son âme, dès ses vingt-cinq ans; Verlaine, déchu de toutes les manières; et Baudelaire impeccable jusqu'à la fin» (p. 141, in Le profond Baudelaire, 1935). André Suarès évoque également à de nombreuses reprises Victor Hugo, dont il loue la puissance très souvent infantile et, dans tant (trop) de cas, parfaitement infantilisante.