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03/10/2022
L’Amérique en guerre (31) : Monnaie de singe de William Faulkner, par Gregory Mion
Crédits photographiques : Prakash Singh (AFP).

Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit.
À un niveau d’analyse préliminaire, la lecture de Monnaie de singe (1) ne cesse de provoquer un diffus sentiment de malaise tant Faulkner excelle à montrer que la guerre, que toutes les guerres, au fond, ne sont que des récréations pour amuser des sociétés qui s’ennuient, des assaisonnements qui délivrent un certain monde d’une certaine fadeur de vivre. Il y a ceux qui vont à la guerre et il y a ceux qui s’en divertissent, les premiers étant les aliments des seconds, les nourritures que l’on mâche et remâche pour s’ouvrir l’appétit ou pour achever le repas sur une note sucrée. C’est précisément cette distinction entre les appelés de la guerre et les dispensés de la guerre qui structure avant tout ce roman qui fut l’initiateur de l’œuvre faulknérienne en 1926, avec, en backdrop narratif, les conséquences du conflit de 1914-1918 aux États-Unis. Il est du reste intéressant de noter que toute la critique de Faulkner à ce sujet, toute sa redoutable perspicacité, toute sa réjouissante capacité de sonder l’hypocrisie de la psyché américaine et la fragilité de la condition humaine, que tout cela va se retrouver sublimé bien plus tard dans Parabole, en 1952, lorsque l’écrivain reviendra sur le néfaste magnétisme de la Première Guerre mondiale et sur ce que ce carnage impliqua de désastreux pour l’état de la justice terrestre. En cela, Faulkner n’y alla plus par quatre chemins, il ne fut plus l’apprenti romancier de pas même trente ans qui avait déjà tout découvert des malheurs de la guerre, et, à cet égard, il asséna que la seule chose qui pouvait mobiliser un troupeau de soldats sur des champs de bataille, c’était «cette espèce de masturbation que les gens de la race humaine appellent l’espérance» (2), cette sorte de foi rénovée qui rejaillit toujours au sein des pires situations et qui donne à un homme les moyens d’avancer même s’il est certain qu’il s’avance vers son propre trépas. Ainsi les Américains déployés sur le front européen en 1917 n’étaient que des «candides nouveaux venus» qui devaient comprendre «qu’on ne pouvait pas écraser les Allemands» mais «seulement les épuiser» (3). Ils devaient comprendre encore que l’ennemi n’était pas aussi nettement dessiné et que c’est l’homme en général qui figurait l’ennemi, en l’occurrence «l’énorme et grouillante masse en fermentation qu’est l’humanité.» (4) Eux tous, donc, les Américains, les Allemands, les Français, tous les engagés de n’importe quelle province fanatisée, c’était «la guerre qui [les avait] créés», c’était «la furieuse, l’indéracinable cupidité de l’espèce humaine qui [avait] enfanté pour ses besoins les capitaines et les colonels» (5), forgeant des statuts, des médailles et d’autres frivolités pour occuper le terrain de la conscience et empêcher que ne s’y loge le terrible aiguillon de l’aberration. Et alors tout était prêt pour que l’Amérique intervienne jusqu’au bout de ses facultés belliqueuses, tout le décor était planté pour que les troupes soient ravitaillées de volontaires et de conscrits, pour que la jeunesse embrigadée «[se rue comme une folle] à travers l’océan Atlantique avant qu’il soit trop tard» (6), pour que la dramaturgie diplomatique n’ait plus à douter de ses discours officiels puisque chacun désormais avait assimilé que la soldatesque américaine serait le valeureux messie du Vieux Continent possédé par le démon tudesque. Définitivement, indubitablement, tout avait été pensé afin que l’Amérique du président Wilson «[se prépare] à, [se qualifie] pour, introduire [sa] propre race dans l’antique et traditionnel abattoir» (7) de la guerre et saisisse l’opportunité de devenir l’ange gardien de la planète convulsée.

Or c’est par le train que peu à peu Donald Mahon rejoint ses terres sudistes à la suite d’un voyage océanique laissé à notre imagination (cf. pp. 29-80), et, d’ailleurs, à quelques détails près, c’est par le train que commence et se termine cette histoire, à l’instar de ce qu’il advient des soubresauts destinaux dans Anna Karénine. Dans ce train qui démarre depuis l’État de New York et qui ralliera la Géorgie à la faveur de plusieurs correspondances et changements de motrice, les soldats et les civils se confondent ou du moins cohabitent autant que possible. Pour certains soldats fraîchement démobilisés du sol européen et revenus épargnés par les blessures flagrantes mais tout de même abîmés par la fourberie des traumatismes, l’alcool les sauve momentanément, leur ivrognerie désabusée leur valant des œillades embarrassées ou des marques ostensibles d’hostilité de la part de l’Amérique sobre, de l’Amérique itinérante, de l’Amérique qui s’est si longuement abreuvée aux robinets de la guerre qu’elle en est maintenant dégoûtée (cf. pp. 29-46). Qu’une génération ait été sacrifiée ne doit pas non plus monopoliser cette nation qui sait très bien qu’on se relève moins par altruisme que par égoïsme, moins par apitoiement que par démonstration de force cabotine, moins par l’émotivité que par la froideur consubstantielle à tous les opportunistes qui savent rebondir en toutes circonstances, même si cela implique de prendre pour marchepied des monuments aux morts ou des âmes transies de douleur. Il s’agit d’une constante qui se révèle d’une façon patente ou latente dans Monnaie de singe, avec, en borne-témoin de ces douteux mouvements de relance, le croulant Donald Mahon, tantôt faire-valoir d’une consternante moralité, tantôt objet du décor comme il fut objet du décorum géopolitique, être vivant diminué qui n’est plus qu’une encombrante présence pour la majorité de ces Américains presque vexés d’être soudainement interrompus sur les trajets de l’hédonisme. Mais heureusement, à rebours de ces déplorables attitudes, deux anciens combattants raccompagnent Donald Mahon, deux camarades solidaires qui ont les moyens de protéger Donald de la vulgarité ambiante. Il y a d’abord le touchant Julian Lowe, timide et modeste, amoureux fou d’une femme qui ne l’aime pas, plutôt réaliste au sujet de ses imperfections, au sujet de son insipide curriculum de guerre en comparaison des impressionnants stigmates ramenés par Donald Mahon. Il est plus ou moins persuadé que s’il avait la cicatrice de Mahon, il aurait davantage de facilités pour séduire (cf. pp. 69-70), comme si cela devait le gratifier du fameux insigne rouge du courage mentionné par Stephen Crane dans son roman éponyme (10). Quant au second protecteur, il s’appelle Joseph Gilligan, volontiers extraverti par l’alcool, mais «simple soldat démocrate puisque enrôlé, numéroté comme un forçat» (p. 69), chair à canon consentante, crédule vis-à-vis des grands discours, «toujours à la disposition de tous les fumiers de la Planète» (11) pour permettre aux récidivistes du cynisme de récidiver leurs pompeuses déclarations de guerre.
Au lendemain de ce premier jour d’odyssée ferroviaire, de nouvelles extravagances éclatent au sein des wagons bigarrés de militaires et de bourgeois, traduisant pour les rescapés du front une «atmosphère de camaraderie qui s’établit facilement entre des hommes dont la vie a perdu toute raison d’être par suite des caprices de cette sinistre drôlesse qu’on nomme la Destinée» (p. 54). Le contraste est du reste saisissant entre les turbulents dionysiaques et la scabreuse prostration de Donald Mahon, aussi figé que les stèles d’un cimetière, lui qui fut un membre intérimaire de la Royal Air Force, un génie du cockpit, lui dont l’écusson de la célèbre puissance aérienne est censé justifier les «ravages [qu’une] paire d’ailes de pilote [peut] faire dans des cœurs féminins» (p. 221). S’il est en partie vrai que le registre existentiel du pilote blessé à la guerre est susceptible de peser dans la balance des affinités féminines (cf. p. 135), il est en revanche incontestable que Donald Mahon suscite de moins en moins d’attraction au fur et à mesure que se consument les effets de la bonne ou mauvaise surprise et les intermittences du cœur. Ce que l’on finit par voir de lui, à l’exclusivité de tout autre chose, c’est un «visage jeune dont l’arcade sourcilière portait la trace d’une affreuse blessure» (p. 49), «jeune et pourtant vieux comme le monde» (p. 53), doté d’un «front balafré et douloureux» (p. 50). Autrement dit son héroïsme, son dévouement à la patrie et ses qualités complémentaires disparaissent aussi vite que ses apparences le requalifient dans les termes génériques du monstre. Il est d’ailleurs troublant que sa monstruosité acquise le contraigne d’une certaine manière à déchoir si bas au milieu des hiérarchies sudistes qu’il ne semble pas valoir davantage qu’un nègre. Et ce n’est nullement un hasard si parmi les visiteurs qui viendront faire leur bonne action auprès de cet handicapé, leur one-shot de pharisiens, seuls les nègres dépasseront le cadre de la tartufferie et feront preuve d’un réel chagrin (cf. pp. 202-4). Au nombre de ces nègres qui ont nécessairement expérimenté les tours et les détours de la persécution sous ces latitudes du midi raciste par atavisme et par frustration de l’indélébile défaite de 1865, au nombre de ces réprouvés, donc, se tient une vieille femme qui s’occupait jadis de Donald, et, à côté d’elle, se tient Loosh, un soldat juvénile «qui avait connu Donal au temps lointain où le monde n’était pas encore devenu fou» (p. 203). Leur digne recueillement confirme la fraternité qui s’est installée entre eux et Donald, entre ces individus à la pigmentation monstrueuse et ce misérable éclopé qui gît monstrueusement dans son quotidien comateux. Les nègres et Donald, uniment, incarnent une relique de l’innocence sur les décombres de l’Amérique malfaisante et dorénavant obscène.
La suite de cette étude se trouve dans L'Amérique en guerre, disponible sur le site de l'éditeur.