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26/04/2024
Le Mémorial secret de Guillaume Gaulène dans le ciel de traîne de la Première Guerre mondiale
Photographie (détail) de Juan Asensio.
C'est à Georges Duhamel que Guillaume Gaulène dédie son Mémorial secret, paru six ans avant le premier roman de Céline, plus de dix ans avant La Nausée de Sartre, ne retenant l'attention que de quelques critiques comme s'en émeut Claude Elsen dans le numéro de Carrefour du 8 août 1962, qu'il s'agisse d'Edmond Jaloux, de Jean Paulhan ou de Robert Poulet, mais nous ne pouvons nous empêcher de songer à Georges Bernanos qu'à la date de publication de ce roman, 1926, l'auteur n'avait bien sûr pratiquement aucune chance de connaître.
Achevé durant l'hiver 1924 et publié deux ans plus tard aux éditions Rieder et de nouveau remis en circulation par Gallimard en 1962, sans que cet éditeur ne daigne mentionner quel fut son prédécesseur ni ne nous permette de le lire dans une édition revue et, surtout, disponible, Le Mémorial secret, comme le premier roman du Grand d'Espagne ainsi que le surnomma Roger Nimier, est tout entier né de la boue de la Première Guerre mondiale.
Je ne parle pas seulement d'une circonstance, certes majeure mais pouvant après tout être réduite à quelque événement biographique, ayant permis au narrateur, accompagné de ses amis, d'être attiré «dans cette ville de l'Est où [ils] ne sav[aient] que faire pour paraître durs», ce qui est une assez bonne définition du malheur qui accable nos contemporains, mais d'une espèce de bouleversement intérieur qui a tout submergé, et laisse ces épaves, comme l'eût écrit Julien Green, s'amuser dans les bras des femmes. Guillaume Gaulène lui-même, comme Georges Bernanos, a participé à la Première Guerre mondiale, et en a ramené un ouvrage, Des soldats, que je n'ai pas encore lu mais qui est décrit comme un des meilleurs témoignages de la vie dans les tranchées.
Le narrateur affirme ainsi, dès la première page du roman, qu'il est «la dupe d'un mécontentement», car, avec ses amis, ils ont «trop attendu de la vie», alors que tous leurs «espoirs se sont écroulés sous un souffle mauvais» (p. 11). Deux pages plus loin, ce même personnage principal du nom de Langeac affirme sans hésiter que c'est bel et bien le premier conflit mondial qui a accru sa «tendance à la vie intérieure et à l'analyse aiguë» par l'expérience des «années de solitude dans l'enfoncement des terres boueuses qu'éclaboussait parfois le sang des morts». Et il continue ainsi : «Elle avait été exaltée par cette impression que nous avions eue d'être sans cesse seuls et silencieux au milieu des foules et du tumulte, par cette méditation sans fin sur nous-mêmes et sur la mort dont nous avions pris l'habitude au cours des heures lourdes tandis que les gaz empoisonnaient l'atmosphère et en faisaient quelque chose de troublant où l'on croyait qu'on allait s'engloutir, tandis que les obus passaient avec de lointains sifflements dont le bruit monotone et prolongé donnait le vertige» (pp. 13-4).
Ce Dieu absent que l'abbé Donissan n'en finit pas de chercher, que Mouchette, à sa façon torve, cherche aussi, le narrateur du Mémorial secret le cherche également, de femme en femme, constituant ainsi, alors même qu'il s'en rend compte, une prison invisible de laquelle il ne cherche que mollement à s'évader : «Il me semblait que je m'en allais comme à travers un rêve. Et j'éprouvais de plus en plus ce sentiment, obsédant à me faire crier, que cette course je l'avais déjà faite, que c'était une très vieille histoire qui se renouvelait, et qu'ainsi j'étais destiné, éternellement, à voir fuir ce que je convoitais à la minute où je désirais l'étreindre» (p. 74).
C'est finalement assez simplement que cette préoccupation que l'on n'ose même pas dire lancinante, plutôt sourde, est posée, dès la première page de ce beau roman non pas noir mais désespérément gris, lorsque le narrateur estime que «le sens religieux est en nous, et dès qu'il n'a plus matière à s'exercer, nous sommes pour ainsi dire désarçonnés... Comment dès lors oublier nos déboires ! Où trouver une règle ? Pourquoi agir ?» (pp. 11-2). C'est en citant ce même passage que Philippe Sénart, dans son feuilleton littéraire de la revue Combat du 12 juillet 1962, pouvait écrire que les personnages de Guillaume Gaulène qualifié de «romancier perdu», «sans axiome, sans religion, sans prince», ce qui n'est qu'une formule journalistique, ne «pourront, hélas ! dans quelques années, que prêter l'oreille avec complaisance au long hululement de néant et de peur d'un Malraux». C'est d'ailleurs ce même critique qui, à la fin de son papier, écrit avec justesse que «les romans que nous a donnés M. Guillaume Gaulène brûlent déjà, dans la nuit qu'il se plaît d'habiter, d'une flamme forte et étrange», celle sans doute que j'ai cru apercevoir dans les textes qui ont suivi Le Mémorial secret, comme Le Vent d'Autan, cette flamme éclairant «des visages connus : Bernanos, Green, Huysmans», bien qu'elle «laisse dans l'ombre le seul qui vous intéresse et mériterait d'apparaître dans la pleine lumière à laquelle il a droit», celui, bien sûr, du romancier lui-même qui s'est vu rapproché de plusieurs écrivains auxquels il fait en effet plus ou moins penser, comme Édouard Estaunié que j'avais évoqué dans la Zone et que, ô surprise, mentionne à son tour Guillaume Gaulène, et même fait beaucoup plus que le mentionner puisqu'il lui dédie un de ses romans, Du Sang sur la Croix publié en 1925 chez Rieder : «au poète de la solitude et du silence», écrira-t-il ainsi bellement, ce même roman annonçant une étude qui à ma connaissance n'a jamais été publiée, Le problème divin dans la littérature d'aujourd'hui, dont le premier volume devait être consacrée à l'auteur de L'Ascension de Monsieur Baslèvre, analysé sous la figure de l'angoisse.
Comme Mouchette et Donissan, les héros du roman de Guillaume Gaulène cèdent à ce que nous appellerons, sur les traces de Bernanos, la séduction du désespoir qui, d'ailleurs, occasionne bien des ravages chez les personnages féminins, Mouchette donc et, dans le roman de Gaulène, Lucie qui se suicidera et Émilienne qui s'enfoncera dans la prostitution. Et Bernanos, encore, n'est jamais bien loin lorsque Guillaume Gaulène peut écrire dans son Vent d'Autan, à propos de Monsieur Clément, que «l'appel d'une aventure prodigieuse déchirait le silence» (p. 132).
C'est à vrai dire l'atmosphère elle-même dans laquelle baigne le sombre roman de Guillaume Gaulène qui semble avoir été contaminée par l'expérience de la vie dans les tranchées, que Gaulène connut dans le nord du pays d'Artois si cher à Bernanos; ainsi, telle analyse concernant le premier roman du Grand d'Espagne pourrait parfaitement convenir au poisseusement célinien (par endroits) Mémorial secret : «Une certaine urgence de faire connaître cette profonde expérience du Mal qu'il avait lui-même faite dans la guerre des tranchées semble avoir motivé la création du roman» (1), Gaulène affirmant par la bouche de l'un de ses personnages que la Grande Guerre a fait fermenter bien d'âpres rancunes : «Comme nous avions été les sacrifiés ! On aurait dit que chacun tirait gloire de l'immolation de son fils. Dans les campagnes, la mort du mari rapportait une pension... Est-ce qu'elles ne s'étaient pas remariées, la plupart des veuves !» (p. 183).
Certes, ce Mal, chez Gaulène, n'est pas directement nommé, identifié comme étant le Père du mensonge, Satan sous les traits d'un maquignon, mais c'est bel et bien lui qui fait s'interroger les personnages sur leur responsabilité devant des témoins qu'ils refusent finalement d'honorer sinon en les prenant puis en s'en débarrassant, la ronde des femmes à ravir rendant tout de même plus vive l'interrogation : «mais le mal qu'on a fait à une âme peut-il se réparer ?» (p. 206), et plus vive parce que, moins directement nous l'avons dit, le monde dans lequel les épaves de Gaulène s'agitent en croyant tromper leur ennui est désespérément vide de toute signification religieuse véritable, ancrée, établie, irrévocable, même si cette affirmation ne vaut par exemple pas pour Du Sang sur la Croix où la foi rayonne, et rayonne d'abord en luttant contre un amour par trop terrestre entre un homme et une femme : «Il ne faut pas blasphémer. Dieu existe par cela seul que notre imagination le conçoit, que notre cœur le réclame. Et il ne faut pas être sans Dieu. Malheur à celui qui se détourne du Ciel et ne voit que la terre, et ne voit que lui et sa misère. Malheur à celui qui cesse de s'exténuer à créer des religions pour remplacer celles qui sont mortes !» (p. 165).
Comment une vie simplement remplie de plaisirs vite satisfaits, qui occultent même la possibilité, pour le héros principal du roman de Gaulène, de jouer les bons samaritains auprès de la jeune Émilienne point encore totalement corrompue quand il la rencontre, comment une telle vie oisive ne se décomposerait-elle pas, tout comme se décompose la vie fade de M. Clément qui comme M. Ouine aspire au néant et qui finira par jouer cette dernière à pile ou face ? : «Et puis nous avions vu tant de femmes corrompues autour de nous ! Nous étions nous-mêmes à tel point corrompus ! On aurait dit que notre âme s'était émoussée au contact de notre corps; on aurait dit qu'elle commençait à pourrir au contact de tant de vices. Et il n'y avait en nous aucune foi !» (p. 163).
Ce n'est pas dans Le Mémorial secret, en tout cas, que nous trouverons un chemin, fût-il étroit, de salut, ni même dans ce Vent d'Autan publié en 1961 par Gallimard, qui de nouveau a laissé s'engloutir ce roman en annonçant plusieurs autres (Nuit, Les Juives, M. Laurent s'en va dans la Nature et Émeraudes) dont il ne reste aucune trace, et dans lequel, une nouvelle fois, l'horreur de la Première Guerre mondiale semble ne pouvoir se dissiper de la conscience du personnage principal, M. Clément, comme le montre ce très beau passage que je cite longuement : «Il n'entendait même pas. Toujours face à cette maison. Il songeait à leur jeunesse, celle de Pélissier et la sienne. L'odeur qui montait de la tombe de Spirou, voici qu'elle lui rappelait celle qui, au sortir des camions, lorsqu'on arrivait en soutien de quelque offensive ou pour colmater une brèche, vous prenait à la gorge, venue du rouge horizon où parmi des flammes rampaient les vapeurs de chlore, les gaz asphyxiants, ceux à l'ypérite, tandis que s'élevait le grondement sourd, incessant, monotone, des bombardements sur la terre calcinée, les rivières aux berges écroulées, les villes et les forêts mortes. Ils allaient vers ces charniers, Pélissier et lui, portant leur havresac, leur fusil, le sac à grenades, la pelle et la pioche, quarante kilos de chargement, traînant leurs lourds godillots, mais jeunes, robustes, surmontant leur lassitude, exaltés par leur jeunesse, et celui qui précédait l'autre dans les boyaux où ils s’engageaient parfois se retournait pour un signe d'encouragement, un regard fraternel» (2).
Ce regard fraternel, Monsieur Clément, dans Le Vent d'Autan, ne le recevra pas, et aucune révélation apocalyptique ne se produira même si le vent, furieux, démolit le haut du clocher du village, tous ses habitants, alors, fuyant, «haletants, hurlant de terreur, en proie à cette épouvante qui s'emparera de la Création à la fin des temps, poursuivis par la meute des morceaux de ciment et des briques qui se ruait vers eux parmi les ténèbres et la poussière dans un vacarme de grondements sourds, de sifflements aigus et de longs fouets aux claquements secs» (p. 166).
Le salut, pour M. Clément comme pour le héros du Mémorial secret (3), semble absent, bouché, même si le personnage principal du Vent d'Autan se souvient des «vieilles idées chrétiennes» et, «au-delà des idées chrétiennes, d'autres, toujours les mêmes, venues des millénaires engloutis». Ah, si, alors, se dit Monsieur Clément, «au bout de ce voyage qu'il allait entreprendre il y avait cela : retrouver ceux qui étaient partis avant lui ! Oui, il les retrouverait. Déjà il sentait auprès de lui leur grande force apaisante et protectrice» (p. 200). Et il avance, il continue de marcher dans un paysage subtilement modifié par les ravages du progrès (cf. pp. 245 et 247) mais, quelques minutes avant de poser la tête sur un rail de chemin de fer, une lumière indéfinissable l'attire et, tout autant, l'isole; il marche «entre les rails, et ainsi cette double coulée de lumière l'isolait des talus déserts, des terres en fusion et des vallons silencieux et tristes; elle formait devant lui un chemin mystérieux et royal» (p. 296) qu'il emprunte, désireux de retrouver ceux qu'il a perdus.
Son souhait, apparemment, a été exaucé, comme celui de Monsieur Mazel, condamné aux galères parce qu'il est devenu un propagateur de l’Église réformée, qui mourra en martyr de la Vraie Foi et, même, deviendra saint, un saint étonnamment semblable à ceux de Georges Bernanos, humble, doutant, approchant de la tentation du désespoir sans aller toutefois jusqu'à plonger, comme Donissan, dans le vortex du Mal (5), en tout cas «un pauvre homme misérable, toujours tenté, sans cesse chancelant, comme ivre, en proie à des images, pleurant de fatigue, hanté par les souvenirs des jours heureux...» (4).
Notes
(1) Voir Genèse et structures de Sous le soleil de Satan de W. Bush, Paris, Archives des Lettres Modernes n° 236, Archives Bernanos n°10, 1988, p. 91.
(2) Guillaume Gaulène, Le Vent d'Autan (Gallimard, 1961), pp. 172-3.
(3) J'écris ces mots en me trompant peut-être, car je n'ai pour l'heure pas lu Le Destin, résolument introuvable, qui est apparemment la suite directe du Mémorial secret.
(4) Du Sang sur la Croix (Rieder, 1925), p. 195.
(5) C'est tout le sujet, pour le coup, d'un roman plus récent, L'Assaut, datant de 1962, ce terme prolongeant d'ailleurs la réflexion menée dans Du Sang sur la Croix, puisque l'assaut en question est tentation diabolique faisant chanceler Monsieur Mazel et Pierre Dormoy, lui aussi condamné aux galères et qui aura été tenté, sous l'effet de sa femme devenant folle à cause de son obstination, d'abjurer la foi réformée.