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« Le Pays des sapins pointus de Sarah Orne Jewett : une terre de théophanie, par Gregory Mion | Page d'accueil | Entretien avec Pierre Jourde à propos d'À Rebours »

04/02/2023

L’Amérique en guerre (32) : Johnny s’en va-t-en guerre de Dalton Trumbo, par Gregory Mion

Crédits photographiques : Sandra Sebastián (Reuters).

2550677439.jpgL'Amérique en guerre.









Mion.JPG«La guerre en somme c’était tout ce qu’on ne comprenait pas. Ça ne pouvait pas continuer.»
Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit.



L’Amérique a engendré beaucoup d’enfants terribles et parmi eux se trouve l’incorruptible Dalton Trumbo, écrivain, scénariste et réalisateur, connu pour son antimilitarisme farouche et pour son opposition à toutes les dérives relatives au renforcement d’une société de contrôle. Ainsi Dalton Trumbo, dès la fin des années 1940, refusa de se plier aux enquêtes nationales qui désiraient assommer le cinéma d’Hollywood afin de prouver que cette industrie californienne était de connivence avec l’idéologie communiste. Il dut alors affronter une longue traversée du désert, vivre et travailler comme un clandestin, mais ses convictions et sa créativité ne diminuèrent d’aucune façon et il fut réhabilité en 1960 par Otto Preminger et Kirk Douglas, à travers un mouvement d’intelligence qui rappelle la divine réhabilitation de David Rousset après l’assimilation tant attendue des écrits d’Alexandre Soljenitsyne en France métropolitaine. C’est du reste au début des années 1970 que Dalton Trumbo connaît une sorte d’apothéose, lorsque son film Johnny s’en va-t-en guerre reçoit le Grand Prix du jury à Cannes, une œuvre tirée du roman éponyme que son réalisateur avait publié en 1939 et qui fustigeait les faiseurs de guerre, les scélérats de la politique, les roublards opportunistes du Mal qui ont mené à l’impensable massacre de 14-18 où les crucifiés du champ de bataille, du premier jusqu’au dernier, auront été tués sur des millions de Croix Inversées absurdement dressées entre deux fronts presque immobiles, entre deux camps misérablement tisonnés par des esprits criminels exploitant la crédulité humaine. Bien évidemment nous voulons plutôt mettre en lumière les qualités de Johnny s’en va-t-en guerre dans sa version romanesque (1), dans sa fatalité de livre pacifiste paru au commencement d’une autre guerre mondiale, dans sa fatalité de texte résistant dont même la version cinématographique, trois décennies plus tard, devra se heurter à une nouvelle ambiance belliqueuse – celle de la guerre du Vietnam. On aurait donc raison de faire de Dalton Trumbo un intempestif, un homme remontant le courant de son siècle pour comprendre sa source infernale et pour éviter sa mortelle embouchure, un homme qui, dans le sillage d’un Louis-Ferdinand Céline, a définitivement catalogué la guerre sous les attributs d’une «immense» et «universelle moquerie» (2), sous les aspects d’une «foutue énorme rage qui poussait la moitié des humains, aimants ou non, à envoyer l’autre moitié vers l’abattoir» (3).
Deux préfaces – l’une de 1959 et l’autre de 1970 – éclairent les intentions de l’auteur et surtout ses désarrois (cf. pp. 7-15). Tout d’abord Trumbo insiste sur la dimension romantique de la Grande Guerre, sur le fait que ce conflit s’est amorcé le sourire aux lèvres, avec des scènes de liesse publique, dans une espèce d’enthousiasme morbide qui modifiait la courbe relaxante et peut-être lassante de la Belle Époque, nuage noir venant rompre la monotonie d’un ciel immaculé. Cette euphorie populaire ne reflète cependant que la manipulation orchestrée par les autorités politiques, les discours aménagés par les «scholars of war» (4), spéculateurs professionnels en temps de détresse et soucieux de «mordre assez profondément dans les personnes et dans les choses» (5) par l’intermédiaire d’un fructueux casus belli. Là réside en outre le nerf de la guerre si l’on peut dire : la mise en place d’un état d’esprit exalté dans la soldatesque et dans les familles n’a pour but que de cacher la mise en place d’une entreprise strictement économique au sein des inaccessibles bureaux décisionnaires des nations belligérantes. Les enjeux de l’argent n’ont jamais été aussi importants que pendant les longs mois d’anéantissement qui ont assombri le monde entre l’été 1914 et l’automne 1918. Des puissances financières combattaient dans l’abstrait en parallèle des douteuses et concrètes batailles qui ensanglantaient les terres d’Europe, et l’appât du gain, ici et là, entérinait le mot ultérieur de Simone Weil qui devait faire de l’argent «le passe-partout de la puissance» (6), la tumeur maligne capable de vaincre tous les tissus vivants de la civilisation, la clé diabolique destinée à verrouiller tous les liens nécessaires, tous les échanges indispensables, tout ce qui peut contribuer à incarner un «échelon vers Dieu» (7) – un metaxu. Et dans la seconde préface, rédigée en guise d’addendum aux réprimandes initiales, l’infatigable Trumbo rejette en bloc l’ignominie du Vietnam. Il s’agit d’un maléfique prolongement des causes et des raisons qui ont fabriqué la Grande Guerre – un tourbillon d’argent et de fatuités politiciennes – et qui astreint désormais la jeunesse américaine à une alternative insoutenable : croupir dans une cellule de prison aux États-Unis (par refus de s’engager) ou finir dans un cercueil au fin fond de l’Asie (par le biais d’une irréductible létalité).
Le cas fictif – mais ô combien révélateur des souffrances injustifiables et véridiques de la guerre ! – de Joe Bonham, à savoir le pauvre Johnny expédié au carnage et créé par l’imaginaire de Dalton Trumbo, concentre à lui tout seul l’accumulation des horreurs déchaînées par la rupture calculée ou convulsive de la paix. Qu’elle soit argumentée ou suscitée par un irrépressible déluge de pulsions barbares, la guerre n’est jamais autre chose qu’un échec flagrant de l’humanité ou un démenti radical de nos facultés d’avoir supplanté le règne de l’animalité en nous-mêmes. Blessé au-delà de toute gravité médicale au mois de septembre 1918, le G. I. Bonham, d’emblée, apparaît comme l’héritier en naïveté de son paternel puisque celui-ci, apprend-on, n’a pas été exaucé par le rêve américain faute d’en avoir intégré les divers éléments de brutalité morale. De l’aveu même du fils mutilé qui gît dans un lit catastrophique de douleurs et de séquelles incurables, depuis les lointains foyers d’une mémoire qui constitue son ultime rapport au monde des vivants, l’enfant Bonham, donc, se souvient du corps étendu de son père, de cette défunte silhouette vaincue par une société trop cannibale, préfiguratrice de sa propre défaite de troufion dupé, de jeune homme bradé aux encycliques de Satan, et il émet cette touchante conclusion : «Je suis désolé pour toi papa. Tu n’as pas bien réussi dans la vie et tu n’aurais jamais bien réussi et il vaut mieux que tu sois mort. Il faut être plus vif et plus dur de nos jours que tu ne l’étais papa» (p. 24). Ainsi l’impotente progéniture se ressouvient de son géniteur tombé au combat de la lutte sociale accrue et ces deux emblèmes de l’écroulement – père et fils – s’enlacent en une seule et même allégorie de l’innocence américaine perdue. Le père a été fidèle aux idéaux de l’Amérique originelle, fondée par une brillante association de cerveaux exceptionnels, et le fils, en héritage, a poursuivi les principes d’une sublime patriarchie qui n’a pas su anticiper les désastres successifs de la guerre civile, du capitalisme sacralisé et le choc, le douloureux choc de la guerre mondiale en 1917, le scandale de l’équilibre national reconquis après la Sécession et brisé par le déséquilibre extérieur d’une Europe aux abois, tout cela participant de ce que l’historien Henry Farnham May a justement nommé la fin de l’innocence américaine. D’une certaine manière, l’état de grâce américain a duré environ jusqu’à la moitié du XIXe siècle, puis l’ordre ancien s’est peu à peu désintégré dans les tensions raciales et les conquêtes d’argent, ruinant l’idéalisme des Pères fondateurs, ruinant par ailleurs la confiance d’un peuple qui s’est senti dérangé, voire mystifié, au moment où le président Wilson a défendu l’entrée en guerre des États-Unis en citant l’urgence de se battre pour le modèle démocratique, pour la liberté et pour le droit universel, autant de phrases ronflantes émises par un homme a priori pacifique et cherchant à valider son basculement dans une ordonnance guerrière. Or ce que Dalton Trumbo a l’intention de faire avec son livre à la fois provocateur et révoltant, c’est de condamner, sans la moindre ambiguïté, l’outrecuidance des grands discours qui défendent l’indéfendable en usant d’une fibre missionnaire et dont les pseudo-principes ne font qu’ajouter du malheur au malheur, ne font que proposer des remèdes qui accentuent le Mal car gagner la guerre, pour les États-Unis, ce n’est pas vraiment rétablir la paix mondiale mais plutôt s’assurer une position de dirigeant planétaire afin de préparer d’autres guerres, afin de semer plus librement la malédiction des intérêts économiques tout en s’épargnant un cataclysme intramuros visible (mais en ne reculant pas devant le recrutement national de centaines de milliers de bidasses, l’enrôlement de millions d’hallucinés par le visage hallucinogène de l’Oncle Sam, en vue, naturellement, de nourrir la Machine de Guerre qui n’est autre que le terrifiant synonyme de la Machine du Capital).
Tout cet effondrement moral de l’Amérique, nous le découvrons depuis le lit d’hôpital de Joe Bonham, depuis l’étrange perspective d’un Américain qui n’est plus qu’une matière cérébrale active reposant au sein d’une matière corporelle désactivée par un degré d’infirmité qui dépasse toute proportion admise. C’est pourquoi les chapitres du roman procèdent à une sorte d’alternance entre une collection inaltérée de souvenirs et l’auto-description d’une conscience qui se rend progressivement compte de l’horreur de la situation. En effet Joe Bonham est devenu sourd à cause du fracas d’un obus, mais, de surcroît, il est devenu aveugle et muet, délesté de sa physionomie faciale et de sa sensibilité correspondante, privé, par conséquent, des singularités du visage que Levinas considérait à l’instar d’une épiphanie de l’humanité, réduit à une gueule cassée, à une insupportable grimace, à quoi il faut adjoindre une amputation des quatre membres qui laisse l’infortuné fantassin dans une invivable condition de tronc de chair surmonté d’une tête démolie, un contexte de totale dépendance où sa vie et sa mort appartiennent exclusivement à un dispositif clinique (après que sa vie de soldat a été la propriété intégrale de la sournoise volonté politique). Tant et si bien que la vie de Joe Bonham n’est plus une vie, elle n’est qu’une apparence de vie suspendue aux exploits médicaux et aux aberrations de l’acharnement thérapeutique (cf. pp. 119-120 et 207), et pourtant, quelque part dans les abysses de ce corps brisé, la flamme de l’esprit brûle d’une lucide colère et d’un appétit de communication avec l’univers des vivants. Il y a également des fractions de ce corps qui sont encore en capacité de ressentir qu’on les touche, qu’on s’agite autour de cette masse inerte ou presque, réceptives aux mains des infirmières et aux vibrations des déplacements environnants. Ce sont en outre ces fragiles accointances avec la dynamique de la vie qui maintiennent Joe Bonham à distance de la folie et qui le préservent de succomber aux ténèbres du «terrible silence» (p. 129) caractérisant son destin quasiment végétatif, un destin beaucoup plus sombre que celui que décrivait Faulkner dans Monnaie de singe en explorant le mystère du soldat Donald Mahon, lui aussi comateux, lui aussi défiguré par la guerre, mais dont le corps devait garder une configuration et une mobilité acceptables.
Cela dit, au début de sa résurgence parmi les impressions conscientes, la confirmation de la surdité ne gêne pas réellement le vétéran Bonham (cf. p. 28). Le fait d’être sourd le dispense du vacarme de la noire symphonie d’un monde en guerre. Et tandis que l’acoustique le fuit, tandis que la débauche martiale du présent le tient à l’écart et que les espoirs d’une ataraxie future ne sont pas même envisageables, Joe Bonham se réfugie dans le demi-jour du passé, retrouvant les silhouettes de ses parents, les amours naissantes de son père et de sa mère, les douces aspérités de son enfance vécue dans le Colorado. Néanmoins ce clair faisceau de sa mémoire ne peut pas éviter l’obscurité d’un passé plus récent, le passé de la tranchée, le passé de la mort omniprésente qui vient s’intercaler au milieu de ses réminiscences apaisantes. Ainsi la remémoration de son enfance le ramène à ce moment magique où le bon peuple du Colorado fut témoin de l’atterrissage du premier aéroplane, où les ahurissements étaient nombreux devant la prouesse technique, rappelant du reste les tableaux faulknériens de Pylône et quelques autres vrilles spectaculaires colligées dans Sartoris. Et ce vestige mémoriel de l’enfant ébahi se complète d’un vestige sonore où le petit Joe se ressouvient des mots de «l’inspecteur des écoles» (p. 39), de l’allocution passionnée de M. Hargraves, de l’apologie du Progrès où il était question de souligner le potentiel pacificateur de l’aéroplane, la promesse inhérente à la machine volante qui permettrait à l’avenir de réduire «les distances entre les nations et les peuples» (p. 39), de créer un large supplément de liaisons humaines durables par les moyens d’une contraction spatiale toujours plus convaincante. C’était là une chimère qu’on aurait pu adosser aux balbutiements de la physique relativiste où toute espèce de plissement de l’espace devait engendrer une dilatation du temps, où le pli de la Terre entière devait supposer un concorde éternelle, mais, la guerre étant à l’horizon de l’Occident chaque fois que le Capital a besoin d’un catalyseur, la science de l’aviation et la science en tant que telle, inévitablement, n’allaient pas pouvoir s’empêcher de se détourner des conséquences fastes pour s’engouffrer dans les conséquences néfastes, la paix n’étant pas aussi intéressante que la guerre quand il s’agit de sauter sur les occasions de s’enrichir et de bâtir de rapides monopoles (cf. pp. 34-45). On est donc attristé du contraste qui existe entre l’enfant-Joe qui revoit les merveilleuses chorégraphies de l’aéroplane et le Joe-dénaturé qui tire les conclusions qui s’imposent vis-à-vis des perverses connivences qui unissent la marche en avant des sciences et l’idéologie de la guerre – tel un paroxysme de ce que Schumpeter a pu baptiser la destruction créatrice pour déduire le cycle naturel du capitalisme. Qu’est-ce à dire sinon que l’enfant pensait que son monde fantastique était indestructible et que sa vie d’adulte continuerait selon les mêmes formes d’émerveillement ? La désillusion s’est par ailleurs manifestée précocement : l’adolescence de Joe a été perturbée par l’énormité de la rumeur venue d’Europe, par la débâcle qui faisait rage là-bas et qui ne cessait d’induire de louches attirances en Amérique, par tout ce sang versé à l’autre bout de l’ancien monde et dont les flots épouvantables envahissaient l’océan et finissaient par rejoindre les sacro-saints rivages du Nouveau Monde. Par la suite, ce qui a positivement bouleversé les repères de Joe, c’est la participation de la Roumanie à ce saccage continental et bientôt international, l’implication inattendue de ce pays si exotique et si inconnu dans son imaginaire de novice (cf. p. 44), la maudite compromission d’une contrée si reculée qu’on a de la peine à se la représenter à l’avant-poste du naufrage, capable même, peut-être, d’envoyer à la conscription la légende vampirique du château de Bran afin de sucer les sangs de l’ennemi. Alors «son père mourut et l’Amérique entra en guerre et il dut y participer et voilà où il en était» (p. 45), le voilà mûr pour l’embrigadement, pour la collaboration à l’effort de guerre, pour la trahison de sa liberté malgré toute sa réserve à l’égard des arguments interventionnistes. À ce stade de ses introspections, l’intime conviction de Joe pourrait se résumer comme cela : dès que les États-Unis ont rallié la sarabande ignoble de la guerre en 1917, la vérité de l’innocence – fût-elle une innocence résiduelle – a été anéantie au profit du mensonge mondial de la démocratie soi-disant menacée de mort.
La guerre aura presque tout pris à Joe Bonham (hormis son indignation et sa fureur de la transmettre) : elle lui aura pris son apparence et elle aura dévoré une grosse quantité de son essence – et même son amour. À la veille de traverser l’Atlantique, Joe entretenait une relation avec Kareen, sa fiancée de dix-neuf ans. Il l’aimait comme Apollinaire aimait Lou (8) à l’heure de la mobilisation générale. Le gâchis de cet amour est d’autant plus cruel que Joe se rappelle une parenthèse de tendresse où son bras gauche avait servi de coussin protecteur à Kareen (cf. p. 57), ce bras gauche maintenant disparu (cf. pp. 48-50), son bras droit également (cf. pp. 62-3), ses jambes à l’avenant (cf. pp. 91-2), tous ses atouts de délicatesse amputés par une objective chirurgie militaire qui n’a aucune sorte de prévenance pour les chocs subjectifs qu’elle inflige. Dans le cas particulier de Joe, il fallait opérer coûte que coûte, repousser les limites de la traumatologie, profiter du fait que l’éclat de la bombe n’avait pas touché «la veine jugulaire et l’épine dorsale» (p. 116). La chirurgie se révèle ainsi moins guérisseuse qu’aggravante : elle prolonge la guerre en dépossédant le soldat de plusieurs parties de lui-même et en lui adjugeant un corps tout juste bon à remplir une fonction respiratoire qui donnera au Capital le droit d’affirmer que la guerre n’est pas tout à fait meurtrière, que des hommes en réchappent, que des héroïsmes s’y forgent. Au fond la chirurgie des blessures de guerre est une soustraction du physique achevant le processus de soustraction psychique induit par l’inquiétante fréquentation du champ d’honneur où l’humanité se déshonore. Tout cela découle d’une législation illégitime de la guerre qui vient se substituer à la loi non écrite et légitime de l’amour, à l’ordre juste du Lien, à la douceur de ce qui est transitif, et dans de telles conditions de renversement de l’Union par le fanatisme de la désunion politiquement organisée, la terre que les hommes sont censés avoir en partage ne peut devenir qu’une tromperie, une monumentale et mauvaise plaisanterie (cf. p. 60). Et le rire de cette plaisanterie est si malsain, si dérangeant, qu’il produit sur la surface habitable de la planète des «socialistes» aux «grandes gueules» n’ayant «pas de sang dans les veines» (p. 57), le genre de personnes qui favorisent la guerre plutôt qu’elles ne la ralentissent ou ne l’annulent, le genre de personnes qui trônent à côté des fanfares et des pupitres lorsque les trains sont sur le point d’embarquer les troufions pour leur voyage au bout de la nuit (cf. p. 59). Le sang frais de la patrie que l’on envoie se battre compense l’anémie des dirigeants ou des sous-fifres de la bureaucratie, et parmi ces milliers de litres de naïve énergie, les uns seront préservés et les autres couleront en innommables rivières dans les tranchées, mais revenir ou mourir ne fait pas de grande différence à la fin car toute immersion au sein de la guerre implique un prolapsus définitif de la vie organique (au sens propre comme au sens figuré). C’est la raison pour laquelle Joe eût certainement préféré mourir, se délivrer de son ingénuité désabusée, tel Bill Harper, son vieux camarade du lycée, tué net et sans bavure «au bois Belleau» (p. 82) – fauché en plein vol mais chanceux d’avoir au moins pu vivre une histoire d’amour passionnelle avec une fille que Joe n’a pas su conserver et qui provoqua sa haine de Bill (jusqu’à ce que cette haine s’envole à l’annonce de la mort de Bill et qu’elle se mue finalement en terrible jalousie du macchabée, en abominable envie du sort de la tombe qui vaut mieux que le sort du lit médicalisé).
Et fort logiquement, après tous ces «sauts et gambades» (9) de la mémoire, après tout cet enchevêtrement du passé candide américain, du passé vicieux de la guerre et du présent odieux de l’après-guerre, alité démembré en un lieu indéterminé, un jour, une semaine ou des années à la suite des événements dévastateurs, Joe Bonham en vient à se demander sans le moindre filtre pourquoi lui et tous ses coreligionnaires en esprit va-t-en-guerre sont partis se battre lorsqu’ils avaient l’esprit encore purs, lorsqu’ils avaient encore la faculté de renoncer, de faire front aux nouvelles du front, de pencher du côté du courage qui désobéit plutôt que du courage qui s’obtient par la douteuse intercession de la tranchée (cf. pp. 149-153). La réponse est aussi décevante que troublante et elle a déjà été plus ou moins formulée en amont : ils sont partis parce que des rentiers de la fable démocratique ont fomenté un mythe de la bravoure et parce que ces mêmes rentiers ont fait de la liberté une cause exagérée, n’hésitant pas, au passage, à bafouer l’archétype de la liberté en le salissant dans les ectypes d’une fumisterie mondiale, sacrifiant des générations et des générations de young blood et d’espérances. Cela conduit à une prosopopée des morts, des «glorieux morts» (p. 156) qui ne sont jamais revenus pour déclamer qu’ils étaient fiers d’avoir élu domicile au shéol en vertu des idéaux du déloyal Occident. Si bien que «toutes les paroles sur la noblesse de la mort et le caractère sacré du sang versé et [de] l’honneur [sont] mises dans la bouche des morts par des détrousseurs de cadavres et des imposteurs qui n’ont pas le droit de parler au nom des morts» (p. 157). Ces obscurs sophistes qui s’approprient le volume inaliénable de la vie des autres ne sont que des «salauds de massacreurs au verbe haut» (p. 160). Leur obéir fut une erreur, leur faire confiance un sacrilège, cela dans la mesure où «l’obéissance à un homme dont l’autorité n’est pas illuminée de légitimité, c’est un cauchemar» (10).
Et c’est probablement la netteté de ce diagnostic – aussi démoralisant soit-il – qui aide Joe Bonham à vaincre le démon de l’absolu ressentiment et à suivre l’ange d’un pardon relatif. Peu à peu l’élan de vivre lui revient et il se met à récupérer la notion du temps, à deviner, à un niveau très subtil de la sensibilité, les moments de l’aube, les radiations de cette lumière enchanteresse qui agit finement sur la peau (cf. pp. 165-184). On entre alors dans une véritable et littéraire phénoménologie de la perception, dans un registre d’écriture aussi surprenant que maîtrisé, assez familier de ce qu’on peut lire dans le Sourd, muet, aveugle de Lovecraft, avec, ici, un personnage qui ressent le pas cadencé des infirmières, leurs mains soignantes, leurs larmes qui s’écroulent sur son torse, la fuite effrayée de l’une d’entre elles, sans doute horrifiée par son aspect difforme (cf. p. 189). D’ailleurs l’identification cumulative de ces sensations bifurque un jour violemment sur une certitude : des gens sont en train de lui trafiquer la poitrine afin de fixer sur sa personne une putative médaille, une impudente décoration supposée cristallier le revers d’un tissu d’hôpital recouvrant ses ineffables lésions (cf. pp. 208-210). Façon de lui signifier peut-être que l’Amérique lui reconnaît désormais l’autorité d’un ancien combattant émérite, la prestance d’un homme pouvant se targuer d’appartenir à une tranchéocratie, à une sorte de guilde tranchéocrate, ce dont bien sûr Joe Bonham se moque éperdument au fond de son incommunicable expérience de chair déréalisée. Cependant une infirmière plus perspicace que les autres commence à tracer des lettres sur sa poitrine et il parvient miraculeusement à lui indiquer sa réceptivité par des effets de tapotements de sa tête sur l’oreiller (cf. pp. 253-5). Étant donné du reste que Joe apprend que nous sommes en pleine période de Noël, on peut évoquer là, au risque de la facilité, un écho de la Nativité, voire une fabuleuse renaissance, un rapatriement «dans le monde» (p. 255) par le biais du langage. Il faut bien alors oser faire du langage un miracle, un attribut quasi divin, ce par quoi l’homme se fait essentiellement homme et peut se rapprocher d’un état graduel de sublimation de lui-même. Et c’est au moyen de l’alphabet morse que Joe construit un pont entre son pays d’épaisse brume et le limpide pays des vivants. On va même jusqu’à lui demander ce qu’il veut (cf. p. 276), et, spontanément, il répond qu’il veut «s’échapper» (p. 280), revenir parmi les siens, ressusciter, en finir avec son immuable condition, puis montrer, afficher, exhiber à la foule «toute la guerre résumée dans le tronc d’un homme» (p. 284), toute l’absurdité qui consiste à mourir pour une patrie (cf. p. 280). S’ensuit la déception, la réplique de l’état-major, lui assurant froidement que sa requête demeure inaccessible, contraire au règlement en vigueur (cf. pp. 294-306). Ils n’ont pas le cran d’une réfutation qui serait davantage bavarde, d’une objection qui serait davantage encline à faire la conversation plutôt qu’à esquiver la soif d’humanité du grand blessé gisant dans un embryon de vie recouvrée. Par conséquent l’exactitude des coordonnées spatio-temporelles de Joe ne sera jamais élucidée, le roman se terminant ne nous en dévoilera pas plus, mais si une chose finit par être certaine, c’est le stoïcisme croissant de ce stupéfiant soldat, c’est la liberté intérieure de cet homme défait qui refait un semblant de monde habitable pour lui et qui se dit que les armes, un beau jour, se retourneront contre les manufacturiers de la guerre (cf. pp. 305-6).

Notes
(1) Dalton Trumbo, Johnny s’en va-t-en guerre (Éditions Actes Sud, coll. Babel, 2004). La traduction est due à Andrée R. Picard.
(2) Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit.
(3) Ibid.
(4) Allen Ginsberg, Howl.
(5) Émile Zola, L’Argent.
(6) Simone Weil, La Pesanteur et la Grâce.
(7) Ibid.
(8) En l’occurrence Louise de Coligny-Châtillon.
(9) Dixit Montaigne.
(10) Simone Weil, op. cit.