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28/03/2022

L’Amérique en guerre (27) : Choses vues au Vietnam de Jacques Laurent, par Gregory Mion

Crédits photographiques : Jonathan Ernst (Reuters).

Laurent-Mion.JPG«Grand pogrom de l’âme. Rapt de la vie.»
Dimitri Bortnikov, Face au Styx.


«This is the patent age of new inventions
For killing bodies, and for saving souls,
All propagated with the best intentions.»
Lord Byron.


Les motivations à contre-courant de Jacques Laurent

Par deux fois Jacques Laurent s’est déplacé au Vietnam – en 1967 puis en 1968 – et par deux fois il en a rapporté des informations de premier ordre qui ont permis à ceux qui le voulaient bien de se délivrer des tendancieux abrégés de la critique occidentale. Ni partisan de Saigon, ni prosélyte de Hanoï et encore moins apologiste des États-Unis, Jacques Laurent s’est impartialement rendu au sein du Vietnam suffoqué avec la ferme intention de corriger la myopie de l’Europe à propos de ce lointain pays en guerre. Il a immédiatement adopté «le goût du vrai» (p. 9) afin d’en finir avec un Vietnam publicitaire et romanesque, un Vietnam fantasmé par des intellectuels ridicules et par des militants aveuglés, promoteurs d’opinions accréditées, ravitailleurs de journaux subventionnés et ennemis du savoir élaboré. Il a aussi ressenti l’urgence d’écrire sur la nation vietnamienne en raison de l’évidente «peau de chagrin» (p. 7) qui caractérisait de plus en plus ce filiforme territoire en butte aux dévorations de la guerre. C’est pourquoi Jacques Laurent est passé outre les questions de style et les défauts de forme, pressé de propager la vérité in naturalibus parmi ses contemporains, mais, tout de même, ses Choses vues au Vietnam (1) sont écrites dans une langue flamboyante et font preuve d’une densité argumentative plutôt unique, volontiers provocatrice par moments, autant de qualités que l’on retrouvera quelques années plus tard dans son Histoire égoïste, des qualités symptomatiques d’un auteur en pleine possession de ses moyens et qui s’apprêtait à publier Les Bêtises, un roman qui dominera les débats littéraires de l’année 1971 (2).
Il y a essentiellement deux choses que Jacques Laurent met en exergue dans son livre – à moins qu’il ne faille tout bonnement parler d’un reportage de guerre. D’abord il y a la position idéologique de l’Europe, d’une Europe en tout cas fanatisée ou ignorante, solidaire d’Ho Chi Minh à cause d’un atavisme communiste nourri de l’influence d’une certaine gauche universitaire désenchantée, laquelle, reconnaissons-le, a réussi à remporter beaucoup de suffrages populaires. Cette solidarité s’expliquerait aussi par l’ennui de vivre en paix et par un impudique dandysme de cabinet, sans oublier non plus l’espèce de joie mauvaise qui consiste à souhaiter secrètement la victoire d’un David contre un Goliath étant donné que le Vietnam s’apparente à une «peau de banane» (p. 9) pour l’arrogante patrie de la bannière étoilée. Ensuite il y a le fait que les forces de Hanoï, au Nord-Vietnam, régissent une guerre de conquête au Sud-Vietnam (cf. p. 258), et que cela, objectivement, remet en question la subjectivité manipulatrice des divers commentateurs qui postulent un Sud agressif et un Nord offensé.
Il va de soi que ces deux éléments fonctionnent en synergie parce que les vues idéologiques traditionnelles ne cessent de s’alimenter aux sources actuelles qui les justifient. Le discours officiel qui s’efforce de présenter la légitimité d’Ho Chi Minh n’est là que pour absoudre les habituels détracteurs de l’Amérique et leurs perversions conceptuelles. L’émotion et l’investissement affichés à l’égard du Vietnam censément meurtri par les seuls militaires américains vient assez vite se substituer au pâle «confort ne pouvant tenir lieu de morale», et, de la sorte, «de Sartre à l’étudiante à l’École du Louvre, on se cherche dans l’aide aux petits Vietnamiens la bonne conscience que la bourgeoisie du XIXe trouvait dans l’aide aux petits Chinois» (p. 11). Que l’on veuille hausser le ton pour condamner «l’inepte entêtement des Américains» (p. 12) et leur tropisme de l’artillerie lourde, c’est là un engagement concevable, mais ce procès par contumace, organisé entre deux amphithéâtres sorbonnards et trois colonnes journalistiques, ne doit pas omettre en parallèle de nuancer son délirant manichéisme et, par là même, de mentionner les dérives de la politique nord-vietnamienne. Cependant la France en particulier et l’Europe en général se recouvrent les yeux d’un voile ultra-protecteur, prisonnières d’un marxisme douteux, incapables du reste de comprendre que l’Éclaireur présumé du pays du Dragon de l'Asie ressemble moins à un homme fédérateur qu’à un bélier qui veut sidérer la zone méridionale en l’embrochant de ses cornes communistes (cf. p. 13). Les Occidentaux, dans leur navrante majorité, n’ont pas pris en compte les desiderata du Sud-Vietnam. Ils sont commodément partis du principe que le Sud avait les mêmes aspirations que le Nord et que les sudistes n’avaient que trop tardé à se rallier aux perspectives nordistes. D’où l’ambition de Jacques Laurent de sortir les Européens de leurs impasses mentales, de les convaincre d’abandonner leur assimilation simpliste des États-Unis à une «hydre néo-nazie» impérialiste, de les encourager à se dessaisir au plus tôt de leur prédisposition à faire du Nord-Vietnam la localité d’un «martyre» ascensionnel (p. 15). Le cas échéant, il se pourrait que Jacques Laurent accepte de ne plus froncer les sourcils à l’évocation d’une quelconque intelligence occidentale.

La scène et les coulisses d’un conflit aggravé par des jugements hâtifs et orientés

Ce qui frappe d’emblée la rétine de Jacques Laurent lors de son arrivée à Saigon, c’est l’association des sévères lacis de barbelés avec la présence américaine (cf. p. 24). Le barbelé indique l’Amérique. Le barbelé encercle un bâtiment à protéger, une ambassade ou une succursale de la diplomatie, et, flanqué à côté de ces crotales de fer, un soldat, souvent, accomplit sa mission de surveillance. Tout cela participe évidemment d’un malaise municipal qui défigure en profondeur la ville de Saigon en supplément de ses plaies visibles. À Saigon, en outre, la corruption règne et l’argent constitue la langue administrative du moindre échange (cf. p. 28). Les Américains n’ont que ce langage à la bouche. Et malheureusement pour eux, les reines du trottoir «fuient le soldat américain après qu’il les a payées d’avance» (pp. 31-2). Le dollar a tellement uniformisé les activités humaines que la transaction formelle est presque devenue plus importante que la transaction réelle supposée en découler. Il s’avère alors que ces prostituées jadis charmantes ont perdu leurs atouts, leurs signes romantiques, déclassées en femmes «plus voraces, plus froides, plus calculatrices qu’aucune de leurs sœurs» (p. 32). Elles se sont métamorphosées en opportunistes de la guerre et elles ont remplacé la monétisation aventureuse du sexe par une cynique prudence. Mais elles ont des raisons de vouloir exploiter spécifiquement les troupes de Lyndon B. Johnson au regard de ce qui se passe aux alentours de Saigon. La guerre fait rage dans la plaine attenante. Non loin, donc, «des boîtes de nuit» (p. 32) et des trépidations plébéiennes qui rythment la cité que la France aimait appeler la Perle de l’Extrême-Orient, les eaux du «marais deltaïque» (p. 32) bouillonnent sous les coups de boutoir de la heavy machinery américaine. Dominant ce périmètre tout entier assujetti à une forme d’hypertrophie de la terreur, l’armée yankee utilise le modèle d’avion Dakota pour planer furtivement dans la nuit et pour transporter d’énormes mitraillettes probablement issues de la guerre de Sécession. Les effets directs du napalm sur la lande des Vietcongs se traduisent en termes de «roseurs de blessure» incendiaire, «une blessure à demi cicatrisée, à la fois croûteuse et tendre, qui s’élargit inexorablement comme du chancre» (p. 35). Le lendemain, ce terrain mutilé «ne flambera plus» parce que «la rouge caresse du napalm l’aura transformé en un désert noir, en un bitume hérissé de débris végétaux calcinés, un paradis pour dormir dans la brousse si l’on craint les insectes terrestres et les serpents, qui ne s’égarent pas sur un sol que le napalm a foudroyé» (p. 35).
Dans ces environs de la ruralité brutalisée, ce sont des hectares et des hectares d’occupation américaine que l’on recense (cf. pp. 37-8). Cette appropriation tactique du territoire champêtre n’est pas exempte d’agitation et fréquemment, une fois le couvre-feu décrété du côté de Saigon, les bases avoisinantes de l’Oncle Sam se déchaînent tandis que les rues de la ville ont été désertées. C’est alors un genre de viscosité anthropologique qui apparaît, un grouillement d’hommes festifs déboussolés, partagés entre la violence du conflit et le sacré torturant des lieux, pataugeant dans leur âme comme ils ont pu patauger dans les marécages environnants, dans le visqueux de la jungle naissante ou expirante. Impossible ici de ne pas penser à ces enfants partis à la guerre dans le film Requiem pour un massacre d’Elem Klimov, disciple méconnu de Tarkovski, et plus exactement à cette scène de la pénible traversée du marécage où les jeunes protagonistes se battent avec la nature autant qu’ils se débattent avec eux-mêmes, doublement piégés, doublement corrigés, respectivement par la nature souveraine qui démasque les vanités de la civilisation et par l’absurdité de leur enrôlement qui trahit leur touchante naïveté. D’ailleurs, au sein de la nuit vietnamienne belliqueuse, sur les rives de ces funestes bourbiers ou aux péages clandestins qui précèdent l’entrée en ville afin d’assurer le prélèvement d’une dîme de guerre pour tous les convois, on les revoit distinctement, ces enfants de Klimov, «ces enfants tristes et acharnés, en blanc et noir» (p. 55), comme déportés d’une tragédie (les années 1940 du nazisme rampant) pour être transférés dans une autre (les années 1960 du Vietnam divisé). Illuminés par «la clarté des phares» à l’instar d’une petite société de spectres révélés, ces enfants du Vietnam, infortunés duplicatas de la Biélorussie agonisante de Klimov, «sont un peu gravés par Dürer» (p. 55), statues vivantes de la mortelle mélancolie. Et il n’existe en somme aucune différence entre ces enfants maudits et les soldats fiévreux de l’Amérique : tous autant qu’ils sont affrontent un marécage intérieur dont la cause repose dans les marécages extérieurs d’un paysage fracassant et d’un contexte politique enlisé. Qui s’étonnera, par conséquent, d’apercevoir «en un point indistinct de [cet univers] spongieux» (p. 60) une réminiscence du colonel Kurtz ? Qui s’étonnera d’être possédé par son imagination en croyant aviser au cœur de ces ténèbres annamites la résurrection d’un homme terrible ? Et à l’horizon de ces noyaux du Mal, au-dessus des eaux de la mer de Chine, l’incessant ballet des avions destructeurs augmente le potentiel démoniaque de ces parages (cf. p. 68). Ces aigles de métal obéissent au minutieux programme de leurs décollages et de leurs appontages sur les porte-avions, «engins de mort» ailés exécutant leurs «[rotations fatales]» (p. 68), «fleurs vénéneuses éparses» et clignotantes dans le ciel nocturne, motifs inquiétants d’un «tableau de Bosch» (p. 68). En visite sur l’un de ces porte-avions qui colonisent la mer et propulsent dans les cieux des essaims d’Érynies, Jacques Laurent le définit comme l’une «des usines les mieux organisées du monde pour la méthodique destruction» (p. 68).
L’action américaine est du reste conditionnée par une surexploitation des stéréotypes. La trame narrative instrumentalisée à profusion dans les magazines réservés aux soldats raconte l’histoire du Blanc qui vient exorciser le Vietnam du démon jaune communiste (cf. pp. 60-1). Ce matraquage agressif façonne l’opinion des combattants, lesquels, à force de lire et d’entendre de tels énoncés, se montrent favorables à l’écrasement de la «tyrannie rouge» (p. 62). Nombre de ces engagés seraient ainsi prêts à soutenir que la couleur du communisme est un Mal dont le monde entier doit être dépigmenté. On a vraiment l’impression que le communisme a engendré sa propre lettre écarlate aux yeux des Américains, signe distinctif de l’abjection (3), bien sûr, mais également signe distinctif de tout ce qui mérite la mort à brève échéance. On se représente facilement les corollaires de ces schématismes outranciers, surtout lorsqu’ils sont ajointés aux forfaitures d’Ho Chi Minh, comme si c’était là deux malédictions qui s’abattaient simultanément sur un peuple déjà très abattu. Dès lors Jacques Laurent se risque à faire du Vietnam une addition de «vies où le hasard accumule les mauvaises rencontres» (p. 69) et où la guerre est rapidement devenue «l’état normal» (p. 83) de l’existence. Il oppose à cette misérable contingence la banalité des vies sans contingence que Balzac a pu décrire pour souligner le repos de l’imposture bourgeoise. Dans cette lignée, il ne tarde pas à dénigrer le charlatanisme intellectuel de Sartre qui persiste à défendre Ho Chi Minh en le qualifiant de victime (cf. p. 87). Ce réquisitoire nominatif contre Sartre n’est pas exagéré tant le philosophe du café de Flore exacerbe à lui tout seul la cécité idéologique d’une catégorie d’Européens (4). Ce qui transparaît de tout cela, au bout du compte, c’est toujours la médiocrité de ceux qui sont à couvert, l’oisiveté de ceux qui aiment se divertir grâce au charme de l’exotisme et de la glose veloutée (cf. pp. 92 et 266-7). Une certaine lassitude les agglutine devant leur télévision où l’émotion est distillée en intraveineuse délassante. Le bavardage médiatique autour du Vietnam, admettons-le, ne se maintient alors que par la «persistance d’une mentalité magique chez les littérateurs et dans un public qui vivent la vie la moins magique qui soit» (p. 266). Ces lettrés défaillants ou ces pseudo-penseurs ne sont impliqués en surface qu’à dessein de dissimuler leur désengagement profond. Il faut qu’ils soient visiblement affairés pour mieux se dérober des soupçons d’opportunisme ou d’aberrante récupération. Cela sied au comportement occidental des prisonniers de la caverne dans la mesure où «l’Europe a besoin de protester contre la sale guerre du Vietnam pour entretenir sa santé morale et jeter ce qui convient d’idéal dans une vie par trop mécanique» (p. 93). Cependant une recrudescence vitupératrice de ce propos est nécessaire : si les Occidentaux insurgés par la situation vietnamienne possèdent bel et bien un idéal, il n’est qu’un idéal saccagé, un idéal dégradé en idéologie et en dogmatisme de mirliflor. De surcroît, ce qui se joue dans les coulisses de cette indignation trop parfaite pour être sincère, c’est, à n’en pas douter, la condamnation répétitive des Américains sur la base d’une argumentation fallacieuse couvée par des procureurs hargneux. Devant ce désolant spectacle, Jacques Laurent, soucieux de véracité, n’hésite nullement à mettre en valeur «la loyauté américaine» (cf. pp. 95) qui de temps à autre ne se paie ni de mots, ni d’illusions (cf. pp. 95-8). Hors des vantardises et des communes propagandes, les Américains, ici même, «se savent engagés dans une fâcheuse histoire» tout en ne «[croyant] pas l’embellir en le cachant» (p. 96).
Ce récit du Vietnam ne cachera donc pas le sort des populations autochtones, car, autrement, Jacques Laurent lui-même faillirait à l’idée de loyauté. Les Moïs, par exemple, sont sacrifiés au système de la guerre (cf. pp. 170-1). Ils sont déplacés, dérangés, enrégimentés quelquefois, pris en étau dans les mandibules d’un arachnide bariolé où s’affolent Ho Chi Minh et l’Amérique. Il arrive ainsi qu’un village soit «édifié par la guerre» avant d’être immolé par les mêmes causes et d’être «reconstruit au son du canon», plein d’espérance vis-à-vis des «séductions de la paix» (p. 174) qui surviennent au crépuscule lorsqu’une interruption des combats s’affirme. Mais il n’en demeure pas moins que «la damnation du Sud-Vietnam – et d’ailleurs du Nord-Vietnam» (p. 177) se poursuit, se prolonge en infâmes supplices, tenant principalement à cela : «les actes d’entraide et de charité sont plus nombreux que partout ailleurs mais jamais généreux» (p. 177). On ne répertorie dans ces contrées affligées qu’une «tendresse tactique» (p. 178), et, ceci étant posé, «la population du Sud comme celle du Nord n’est qu’un matériau que des chimistes traitent en recherchant sa plus grande efficacité» (p. 179). Pour les profiteurs de l’Occident, pour les usuriers de la guerre, le Vietnam revêt tous les aspects d’un laboratoire politique où l’on peut tester les hypothèses les moins avouables.
En quoi Jacques Laurent sera toujours hanté par «le souvenir d’une terre crucifiée» (p. 187) au sens propre comme au sens figuré. La dévastation des panoramas ruraux symbolise un irréductible marqueur de la guerre. Et ce préjudice environnemental contribue en outre à vérifier une phraséologie nationale du cataclysme, un «style Vietnam qui est celui de la destruction» (p. 188). Se dégage de tout cela le certificat désabusé d’une atrophie ontologique peut-être sans espoir de rémission. On ne citera qu’une preuve suffisamment éloquente pour cautionner ce pessimisme : les végétations luxuriantes de ces provinces d’Asie ne meurent pas uniquement du napalm, elles meurent aussi du poids des éléphants touchés d’une balle ou d’un souffle méphitique d’explosion, elles périssent broyées par les pachydermes éclopés en fuite, défoncées par ces animaux qui sont à l’article de la mort et qui s’élancent furieusement vers les ultimes chapitres de leur vitalité (cf. p. 188). Ce sont là les douloureuses répercussions d’une guerre difficilement justifiable si l’on se borne à la dictature des affects, mais, à un niveau plus rationnel, on peut consentir à écouter deux arguments du côté des Américains : d’une part ce conflit aspire à «faire du Vietnam une tête de pont pour une guerre régulière avec la Chine», et, d’autre part, les États-Unis sauvegardent une intensité maîtrisée des batailles en étant à l’affût «d’une conjoncture favorable [qui pourrait conduire] à une honorable négociation» (p. 198). Ce qui est en revanche moins glorieux, c’est la croyance américaine qui estime qu’elle va «pacifier le pays» (p. 198). Sur ce point particulier, l’Amérique fièrement porteuse des étendards de la paix et de tous les pitoyables avatars démocratiques afférents, sur ce point-là, sur ce problème précis, l’Amérique se leurre parce qu’elle ne voit pas – ou n’est pas en mesure de voir – que les indigènes sont très dubitatifs quant à cette prétendue faculté de pacification. Ces derniers ont été plus ou moins endoctrinés par les adversaires des États-Unis (cf. p. 199), révélant au passage l’incurie américaine dans la compréhension psychologique du peuple vietnamien, notamment à l’endroit de la frange paysanne (cf. p. 201). En sus de cette méprise culturelle, beaucoup de ressortissants du Vietnam ont déploré le déficit de sophistication des méthodes américaines, c’est-à-dire l’usage quasi automatique de l’aviation et d’une artillerie massive au détriment d’une infanterie plus fiable, plus chirurgicale dans ses interventions. Ainsi le mastodonte US a pu souffrir non seulement de la comparaison locale avec son ennemi, mais aussi des techniques davantage furtives du Vietcong, expert en pièges de souris tendus à des tigres excessivement confiants (cf. p. 201).
Et dans le fond, ce que les Américains n’ont jamais su appréhender, ce qu’ils ont complètement occulté, c’est la dimension radicalement «subversive» de cette guerre (p. 204). Les Américains n’ont pas réussi à désamorcer le Vietcong en ce qui concerne la bifurcation de la guerre en guérilla. Ils ne sont pas parvenus à se formuler qu’une «entreprise illégale ne peut être légalement combattue par le pouvoir régulier que si elle est très faible et lui très fort» (p. 208). Or le Vietcong détenait l’avantage du terrain en plus de jouir d’une emprise mentale ciblée, tout cela n’étant pas synonyme de faiblesse. De l’autre côté de la ligne de front, on a déjà évoqué le peu de subtilité de l’analyse américaine en termes de sciences humaines, à quoi il faudrait ajouter le redoutable syndrome de Goliath et la sacro-sainte dialectique du sauvetage. On identifie là quelque chose de l’ordre d’une démocratie moderne volant au secours d’une population opprimée, avec, inévitablement, l’auréole de la perfection morale. Il y a presque une compétition de moralité entre l’Amérique et le reste de l’Occident, une volonté de faire mieux que les prédécesseurs, mais cette émulation sonne faux parce qu’elle ne trompe personne sur les calculs à long terme, sur les intérêts de telle ou telle puissance occidentaliste, de telle sorte que se manifeste la sempiternelle duplicité de ces démocraties de l’Ouest qui peinent à reconnaître qu’on ne peut pas être des putes et des saintes à la fois. Il a résulté de ce concours d’ignorance et de fatuité une contagion de l’Amérique, «l’illégalité et l’inhumanité» du Vietcong ayant déteint sur le camp opposé, réalisant à merveille «l’un des objectifs de la subversion» (p. 208). Et ce désastre polymorphe ne serait pas intégral si l’on passait sous silence le fait que l’Europe a continué à louer les manières chaotiques des guérilleros (cf. p. 214), Sartre en tête de gondole, escorté de tous les aveugles, de tous ceux qui ont négligé de signifier que les valeurs étaient aussi bien effondrées ici comme là-bas, dans les maquis d’Ho Chi Minh comme dans les bases de l’Amérique aux abois.
Une année plus tard, en 1968, l’offensive du Têt a eu le malheur de ramener la guerre dans les villes (cf. pp. 239-240). Ce déplacement des hostilités s’est soldé par un double sentiment de rejet, à savoir que les habitants, résignés, effarés, stoïciens malgré eux, ont souhaité le reflux conjugué des Américains et du Vietcong. Cette attitude a surtout pris racine à cause de l’épouvante suscitée par les «free bombing zones» (p. 241). Autrement dit les bombardements s’effectuaient au prétexte que certains secteurs étaient désignés comme des pôles antagonistes. Tant et si bien que des paysans et des pêcheurs pouvaient être arrosés de bombes. Toutes ces vies naïves se sont alors retrouvées à la merci des «inspirations du commandement militaire» (p. 243). Trop d’entre elles ont été persécutées par «l’aveugle martèlement américain» (p. 247) et «il eût été vain d’attendre de cette tonnante et éblouissante machine de guerre qu’elle considérât jamais les étendues de la campagne autrement que comme une cible» (p. 247). Cela n’a eu pour aboutissement que l’amplification de la haine envers l’Amérique, en parallèle des terrifiantes manœuvres communistes, seconde Némésis du Vietnam, second châtiment en provenance de Hanoï et s’escrimant depuis une décennie à «s’emparer d’un territoire contre la volonté de la grande majorité des habitants» (p. 260). Encore une fois l’Europe n’a vu qu’un versant de la colline enflammée, fustigeant partialement le pseudo-nazisme des Américains et invoquant la justesse éthique du Nord-Vietnam. À vrai dire les redondants air strikes de l’Amérique ont cotisé pour l’immunité artificielle d’Ho Chi Minh, celui-ci n’étant pas tellement réductible à une «héroïque victime», à un «souffre-douleur de l’hitlérien Johnson», mais plutôt à un «brillant élève de Machiavel» et à un «agresseur rusé, d’une insensibilité superbe» (p. 262). C’est pourquoi les foules vietnamiennes ont parfois baissé la garde devant ce chef communiste, alors qu’elles ont progressivement détesté l’action américaine, réprouvé les soldats US, perçus non plus comme des défenseurs mais comme des écraseurs (cf. p. 264). Et ainsi les plans d’Ho Chi Minh se sont jusqu’ici concrétisés par le truchement de la «voluptueuse mollesse du gouvernement de Saigon [et de] la brutale niaiserie américaine», ces deux conduites se trouvant lubrifiées par «l’indolence [et] l’incertitude de la population sud-vietnamienne» (pp. 268-9). Pour quelle solution envisageable finalement ? L’Histoire, nous le savons et Jacques Laurent l’a clairement rappelé, n’a jamais accouché et ne saura jamais accoucher d’une «solution morale» (p. 268).

Notes
(1) Jacques Laurent Choses vues au Vietnam (titre complet : Les choses que j’ai vues au Vietnam m’ont fait douter de l’intelligence occidentale), 1968, Éditions La Table Ronde.
(2) Le prix Goncourt lui sera décerné. Il rappellera le talent indubitable de celui qui publia Les Corps tranquilles en 1948. Il s’agit peut-être du dernier Goncourt qui vaille vraiment la peine d’être lu.
(3) Cf. Nathaniel Hawthorne, La Lettre écarlate.
(4) Sartre sera aussi largement critiqué dans quelques pages de l’Histoire égoïste où Jacques Laurent le peindra comme un petit chef des lettres françaises, obsédé par la thématique du roman engagé, incapable de saisir la littérature ailleurs que dans le maquillage de la lutte sociale bourgeoisement scénarisée.