Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

« Jésus – une étude d'histoire christologique, par Francis Moury | Page d'accueil | Notre jeunesse de Charles Péguy »

23/11/2021

Dialogues de vaincus de Lucien Rebatet et Pierre-Antoine Cousteau

Photographie (détail) de Juan Asensio.

346554300.jpgMâles lectures.









Rebatet4.jpgL'édition donnée par Omnia Veritas de ces Dialogues de «vaincus» entre Pierre-Antoine Cousteau et Lucien Rebatet est la version franchement au rabais de l'ouvrage paru chez Berg International et préfacé par Robert Belot, un historien par ailleurs auteur de la biographie la plus riche de l'auteur des torrentiels Décombres. Cette édition, passablement déparée par des fautes de toutes espèces (y compris même sur le titre, mais cette faute est la bienvenue, puisque un s a été ajouté au singulier du terme dialogue), outre le fait qu'elle a été expurgée de ladite préface, est proposée à un prix assez élevé, parfois même plus cher que l'édition originale datant de 1999 !
Ces dialogues qui ont été échangés à la prison de Clairvaux entre les mois de janvier et décembre 1950, savoureux par leur ton acrimonieux, leur mauvaise foi évidente, leur incroyable méchanceté, sans oublier la présence de commentaires de longueur variable mais toujours très ironiques, aussi bien en guise de notes que d'espèce de didascalies qui commentent les petites manies de l'un ou l'autre des protagonistes, leurs menus ou grands travers, non sans une certaine tendresse que l'on trouvera parfois déplacée ou forcée, valent parce qu'ils ont vite fait de nous renseigner sur l'absence quasi entière de toute forme de remords (2) (non de regrets !) chez deux des plus ardents chantres de la Collaboration, dont l'un, selon Marc-Édouard Nabe, est le tout dernier écrivain français à ne jamais devoir être pardonné : «Lucien Rebatet n’est plus un problème : c’est une question. On pardonne à Morand, Bernanos, Giraudoux, Jouhandeau, comme à Voltaire, Dostoïevski, Wagner et tous les autres d’avoir été farouchement antisémites. Même Drieu s’est fait pardonner, Brasillach aussi. Rebatet : zéro. Faut-il qu’il ait été fort pour conserver jusqu’au Paradis la noblesse d’un tel pêché ! C’est lui le meilleur des trois. Il ne bénéficie d’aucun romantisme attaché à son nom ou à sa personne. C’est le Salaud inexpiable, la Raclure, le Traître par excellence : quel rêve ! Les plus maudits font, près de lui, figures d’académiciens» (voir Au régal des vermines, anti-édité en 2012 (première publication : 1985), p. 154).
Rebatet3.jpgRappelons que Lucien Rebatet a été condamné à mort par la cour de justice de Paris le 23 novembre 1946, celui qui se donne volontiers du bagnard (alors qu'il est emprisonné dans une centrale) ayant été gracié en avril 1947 puis libéré en juillet 1952. L'auteur a écrit plusieurs textes évoquant Clairvaux, qu'il s'agisse, donc, de ces dialogues avec Pierre-Antoine Cousteau dit PAC, mais aussi d'un journal qu'il reprit à partir de 1950 et qui ne sera publié qu'après sa mort, en 1976, sous le titre des Mémoires d'un fasciste (chez Jean-Jacques Pauvert), sans oublier l'Inédit de Clairvaux, disponible dans l'excellente édition des Décombres donnée par Bénédicte Vergez-Chaignon (avec une préface de Pascal Ory, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2015), et, enfin, Les Deux Étendards.
Pour l'historien des sensibilités ou même des idées politiques, ces dialogues insurpassablement décomplexés, tenus par deux vaincus dont l'un (Cousteau) évoque sa passion des «causes perdues», qu'il s'agisse des «aristocrates de Quiberon, des Sudistes américains et des Russes blancs» (Dialogue n°7, Devant l'Allemagne éternelle, p. 113), lui qui note encore que c'est «au moment où Hitler perdait les pédales que nous nous sommes lancés avec frénésie dans la collaboration» (Dialogue n°16, C'est raté, p. 258), dont l'un et l'autre, Cousteau et Rebatet, ne cessent de manifester un effort constant de lucidité (je ne sais en revanche jusqu'à quel degré ils sont absolument sincères, même si Cousteau écrit : «À quoi servirait d'être en prison si on n'en profitait pas pour s'exprimer avec une franchise totale ?», p. 291), ces dialogues aux sujets variés sont donc une mine, ne serait-ce que pour retrouver, de l'intérieur si je puis dire, une définition du fascisme, sous la plume par exemple de Rebatet qui déclare à son ami : «C'était une chose très sérieuse. Il ne s'agissait plus d'une critique intellectuelle de la démocratie comme chez Maurras (3), mais d'un système complet, viable, réalisable, réalisé déjà par Mussolini. Après cent cinquante années de fariboles égalitaires, on restaurait l'ordre, la hiérarchie, l'autorité, sans craindre de les appeler par leur nom et de déclarer qu'on ne gouvernera jamais les hommes autrement. On se passait enfin, pour cette grande tâche, du concours des églises...» (Dialogue n°1, Le drapeau noir et la croix gammée, p. 27).
Dans ce même dialogue, Cousteau, d'accord avec l'opinion de son ami selon lequel une «certaine forme d'aristocratie [ne peut sans doute que cousiner] avec l'anarchie» (p. 21), affirme de son côté qu'ils ont défendu, à l'époque de Je Suis Partout, «avec toutes ses tares, une forme de civilisation aristocratique, la seule qui donnât des chances à l'anarchiste de qualité [puisque] nous défendions ça contre la dictature des balayeurs et des voyous. C'était cela l'essentiel. Et cela valait la peine d'être tenté. Nous sommes vaincus. Soit. Mais ça m'embêterait aujourd'hui d'avoir succombé sans combattre» (p. 37). Notons que l'Allemagne dirigée par Hitler, contre lequel nos deux amis n'auront pas de mots assez durs (dans le Dialogue n°16, C'est raté), l'Allemagne nazie, «avec tous ses défauts, avec tout ce qui nous choquait ou nous exaspérait, était, que cela plût ou non, le bras temporel de l'idée fasciste» (Dialogue n°7, Devant l'Allemagne éternelle, p. 119) : «nous étions condamnés à collaborer avec les Allemands tels qu'ils était, pangermanistes tentaculaires, irritants, maladroits, bouchés à d'élémentaires évidences, maintenus par une sorte de fatalité hors de leur propre système, et beaucoup moins révolutionnaires dans l'ensemble que nous ne l'étions nous-mêmes» (Dialogue n°7, cité, p. 122).
Rebatet.jpgRelevons deux points d'importance, qui reviendront dans plus d'un de ces dialogues : la haine de la démocratie portée par tous les «démocrasouillards», qui toujours puera au nez de Rebatet (cf. Dialogue n°19, Le fléau de Dieu, pp. 305 et 314-5), tout ordre, «si monstrueux soit-il» lui semblant préférable «à la chienlit démocratique», démocratie qualifiée par Cousteau de «fléau répugnant», l'Angleterre étant responsable d'avoir «collé [à la France] cette vérole-là» (Dialogue n°3, Rule Britania, p. 54) mais, tout autant sinon supérieure, celle de l’Église et même du christianisme. Tout est à vouer aux gémonies dans la démocratie, dont c'est le propre, selon Cousteau, de «venir à bout, à la longue, des organismes les plus sains» puisque «l'affirmation répétée d'un certain nombre de niaiseries finit par porter ses fruits», «l'électeur le plus inoffensif en arriv[ant] à se prendre au sérieux, à vouloir exercer ses droits, véritablement» même si, selon Rebatet, il faut bien remarquer que «les grandes choses historiques se font avec des troupeaux de cons» (dialogue cité, p. 57). Ailleurs, en partielle contradiction avec ce dernier propos, Lucien Rebatet indique que «la France démocratique est incapable d'engendrer un événement», et «que le régime ne se renversera pas lui-même et que personne ne le renversera, sinon l'étranger» : «Ils ont le même frémissement à chaque panne du carrousel ministériel, à chaque grève, à chaque discours» (Dialogue n°11, Le confort carcéral, p. 181). Remarquons aussi que, selon Rebatet, la «démocratie égalitaire» dont «cette civilisation est en train de crever» n'est qu'une «forme dégénérée du christianisme...» (Dialogue n°6, Le sixième commandement, p. 106). En tout cas, Rebatet est persuadé que l'histoire «montre tout de même que la Démocratie avilit un peuple», tout comme il est persuadé du déclin de la France, qui «a cessé d'être une nation de premier ordre en 1919», qui n'a cessé encore «de dégringoler la pente jusqu'à telle époque, celle de sa disparition ou de son redressement» (Dialogue n°13, Au secours de Clio, pp. 2219 et 217). C'est encore au dernier dialogue (intitulé Amour sacré de la patrie), que Lucien Rebatet confondra bien volontairement démocratie et démagogie : il faudrait «ne jamais oublier que la France est en démagogie, et qu'elle y est, sauf quelques éclipses, depuis 1789» (p. 321).
Certes, l’Église, avec le Kremlin de Staline (4), est un grand modèle en matière d'ordre et de respect de l'ordre, car «tous les brûlés et pendus de l'Inquisition sont allés au supplice en faisant amende honorable, en réclamant eux-mêmes le feu et la corde pour pénitence de leurs péchés»; car, encore, «en dehors de ça, il n'y a que bousilleurs, légistes croyant au droit, gaffes sentimentaux, souverains qui étripent ou pardonnent à tort et à travers, selon qu'ils ont mal au foie ou qu'ils ont fait l'amour de façon plaisante» (Dialogue n°4, Saül le baluchonneur, p. 71). Dans le huitième dialogue intitulé Croire et comprendre, Lucien Rebatet ne retient plus du tout ses coups (4) contre l’Église et, plus généralement, le christianisme, lui qui affirme que «le croyant absolument convaincu ne peut tolérer ce qui s'écarte de son dogme ou ce qui le contredit. Et c'est à la rigueur dans le massacre des opposants qu'on reconnaît la sincérité des convictions. Lorsqu'on parle des «siècles de foi», on désigne les siècles au cours desquels il était normal de brûler des hérétiques» (p. 139).
Ce sont là, ces deux thématiques essentielles et bien d'autres que le préfacier, absent donc de notre très piètre édition, a peut-être évoqué, qui intéressent avant tout les esprits curieux de problématiques et d'interprétations historiques. Un dialogue, le dix-septième, sobrement intitulé Littérature, m'intéresse tout particulièrement, où Cousteau et Rebatet évoquent leurs admirations et leurs détestations et où nous constatons aussi que le second de nos vaincus manifeste un curieux tropisme pour le progrès prétendu de nos sensibilités (5), suivant une exergue d'Aldous Huxley affirmant que «nous pensons, nous sentons aussi d'une façon plus raffinée, plus variée que les anciens» (p. 259). J'avoue avoir été quelque peu dépité de constater que ce témoin d'une lucidité bien souvent implacable, qui ne s'en laisse conter par rien du tout, manifeste, à l'égard du Progrès, qui plus est celui prétendu, problématique en tout cas, des arts et des sensibilités, une vision aussi ridicule, infantile. Lucien Rebatet, en véritable écrivain et surtout, romancier, nous intéresse ici davantage que Cousteau même si nous apprenons que celui-ci a écrit une pièce de théâtre consacrée à Jeanne d'Arc (intitulée Jeanne au trou, à ma connaissance toujours inédite). Seul un romancier digne de ce nom peut, comme Rebatet, affirmer en effet que «le problème du roman, c'est un problème de paternité littéraire, de fécondation», puisqu'il s'agit de «créer des hommes vivants avec ses propres contradictions et ses expériences, voir un type et s'imaginer le dedans de ce type» (l'auteur souligne), sachant qu'il a par exemple «suffi à Dostoïevski d'être introduit trois ou quatre fois chez un juge pour imaginer Porphyre». C'est une évidence, en convient aisément l'écrivain, mais enfin, «quand on lit qu'une dizaine d'auteurs contemporains prennent pour sujet de roman un romancier incapable d'écrire un roman, et que cela n'a plus l'air d'étonner personne, on est en droit de dire que ce sont les lieux communs qui redeviennent des paradoxes audacieux» (p. 265) et l'on peut même s'imaginer, avec un rictus ironique, quelle serait la grimace de dégoût voire d'horreur de Rebatet pour les cochonneries colonisées de larves que nous vend la Presse actuelle comme de délectables mets !
Rebatet-2.jpgEn tout cas, Rebatet n'aime pas Corneille, dont il s'étonne même qu'il ait pu, à son époque, passer pour novateur, la France de la première moitié du XVIIe siècle montrant à l'évidence que nous étions encore à «l'Âge de pierre !» (p. 271) alors que Rabelais, lui, a fécondé toute une descendance d'illustres écrivains, dont Balzac, Flaubert, Léon Daudet (ce qui est une remarque tout à fait juste), Léon Bloy, Marcel Aymé ou encore Céline, Paraz et, bien sûr, Rebatet lui-même (p. 272). Si la littérature «est une chose sérieuse» et si elle n'est donc pas «une amusette pour normaliens» (p. 272), il s'agit d'aimer ceux qui ont un style, Racine par exemple, que Rebatet aime comme il aimerait «une certaine musique aux modulations presque imperceptibles» (p. 274), Pascal encore, tout ce qu'il a écrit sur «la condition de l'homme dans Les Pensées rest[ant] sensationnel de langue et de fond» (p. 277), Laclos bien sûr, dont Les Liaisons dangereuses à la «prose parfaite qui devient un instrument d'analyse psychologique» «domine incontestablement le XVIIIe siècle (pp. 280-1) ou encore Rivarol, que Cousteau tient «pour un des plus grands écrivains français», et qui est «contre toutes les sottises révolutionnaires», bien qu'il reste «aussi contre les impostures de l'«Infâme»» (p. 281), refusant «à la fois les «ténèbres» de l’Église et les «lumières» de l'Encyclopédie» (p. 282). De l'un de ses disciples, Stendhal, Cousteau et Rebatet disent le plus grand bien puisqu'il est même qualifié de «copain» et de «précurseur» (p. 287), lequel suffit encore à racheter le XIXe siècle à leurs yeux, tout entier salopé par Hugo, dont «les idées politiques» sont franchement saugrenues et dont «l'art tout court est atroce» (p. 285)barbouillé aussi par Chateaubriand, exception faite toutefois de ses Mémoires d'outre-tombe (cf. p. 283). C'est enfin dans l'avant-dernier dialogue, intitulé Le fléau de Dieu, que Lucien Rebatet exalte le génie «sauvage» de Dostoïevski qui a assimilé «les notions les plus audacieuses et les plus dévergondées des plus vieux pays», un peu comme si un «barbare transplanté [attrapait] toutes les véroles des civilisés» (p. 307). Encore un de ces «hérétiques», donc, que Lucien Rebatet assure goûter puisque les seuls auteurs qu'il lui plaît de fréquenter «sont ceux qui s'insurgent contre les valeurs officielles» (Dialogue n°20, Amour sacré de la patrie, p. 332), qu'elles soient françaises ou (hélas presque devenues) internationalement démocratiques.

Notes
(1) Lucien Rebatet et Pierre-Antoine Cousteau, Dialogues de«vaincus» (Omnia Veritas Ltd, 2018).
(2) Il faut voir nos deux collaborateurs établir une claire distinction entre la délation et la dénonciation, dans le dialogue n°14 intitulé L'escarpolette, mais aussi, pour Cousteau du moins, avancer quelque début de remords lorsqu'il affirme que, «matériellement» puisqu'ils n'ont découvert aucun complot, ils n'ont pas de sang sur les mains alors que, «moralement», ils en ont beaucoup, «mais c'est une autre affaire» (p. 230) sur laquelle, hélas, ni l'un ni l'autre ne s'étendent.
(3) Lequel Maurras, comme toujours depuis Les Décombres fait l'objet des pires critiques voire insultes de la part de l'auteur qui le qualifie de «monstre de mauvaise foi» ou de «roi des sophistes», même s'il lui reconnaît sans problème le courage de sa position intellectuelle, tenue contre vents et marées en 1939, et aussi «la pertinence de son mépris pour le mythe égalitaire» (cf. le Dialogue n°18 intitulé, par contrepieds railleur bien sûr, Le passé de l'intelligence, pp. 289-302).
(4) Il ne les retiendra pas davantage dans le Dialogue n°10, significativement intitulé L'obscurantisme.
(5) Rebatet écrit ainsi, ce qui est après tout normal, que «les œuvres durables mettent longtemps à faire leur trou, en général», alors que Cousteau, lui, pense clairement que «l'ascension continue sous nos yeux, grâce à Proust, à Valéry, à Montherlant, à Gide, à Marcel Aymé, à Anouilh, à Colette, à Jules Romains, à quelques autres» (Dialogue n°17, Littérature, p. 288).

51082007591_1a3b0586ae_o.jpg