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20/05/2024

L’Amérique en guerre (35) : Putain de mort de Michael Herr, par Gregory Mion

Crédits photographiques : Joseph Prezioso (AFP).

2550677439.jpgL'Amérique en guerre.








4012274229.jpgSur Putain de mort de Michael Herr.







«O sorry earth, when this bleak bitter sleep
Stirs and turns, and time once more is green,
In empty path and lane grass will creep,
With none to tread it clean.»
William Faulkner, November 11th.



Herr.jpgLe journalisme de guerre tel qu’il fut expérimenté par l’indocile Michael Herr sur les fronts du Vietnam à la fin des années 1960 a tout d’un scandale au sens où le skandalon se présente comme une pierre d’achoppement qui vient briser un équilibre. Nous en voulons pour preuve que les récits terrassants de Michael Herr, les brutales dépêches qu’il rédige pour le compte du magazine Esquire et qu’il dotera ensuite d’une substance propre à faire un livre, d’une densité propre à faire un acte unanime de témoignage romanesque au-delà d’un acte classique d’information sensationnelle rough around the edges, ces chroniques de presse, donc, l’ensemble de ces dispatches qui adjugeront un intitulé anglophone à ce que nous lisons en français sous le titre un peu trop facilement provocateur de Putain de mort (1), tout cela, selon nous, doit constituer le justificatif d’un scandale, le bordereau d’une volonté de scandaliser le lectorat ordinaire autant que les responsables des sessions extraordinaires où le pouvoir des États-Unis n’a eu de cesse de surenchérir en raisons de poursuivre la guerre au Vietnam, et ainsi, scandalisant les uns et les autres, faisant trébucher sur le roc de ses archives retravaillées (légitimement dramatisées) la certitude des opinions populaires et la pateline arrogance des versions officielles édulcorées, l’auteur par qui le skandalon advient, insolemment, éperdument, inactuellement, se dresse hors des vallées journalistiques habituelles pour se poser sur des sommets apocalyptiques d’écrivain : ce qu’il raconte n’est pas ou n’est plus compatible avec les impératifs de neutralité qui bien souvent fatiguent la vérité (ou avec des informations abusivement filtrées qui fatiguent d’autant plus la vérité), mais, tout au contraire, il fait scandale dans la mesure où il révèle par le biais d’un matériau partiellement fictionnalisé ce qui restait encore caché ou en partie réduit à l’état de poussière confinée sous le tapis du salon de l’Histoire ministérielle, il déséquilibre par une libre et totale exhibition de l’horreur les équilibres dissimulateurs et pudibonds d’une Amérique n’ayant jamais eu l’ombre d’un succès moral durant ses années de détresse au Vietnam (1965-1973). En d’autres termes, pour l’exprimer dans le vocabulaire simple et significatif de Jules Lagneau (2), le remaniement littéraire des reportages de Michael Herr sur les lignes de combat vietnamiennes permet de passer d’une vérité aperçue de la guerre à une vérité reconnue de cette même guerre – d’une impression de duperie à une conviction de complète faillite de la politique américaine.
Présent sur le terrain du Vietnam belliqueux en qualité de correspondant de guerre de 1967 à 1969, Michael Herr, pourtant, ne publiera son livre qu’en 1977, après de longues incubations du mirobolant carnage et à la suite d’une forte dépression clinique qui le contraignit à suspendre le dangereux processus d’une écriture à la fois mémorialiste et soucieuse de restituer l’obscénité, l’avant-scène de la terreur, le premier plan de ce qui outrepasse le devoir historique de mémoire pour se ranger sous la catégorie scabreuse du devoir esthétique d’écœurer. Cette présence auprès des troupes de l’Oncle Sam, du reste, tant du côté du Corps des Marines les plus aguerris que du côté des troufions les moins lucides sur leur condition de chair à canon, fut un choix délibéré de la part de Michael Herr, une expression de son entière liberté qui lui valut d’être taxée de folie comme beaucoup d’autres journalistes ont été pris pour des aliénés dès lors qu’il était clair qu’ils auraient pu tout aussi librement se prémunir d’effectuer un tel voyage au bout de la nuit de l’homme (cf. p. 196). Parmi ces folles équipes de presse un peu kamikazes aux entournures, un peu impatientes de se dégourdir les jambes au fond d’un entonnoir dantesque de punitions infernales, on dénombrait l’escorte mirifique de Sean Flynn, authentique rejeton biologique d’Errol Flynn, photographe et correspondant de la guerre, sorte de spectre d’Antonin Artaud qui paraissait relié à un inusable groupe électrogène de courant continu chamanique (cf. p. 18). Descendant d’un acteur sulfureux qui naquit en Tasmanie et qui fut de ces régions australes un diable humanoïde, héritier de cette âme marsupiale et damnée, légataire de cet étrange souffle emporté précocement à cause d’un excès de vitalité, Sean Flynn, fatalement, jouissait d’être considéré à l’instar d’un «personnage [au] prestige insolent» (p. 202). Il était dévoré de cette «aura dévorante [d’étoile] qui avait consumé son père» (p. 258) et qui devait faire de lui un superbe François Villon des rizières, un disparu mystérique, supposément séquestré au Cambodge à partir du 6 avril 1970 et dont nous n’avons plus jamais reçu le moindre signe de vie au lendemain de cette date d’angoisse. On l’a finalement décrété exécuté par ses ravisseurs de l’Armée populaire vietnamienne (l’APVN) et il faudrait être un W. G. Sebald pour le décrire en partance, pour le voir quitter le Vietnam en moto de location en compagnie du journaliste Dana Stone, lui aussi volatilisé, pour le saisir définitivement la tête pleine de projets photographiques choquants et pleine d’intentions dénonciatrices destinées à devenir des articles justiciers d’anthologie.
Le cas très particulier de Sean Flynn est un bon exemple de ce que pouvaient être jadis les envoyés spéciaux de la guerre au Vietnam : des personnalités relativement marginales, fascinées par la finitude, obsédées par la trace des images captées au-devant de tous les risques et des paroles recueillies dans d’improbables situations d’épanchement, des personnalités conscientes, à chaque déplacement, à chaque macabre découverte, qu’elles s’inscrivaient potentiellement dans les mêmes missions que Samuel Fuller avait dû accomplir malgré lui, malgré le théâtre de la stupéfiante abomination, lorsque celui-ci s’était avancé fébrile dans le camp de concentration de Falkenau. Cette collection de traits de caractère s’identifie plus ou moins chez Michael Herr, à un raisonnable degré de coalition afin de le retenir de chuter irrémissiblement dans les shéols d’un précipice mental, à l’inverse d’un Rick Merron, acolyte de Sean Flynn et motard occasionnel sous les déluges de bombes, qui n’a pu éviter le suicide en zone civilisée, en 1978, à New York, évidente conclusion de son expérience de photographe imprévoyant au milieu du Vietnamese heap of shit (cf. p. 196). Il n’en demeure pas moins que les journalistes faisaient figure d’intempestifs cortèges auprès des combattants de l’Amérique. On les percevait négativement comme «exotiques» et «[aussi] inquiétants que la magie noire» (p. 199), ce qui, d’une certaine manière, en dit long sur la nature psychique des effectifs de l’armée eu égard à ce que nous avons énoncé des distinctives psychologies du journalisme de guerre. Le reproche d’exotisme souligne le contraste entre des hommes encore vierges de la guerre ou plutôt appréhendés en tant que tels, sur le point, peut-être, de se retrouver déflorés par l’épreuve d’un feu innommable, et, d’autre part, des hommes se prenant pour des initiés, des guerriers compétitifs qui n’ont pas une seconde à perdre avec des débutants susceptibles de les déconcentrer ou de compromettre le rigoureux déroulement d’une opération, des hommes bornés, surentraînés, anesthésiés aux logiques binaires, des baroudeurs qui ne possèdent pas les moyens de se dire que plusieurs journalistes ont déjà tâté des réalités de la guerre. Quant au reproche d’appartenance à une corporation de magiciens ténébreux, il rend compte d’un esprit de superstition omniprésent sur les champs de bataille, en cela que les journalistes sont suspectés de porter malheur, tout comme ils sont soupçonnés de vouloir soutirer des calamités du conflit la photographie qui fera le tour du monde et qui les rendra célèbres. Autrement dit le journaliste est inconsciemment voire sciemment accusé de préférer l’enfer au paradis parce que les violents paysages de l’un sont plus rentables que les lassants panoramas de l’autre. Ces perceptions du journalisme sont amplement suffisantes pour comprendre pourquoi Michael Herr écrit des soldats qu’ils le «haïssaient», mais que, par surcroît de ces haines méprisantes et superstitieuses, de ces rancunes à l’encontre d’un éventuel profiteur de guerre (cf. p. 234), ils le détestaient aussi «comme on peut haïr n’importe quel sombre imbécile capable de se mettre au milieu de tout ça quand il a le choix, n’importe quel imbécile qui a si peu besoin de sa vie qu’il peut jouer avec» (p. 215).
Les précédents détails ne concernent que les hostilités internes, les tensions inhérentes aux divers expatriés de l’Amérique du Nord transplantés au Vietnam ou par les voies de conséquence d’un libre arbitre douteux, ou par la médiation de l’enrôlement, et, telles qu’en elles-mêmes ces hostilités offrent un préambule à l’idée de guerre, elles ne sont néanmoins que la supportable version des hostilités externes et insupportables (mais défendables) en provenance des autochtones, lesquelles, cela va de soi, offrent une concrète péroraison à toutes les conceptions de la guerre. Le cumul de ces faisceaux hostiles se condense dans la ville de Saïgon où Michael Herr loge au sein d’un appartement qui lui sert de fixation matérielle, de pseudo-sécurité, de réacclimatation à un trompeur sentiment d’humanité avant de repartir vers la sauvagerie ou en revenant d’un séjour qui a pu durer de nombreuses semaines au plus près des sources de la barbarie. Ce n’est du reste qu’en vertu d’une fragile théorie de l’urbanité que Saïgon échappe aux présomptions de culpabilité, car, en pratique, il s’agit d’une ville où le citoyen américain est toujours une cible ostentatoire dans les regards des indigènes (cf. p. 25). Et c’est possiblement à Saïgon bien davantage que partout ailleurs au Vietnam que l’auteur a pu admettre qu’il était «venu couvrir la guerre» avant que celle-ci «[ne le recouvre]» tout entier de son redoutable suaire (p. 30). C’est ici qu’il a pu mesurer l’annihilation de la carte et du territoire vietnamiens (cf. pp. 13-4) parce que Saïgon n’est qu’une jungle formalisée dans une structure citadine et que la jungle mortelle n’est qu’une déclinaison formalisée de Saïgon à travers la surabondance végétale. Il y a là une frappante confluence des énergies noires qui fait de Saïgon un urbanisme réflecteur de la ruralité violente, un accélérateur des particules de la férocité, une ville où la globalité des rues sont des coupe-gorges, une ville, en tout cas et à la fin des années 1960, où plus aucun membre des États-Unis ne pourrait se prévaloir de cette profitable ataraxie qui constitua l’argument ironique du roman Un Américain bien tranquille de Graham Greene (3). Ce qui était autrefois faisable à Saïgon est devenu infaisable pour les ressortissants de l’Amérique de Lyndon B. Johnson, et ce, qu’on le veuille ou non, même pour les virtuelles recrues des services secrets. Il s’ensuit que Saïgon s’est lestée d’une large faculté d’empoisonner l’Histoire (cf. p. 51), que ce soit l’Histoire des États-Unis ou l’Histoire en général, comme si cette métropole ne se cachait plus de régler quelques comptes, ou, pour mieux l’envisager, comme si elle avait acquis les expédients nécessaires pour achever le dessein de se venger, de s’affirmer, de disposer enfin d’elle-même tout en donnant l’impression de ne pas s’adonner à ces conquêtes d’identité. De là émergent les bonnes ou les mauvaises raisons de subir le charme de Saïgon, sa fascination «morbide» (p. 49), d’être comme ces serpents qui ondulent à la merci des fifres charmeurs, et l’on imagine volontiers les différents agents de la méprisante Amérique en position de natures ophidiennes domestiquées, d’abord confiants dans la guerre, débarqués optimistes et venimeux, puis peu à peu découragés, convoqués tardivement mais nettement au pessimisme des futurs vaincus. Et c’est cette unanimité d’un malaise indéchiffrable et aussi ambiant que métabolisé qui transforme Saïgon en cité archétypale de l’antagonisme, en texte fondateur de la violence, en langage du désastre où la guerre doit se décrypter jusque «dans les fentes des trottoirs» (p. 50). On conviendra donc que le moindre hébergement à Saïgon ne saurait charpenter une promesse d’entracte – avouons alors sans plus aucun usage du détour que Michael Herr vivait de temps à autre à Saïgon comme il eût vécu des paragraphes supplémentaires de la guerre, sinon des paraphrases de létalité quelquefois plus convaincantes que les phrases originales de la létalité immédiate des zones de combat.
Ainsi l’exposition des journalistes à la très haute probabilité de mourir on the field of battle les rend tout de même légitimes à collecter les histoires que la guerre prédispose à raconter (cf. p. 38). Et les journalistes ne font nulle abstraction du fait que «toutes les histoires de guerre» sont des motifs de partialité autant que des motifs de vibrante et d’inavouable adrénaline (p. 17). Le journaliste accepte bon gré mal gré son rôle d’intérimaire de la psychanalyse en se mettant à l’écoute «des saints en herbe et des tueurs confirmés, des poètes lyriques qui s’ignoraient et des salopards bêtes et méchants qui avaient le cerveau dans les bottes» (p. 39). Quel que soit le soldat qui entre dans le confessionnal du journaliste, ce dernier, de toute évidence, connaît le dénominateur commun de la dévastation personnelle qui amène un homme au grand déballage pathologique ou au repentir digne de se réapproprier la salubrité d’une pensée critique. Comme le soldat, en outre, le journaliste a vu des morts, il a même parfois tué pour sauver un collègue ou pour sauver sa propre peau, pour sauver un militaire également, et comme le soldat, par-dessus tout, le rédacteur ou le photographe de presse a dû former sa rétine aux difformités surréalistes des silhouettes cadavériques isolées ou regroupées en nécropoles à ciel ouvert, chacun de ces profils étant précisément traumatisant car non profilé selon des courbes que la préhension oculaire peut rapprocher d’un savoir conventionnel de l’anatomie. De plus et pour ce qui ne dépend que de lui, pour ce qui n’a trait qu’à sa promiscuité avec les événements de la morbidité martiale, Michael Herr propose un troublant parallèle entre l’acteur et le spectateur, entre l’action de la soldatesque et la réaction du journalisme, entre ce qui est commis à la guerre et ce que l’on observe de l’agentivité du champ d’honneur, tant et si bien qu’il en vient à se formuler qu’il «a fallu la guerre pour [lui] apprendre qu’on est tout autant responsable de ce qu’on voit que de ce qu’on fait» (p. 30). Trivialement parlant, les soldats et les journalistes sont éligibles au même panier, au même sac, ou, pour le traduire moins sommairement, les sujets de la balistique et les sujets de la stylistique partagent toutes les terribles façons d’appartenir à une fatalité similaire – l’infâme dévalement induit et déduit par la guerre. De sorte que ces individus dégringolent absurdement sur la même pente glissante et que celle-ci culmine hypothétiquement dans la jungle, dans cet abominable «Au-Delà» (p. 21) qui indifférencie les différentiations de l’En-Deçà où les uns dorment presque toujours sous les latitude des bases de combat (à l’exception de leurs journées de permanence souvent consommées dans quelque débauche de Saïgon) et où les autres vivent l’alternance des sommeils militarisés et des nuits démilitarisées passées à cauchemarder, à écrire ou à développer des photographies, voire les trois simultanément. La jungle va venir transcender la variété des conditions immanentes en cela qu’elle va infliger à ceux qui sont astreints à la traverser de bout en bout une souffrance maximale qui ne peut s’assortir que d’une solidarité des souffrants paroxystiques. Ceux qui ont connu la jungle ne peuvent ainsi que se connaître et se reconnaître pour l’éternité, comme s’ils avaient fait une expérience-limite collégiale, congréganiste, comme s’ils étaient les sociétaires d’une société occulte de l’affliction suréminente, professeurs émérites de ces vertes géhennes où se ressent la «tension entre pourriture et genèse» (p. 105), entre ce qui meurt avec exubérance et ce qui vient au monde avec extravagance, la vie des hommes étant au milieu de ces baroques phyto-rythmies une vie dérisoire, infinitésimale, faible par rapport à la suprématie de ces puissants segments de la nature où «la croyance puritaine» tend à croire que «Satan se tient» sur un trône d’inexpugnables frondaisons (p. 105). La jungle, aussi, implique le plaisir de la survoler en hélicoptère, la fierté de l’avoir domptée ou de la surplomber, mais il n’existe pas de poste de surplomb qui soit décidément un poste imaginable et davantage surplombant que l’Au-Delà lui-même. Or c’est cette accablante réalité qui couronne la contre-intuitive solidarité du soldat et du journaliste – une fraternité quasi maçonnique dans l’ordre d’une maçonnerie opérative et spéculative des supplices du Vietnam sondé dans sa wilderness. Ritualisée, sanctuarisée, consacrée par des références anti-christiques, la jungle du Vietnam disgracie les empyrées de Dieu pour leur substituer les plus surnaturelles pénombres.
Le tableau de ces malédictions s’élargit pour devenir une espèce d’énormissime retable inversé où partout triomphent les serviteurs de la Bête dès lors qu’il s’avère que le conflit ne veut pas se terminer, que l’enlisement se confirme, que l’embarras «d’une guerre où les choses tournent mal» se justifie (p. 56). On entend d’ici le fantôme de Lénine clamer que «les faits sont têtus» (4) et au lieu de se soumettre à l’opiniâtreté du réel, au lieu de consentir stoïquement à la défaite, les autorités américaines de Washington (D.C.) s’engagent dans un méthodique révisionnisme. Les institutions du pouvoir dégénèrent en fossoyeuses officielles des incommodantes factualités de la guerre : elles relativisent l’absolu de la réalité, elles réécrivent l’auto-normativité de l’intraitable authenticité de la déroute en la passant au crible de l’hétéro-normativité des narrations complaisantes (cf. p. 57). Les invisibles régisseurs de l’espionnage organisent la revanche du «monstre du Renseignement» (p. 60) afin de saturer les canaux informatifs de chiffres interprétés obliquement et d’éléments de langage plurivoques. Il s’agit ni plus ni moins d’une «tentative à la Orwell» (p. 110) de superposer au monde vrai les dimensions irréelles d’un monde mythographique (cf. p. 149). Cela ne peut évidemment que déboucher sur une ratification du nihilisme compris dans son ultime nuisance, c’est-à-dire en tant que dévalorisation des plus vénérables valeurs, en tant que dénouement tragique des nœuds de vie qui ont participé aux fondations des plus solides civilisations. Aussi la fatigue de vivre et de se battre s’empare des médecins, des généraux et de tous les piliers de l’Amérique en guerre au Vietnam, la majorité de ces hommes étant «pleins d’un immense rêve de mort» (p. 68) par le truchement duquel s’est écroulé tout charisme hippocratique, tout sens de la hiérarchie régulière et tout respect approfondi du drapeau. Ce qui a remplacé le programme sensé d’une guerre qui a pu se vouloir juste au moment de son casus belli, en l’occurrence au moment des incidents du golfe du Tonkin durant le mois d’août 1964, ce qui a remplacé des stratégies dûment réfléchies, ce sont des dérives insensées, de folles insistances de bureaux, des caprices de géopolitique typiques du chromatisme le plus abouti de l’outrecuidance américaine, révélant un tropisme de «Recherche-et-Destruction» (p. 68), une propension à monter dans les tours d’une science du massacre et découvrant par là même «une gestalt [bien plus] qu’une tactique» (68), dévoilant une morphologie ordurière de l’esprit des États-Unis. Et le sommet de ces impitoyables diagnostics paraît se vérifier au cours de l’Offensive du Têt pendant laquelle nombre de journalistes (dont Michael Herr) ont dû s’assimiler à des combattants sous les attributs d’une conversion ampoulée au prosélytisme de l’intolérable élucidé selon les aspects du tolérable (cf. p. 74). Là se sont nouées des pléthores de basculements ontologiques dégradants, des passages en force d’un être-pour-le-journalisme à un être-pour-la guerre, et, pour le cas singulier de Michael Herr, la déchéance de sa fonction journalistique en fonction agonistique s’est même agrémentée d’une ontologie un tant soit peu revalorisée quand il a été acculé à la fonction de «soignant ignorant et terrorisé» (p. 75).
L’épicentre de la dégradation privée autant que de la dégradation publique se rencontre à partir des charniers de la Cité Impériale de Hué (cf. pp. 84-5). La rivière des Parfums qui forge aussi bien l’une des belles appellations de la ville que l’un des sites remarquables de cette localité jadis mandarinale semble désormais se réduire à un affluent d’eaux strictement méphitiques. Les navrantes circonstances de la souillure sont allées jusqu’à discréditer la popularité d’un nom propre et les tas de macchabées confèrent à cette agglomération un air de «chtouille» (p. 85) qui résume incontestablement les saccages pathogènes de la guerre. L’envahissement de la mort atteint là de telles proportions qu’il absout certaines inscriptions enragées ou désolantes sur les casques de quelques soldats soucieux de nous déceler par ce biais usuel une fraction de leur psyché. D’où ce casque arborant l’épigramme «Putain de mort» (p. 83) et concédant à la version française des écrits de Michael Herr sur le Vietnam un blason sinon idoine, du moins aisément séditieux. C’est d’ailleurs en se trouvant assez longtemps assigné à la demeure de la maudite base de Khe Sanh que Michael Herr consigne ce qui doit être consigné des stigmates du pervertissement fondamental de l’homme (cf. pp. 97-170). Ce que ses yeux et ses oreilles appréhendent là-bas, ce sont les pièces à conviction d’une déprédation de la jeunesse, les mornes emblèmes d’une juvénilité fuyant les visages pour y apposer rapidement le sceau d’un Bélial – la signature d’une parfaite dévaluation de ce qui est jeune, encore innocent et entretenu, au profit d’une exhaustive turpitude. C’est ainsi que Michael Herr s’aperçoit d’une sorte de devenir «ésotérique» (p. 98) des soldats confrontés aux environs de Khe Sanh : l’exotérisme des adolescences à peine comblées rejoint vite l’ésotérisme des vétérans qui affectent de posséder le secret des plus hermétiques initiations, et, par conséquent, toutes les physionomies de la guerre paraissent enduites d’une même incrustation de cabale afin de nous épargner des lisibilités qui nous feraient sombrer dans la folie si nous réussissions à lire l’illisible métamorphose des anges d’une consolante Amérique en démons d’une nuisible nation. Mais l’on devine malgré tout que Michael Herr a pu s’approcher d’un don de voyance ou de décodage à l’égard de ces pierres de Rosette démentielles, ne serait-ce déjà manifestement que parce qu’il s’est lui aussi laissé pénétrer par les ambiances transfiguratrices de Khe Sanh et qu’il ne s’est pas estimé moins baptisé que les soldats dans ces fonts baptismaux gorgés d’un liquide profanateur. À l’instar de ses compagnons de base et à un niveau analogue de réceptivité envers les mystagogies de la guerre, de cette guerre en particulier, de cette catastrophique fraude aux vertus politiciennes, il a également subi la vision des «Montagnes» environnant la cuvette de Khe Sanh, la perspective de ces reliefs redoutés en raison d’une réputation fantomale, menaçantes crêtes, sinistres pics, lugubres aiguilles présumées gardiennes d’enfantements surhumains compte tenu des viviers d’increvables communistes qu’elles ont l’air de produire depuis des temps immémoriaux (cf. pp. 104-7). Et un peu en avant de ces apogées minérales, s’érigent, vaguement moins invincibles et moins monstrueuses, les collines où longtemps se sont tapies les foules ennemies, les masses du Viet-Cong, les mamelons inoccupés maintenant et que les États-Unis ont fini par arroser d’une in-quantifiable quantité d’explosifs par manière de vengeance (cf. pp. 157-8). Ces bombardements vindicatifs de la nature désertée de toute présence humaine ont été d’une telle intensité qu’ils ont abrégé les altitudes colligées sur les documents de géographie physique, suscitant des érosions accélérées, expurgeant le paysage de son originel format vietnamien ou croyant le faire, allant même jusqu’aux extrémités d’une entreprise de «défoliation» (p. 159) en vue d’annihiler la forêt. Ce ne fut en somme que la suite logique de l’Offensive du Têt et de ses présages de furieuse débâcle : les péripéties de Khe Sanh n’ont été que des summums de la «désuétude» qui devait caractériser la Némésis des Américains au Vietnam (p. 116) en leur faisant voir distinctement tout ce que «la guerre [pouvait offrir] de morts et de mutilations variées» (p. 140).
Il se fit en outre de licencieuses comparaisons entre les marasmes successifs de Khe Sanh et l’ancien naufrage français de l’Indochine et celles-ci plafonnèrent à cause d’une réminiscence livresque due à un ouvrage de Jules Roy : La Bataille de Diên Biên Phu (cf. pp. 110-1). Toutefois les velléités révisionnistes de l’Amérique n’ont pas tardé à rectifier le tir par l’intermédiaire du général William Westmoreland qui devait parler d’un «Dien Bien Phu à l’envers» (p. 167) concernant l’épilogue des activités de Khe Sanh. L’attitude répréhensible de Westmoreland ne fut néanmoins qu’un reflet des «secrets infects» (p. 228) dont cette guerre était submergée, et comme si ce n’était pas suffisant, la toile de mensonges des araignées militaires gradées endurait constamment le joug de l’arachnéenne barbouzerie de la CIA. En effet, au Vietnam du temps de la guerre, on déplorait les règles d’un «jeu interminable que jouaient les soldats et les barbouzes, et les soldats perdaient à chaque fois» (p. 222). C’était un genre de fausse titanomachie ludique entre le risque du front et l’arrière des têtes pensantes, entre les troufions et les embusqués, entre la vérité des forces jetées en première ligne et la puissante fiction des cerveaux escamoteurs du réel, et, pour que ce jeu de rivalités perdure, il fallait que les sacrifiés continuassent de croire que leurs sacrificateurs avançaient sur l’échiquier de la guerre avec le même nombre de pions et les mêmes contraintes, il fallait qu’ils fussent crédules vis-à-vis de ces confréries animées de l’esprit malin d’Épiménide de Cnossos, puis de surcroît parés, peut-être, de l’inqualifiable espoir de désarçonner un jour ces vrais fauteurs de troubles si habiles à déplacer sur le dos des autres leurs incalculables malfaisances. À la rigueur, il ne serait pas du tout saugrenu de penser que les soldats, parvenus au point le plus critique de la guerre, rendus au point très sensible des tourmentes de l’Histoire où se redéfinissent les mondes, il ne serait donc pas incohérent de songer que les soldats US en étaient arrivés à vouloir moins la mort du Viet-Cong, moins le trépas du généralissime et immortel Võ Nguyên Giáp (5), que la condamnation à mort directe d’une élite américaine décadente et responsable du pourrissement d’une surface non négligeable de la planète. Et sachant ô combien ces choses-là circulaient de plus en plus librement parmi les correspondants de guerre et au fur et à mesure que le conflit se dirigeait vers un échec inexorable du côté des États-Unis, on peut se sentir soulagé pour Michael Herr, soulagé de savoir qu’il n’était pas enchaîné, comme beaucoup de ses collègues, à d’exaspérants rédacteurs en chef désireux de recevoir au quotidien un maximum de textes nonobstant le minimum d’objectivité de ceux-ci. Tout seul dans son coin, les pieds et les mains détachés de son magazine aux flexibles principes de rentabilité (cf. pp. 219-220), l’indépendant Michael Herr ne souffrait pas des fournisseurs en cosmétologie exigeant de la guerre des climats tempérés, et, de ce fait, il aménageait par anticipation ses vues cosmologiques de la guerre, ses mémorables impressions démaquillées où chacun d’entre nous est appelé à ressentir l’extermination inhérente aux galaxies vietnamiennes de la guerre. En revanche, malheureusement, il est tant de souffrances, et non des moindres, auxquelles Michael Herr n’a pu échapper, comme la souffrance d’avoir intériorisé la guerre, d’en avoir incorporé le groupe sanguin, d’en avoir «l’information gravée sur la rétine» (p. 256) à l’égal d’une inguérissable cataracte, sans parler de la «dépression nerveuse» (p. 258) consubstantielle à l’existentialisme anti-chrétien d’un tel vécu, d’un tel mur de la vie mutilée sur lequel est venue se fracasser la totalité des convictions d’un existentialisme chrétien, parce que, notre devoir est de le dire, la guerre du Vietnam n’a pu être pour toutes ses victimes, de quelque camp qu’elles aient été, une existence comprise uniquement, unilatéralement, dogmatiquement en tant que mise en situation par rapport à Satan. Et s’il se dégage de ces graves maléfices une éventuelle consolation, une insoupçonnable compensation, ce n’est que de se formuler que les morts de la guerre, à l’inverse des survivants, ont pu esquiver les martyrologies d’une existence où la guerre se sédimente et n’en finit plus de rendre la vie invivable et la mort souhaitable (cf. p. 264).

Notes
(1) Michael Herr, Putain de mort (Albin Michel, 2010), traduit par Pierre Alien.
(2) Cf. Célèbres leçons et fragments.
(3) Un livre d’ailleurs cité par Michael Herr.
(4) Lénine, Lettre aux camarades.
(5) L’ironie du destin ou des dieux a d’ailleurs souhaité que cet homme ingénieux, que ce véritable génie de la guerre, ne mourût que récemment, le 4 octobre 2013, à l’âge considérable de 102 ans.