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13/11/2024
Les Français de la décadence d'André Lavacourt ou le véritable Roi en jaune de la littérature française
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Décadences.
Sur Les Français de la décadence d'André Lavacourt.
Les Français de la décadence d'André Lavacourt dans le dos noir du temps.
Je ne suis pas certain que Michel Bernanos soit, comme l'affirme Dominique de Roux dans son habituel ton oraculaire qui plus d'une fois aura viré à l'hermétisme assumé, passé, en trombe, du néant au néant, tel un bolide : l'image est non seulement convenue, ce qui est une première faute de goût, mais aussi assez fausse à mon sens, le fils de Georges Bernanos ayant écrit plusieurs textes dont aucun n'est parfaitement indisponible, tous pieusement recueillis qu'ils sont en différents volumes regroupant deux cycles romanesques, alors même que des études lui ont aussi été consacrées, dont celle de votre serviteur, qualifié de «chasseur de trésors inquiétants» et même, ce n'est pas rien, d'«inclassable écrivain» (1), en guise de préface à La Montagne morte de la vie, un texte qui me fut demandé par l'éditeur, David Vincent de L'Arbre Vengeur, et qui me fut même, ô joie inestimablement rare devant être saluée, payé par ce dernier, mais qui fut cependant retiré de la version de poche de ce livre, toujours sur décision de David Vincent, alors même qu'un autre éditeur, italien lui, jugea bon de le faire traduire ! Pour être certain de m'accorder le moins de place possible, David Vincent a même supprimé mon nom de l'index des auteurs dites donc, qui pourtant collige respectueusement le moindre scribouilleur ayant rédigé une vague préface de trois ou quatre pages ! Je m'éloigne de mon sujet ? Pas du tout puis, après tout, quel est bien, je vous le demande, mon sujet ? Ah, oui, la disparition, l'invisibilisation, je vous le rappelle ou vous l'apprends c'est selon, mais une invisibilisation qui n'est heureusement pas totale (car, alors, jamais nous n'aurions rien su de ce livre) mais partielle bien qu'assez puissante pour priver quelques potentiels lecteurs d'un grand texte, mais point complètement totale ni définitive puisque la plus petite trace signe toujours une présence, quelque chose qui a été et, au moins dans l'esprit du chercheur de traces, quelque chose qui est ou commence à devenir et acquérir un peu de poids, de pesanteur eût dit Carlo Michelstaedter : c'est donc bel et bien le sujet de cette note.
Je pourrais d'ailleurs la faire tenir dans ces quelques mots pas du tout oraculaires ni mêmes énigmatiques : André Lavacourt, une seule fois orthographié Lavaucourt comme je le découvris dans de précédentes méthodiques recherches, pseudonyme de Pierre Couturier, dentiste de son métier, aura été un bolide bien plus rapide que Michel Bernanos, et peut-être même un véritable météore ayant déchiré le ciel français, certes jamais très tempétueux, plutôt placide et désormais franchement fade depuis qu'il chapeaute les si plates destinées, les têtes consacrées et pourtant creuses des Le Clézio, Ernaux et celles de tous les eunuques et haridelles qu'on souhaitera faire suivre ces deux hongres honorés comme des bouches d'or, ayant déchiré, oui, ce ciel-là, décoloré à souhait et puis creusé un cratère si peu profond que son emplacement n'a pas vraiment été correctement établi et qui a même été, probablement, depuis tant d'années qui ne sont pas bien longues mais toutefois amplement suffisantes pour que l'on oublie un auteur, comblé par l'action des forces habituelles qui tirent dans tous les sens l'écorce terrestre non moins que la mémoire des hommes, elle aussi sujette à des phénomènes de subduction ou d'éruption, d'effacement tranquille ou cataclysmique. C'est comme ce qui avait été, fugacement, n'avait en fait jamais été, et c'est aussi comme si, alors que nombreux furent ceux qui se mirent à imaginer à quoi diable pouvait bien ressembler la cité ténébreuse de Carcosa, personne ou presque ne se fût attardé à retrouver quelques traces éparses de l'impact qui, c'est une loi de la balistique, a tout de même dû laisser des traces, directes et indirectes, sur le lieu où le bolide s'est désintégré mais tout autour du cratère qu'il aura creusé, aussi petit soit-il.
Ce n'est ainsi pas sur la très antique et fameuse cité de Carcosa, cette mystérieuse ville qui fut inventée par Ambrose Bierce dans An Inhabitant of Carcosa (paru en 1891) puis bizarrement et, il faut bien le dire, sans beaucoup de cohérence, jetée, en quelques notations tenant davantage de l'impression fuligineuse que de la brique de matière, dans le recueil de textes plus ou moins intéressants que Robert W. Chambers regroupa en leur donnant le titre du Roi en jaune (The King in Yellow fut pour la première fois publié à Chicago en 1895), ce n'est donc pas seulement sur Carcosa que les ombres s'allongent et que doivent mourir «les chansons qu'aux Hyades un jour on chantera / Là où flottent en bruissant les guenilles du Roi», mais, aussi, sur Les Français de la décadence, un roman dont un lecteur plus dolentement méditatif que je ne le suis pourrait estimer que la «voix déjà se meurt et [que] le chant de [s]on âme / Doucement s'évanouit comme sèchent les larmes / Qu'on n'a jamais versées / À Carcosa» (2).
Je ne crois pas que l'on ait versé beaucoup de larmes sur la disparition, une parmi des dizaines ou même des centaines d'autres me direz-vous, d'un roman rare, à tous les sens du terme, comme le sont Les Français de la décadence que l'éditeur, dans la personne de son grand patron Antoine Gallimard auquel j'avais écrit en lui posant un certain nombre de questions précises auxquelles il n'a comme il se doit pas répondu après pourtant des semaines et même des mois d'attente impatiente de ma part, m'a affirmé n'avoir «pas eu les faveurs du public», vu que «le nombre d'exemplaires vendus [a été] assez modeste». Lire, après des semaines et même des mois d'attente je l'ai dit et le répète, une lettre de quelques maigres lignes rédigée dans un style qui est celui d'un guichetier d'agence postale et non celui d'un éditeur, et y voir écrit ce que vous savez déjà mais, surtout, n'y pas voir les réponses aux questions que vous avez posées, voilà qui doit être une épreuve de contenance et de très franche humilité que le Seigneur, dans Son infinie sagesse, a dû décider de m'imposer, et que je ne suis pas certain d'avoir traversée.
Et donc, une fois reçue cette réponse qui n'en est pas vraiment une mais qui doit surtout traduire la méconnaissance profonde, de la part d'un éditeur pléthorique, des propres livres que sa maison a édités, et donc de me remettre ou plutôt de poursuivre car je ne l'ai jamais abandonnée mon enquête qui comme certains chemins philosophiques ne mène visiblement nulle part, que ce soit en France ou même en Algérie, à Tizi Ouzou et à Ouargla.
C'est sans doute dans la première nouvelle, intitulée Le restaurateur de réputations, que nous pouvons le mieux nous imprégner de l'atmosphère de vice subtil enveloppant le mystérieux texte censé rendre malades de peur et d'angoisse ceux qui le lisent, voire briser leur vie, Le Roi en jaune, considéré comme «l'essence suprême de l'art» (p. 49), dont nous retrouvons les «pages maudites» (p. 122) dans Le Signe en jaune, mais ce n'est dans aucune autre des nouvelles composant le recueil de Chambers, surtout pas les dernières dont on se demande bien pour quelle raison l'auteur a cru bon de les joindre à son livre, que nous retrouvons la sensation d'oppression mais aussi de peur ou même de terreur que l'auteur a prétendu distiller dans ses pages, comme un poison aussi inodore qu'incolore, aux effets pourtant foudroyants. J'estime que les romans les plus célèbres d'un Joris-Karl Huysmans, d'un Oscar Wilde ou d'un Jean Lorrain, et que dire de ceux d'Arthur Machen, sont infiniment plus marquants, ne serait-ce que parce qu'ils ne se contentent pas de distiller, assez maigrement, une poignée de noms comme autant d'indices d'une présence suspecte, maligne, enfouie.
Ce n'est donc sans doute pas dans les pages à l'aura sulfureuse fantasmées par une poignée de bizarres lecteurs de la pièce de théâtre qu'est Le Roi en jaune que nous retrouverons ses traces mais dans sa dissémination au travers d'autres textes, ceux de Lovecraft par exemple, d'autres œuvres.
C'est dans la première saison de True Detective de Nic Pizzolatto, d'abord écrivain et professeur de littérature avant de devenir réalisateur et producteur de la très célèbre série télévisée, que plane de nouveau la menace du Roi en jaune, où nous suivons Marty Hart (Woody Harrelson) et Rust Cohle (Matthew McConaughey) sur les traces d'un tueur en série appartenant à une secte maléfique de pédophiles sacrificateurs d'enfants, mais ce n'est pas tant la très habile construction scénaristique de l'intrigue qui m'intéresse que la personnalité tourmentée mais aussi inébranlablement obsédée par sa quête d'un des deux flics, Rust, magnifiquement joué par Matthew McConaughey, laquelle nous montre qu'on ne peut voir la souillure, la corruption, le Mal, qu'à condition de s'en approcher d'aussi près que possible sans soi-même sombrer dans la folie, à la différence de plusieurs personnages de Chambers. Cette même remarque me semble devoir s'appliquer, bon an mal an, à plus d'un des personnages de 2666 de Roberto Bolaño, tout obsédés qu'ils sont par le fait de pouvoir remonter la trace d'un écrivain dont ils ont tout lu, tout commenté et qu'ils se sont mis en tête de retrouver, Benno von Archimboldi / Hans Reiter, pur être de fiction qui a pourtant, à mes yeux, plus de réalité que l'insaisissable André Lavacourt / Pierre Couturier (3).
C'est bien ce trait de caractère dont le si peu commun flic Rust fait preuve des années durant qui doit fournir un début d'explication à l'opiniâtreté, que certains pourraient juger louche ou trouble lorsqu'ils me rencontrent et qu'alors, de manière plus ou moins abrupte, je me mets à leur parler d'un roman qu'ils ne connaissent évidemment pas comme je ne le connaissais évidemment pas avant que ne m'en parle, puis me l'offre, Jean-François Michaud au mois de juin 2023, qui tragiquement disparut au mois de juin 2024, obsédé lui aussi par le fait de rendre de nouveau visible le livre dont il venait de me donner un des rarissimes exemplaires physiques, emporté bien trop tôt comme s'il avait succombé à la malédiction frappant apparemment les quelques lecteurs des Français de la décadence dont les pages semblent elles aussi, elles surtout, avoir été réellement maudites, c'est donc bien cette espèce de monomanie qui caractérise l'opiniâtreté, appelons donc cette bizarrerie d'un nom rassurant, oui : l'opiniâtreté avec laquelle je me suis lancé sur les traces des Français de la décadence, un livre finalement bien plus dangereux et insidieux, mystérieux aussi, que le très esthétisant Roi en jaune et, en fin de compte, beaucoup plus irréel que celui-ci, puisqu'il semble évident que, hormis miraculeuse réédition, l'unique roman d'André Lavacourt ne pourra plus vraiment être lu, comme si son éditeur si peu persévérant l'avait jeté au feu et que, à la différence de l'exemplaire du Roi en jaune qui fut sauvé des flammes par l'un de ses curieux lecteurs ayant tout à coup «entrevu le début du second acte» de la pièce de théâtre maléfique et ne pouvant dès lors plus détacher son regard de ce qu'il y lisait, «pleurant, riant, frémissant d'une terreur qui par moments [l]e prend encore aujourd'hui» (p. 17), bien après qu'il a lu toute la pièce donc, comme s'il se fût consumé sans même laisser de cendres, ce grand roman à la langue tour à tour classique et goguenarde, maîtrisée jusque dans les scènes de la plus franche ribauderie, pleine des torrents de fiel que l'on n'avait pas entendue ni lue depuis le Voyage au bout de la nuit.
Notes
(1) Vite, vite, vite, dépêche-toi, David Vincent, de laver ces vilaines taches de ton catalogue qui en comporte bien d'autres !
(2) Robert W. Chambers, Le Roi en jaune (traduction de l'anglais par Christophe Thill, Le Livre de poche, 2014). Les pages entre parenthèses renvoient à notre édition, impeccablement relue, ce point est à souligner, la traduction est soignée, de même que la postface, ce qui n'est absolument pas le cas pour la préface, indigente, que ce même Christophe Thill a donnée pour un volume récent des Forges de Vulcain regroupant plusieurs textes d'Arthur Machen.
(3) Je dois dire que je suis quelque peu fatigué de ne pas parvenir à ferrer ce grand poisson des profondeurs, même si j'ai pu tout de même trouver une contribution supplémentaire d'André Lavacourt (orthographié Lavaucourt) dans la très sulfureuse revue Arcadie, dont je suis allé jusqu'à méticuleusement éplucher le fonds tout obsédé de petites annonces, légué par son créateur, André Baudry, à sa mort à bibliothèque de La Contemporaine. Voici : la première contribution de notre auteur à cette revue date du numéro 3 de la deuxième année de parution, soit précisément mars 1955, et s'appelle, comme le texte qui paraîtra dans le numéro suivant (soit le 4 du mois d'avril 1955), Aspects d'Afrique du Nord (pp. 33-8). Notons aussi que c'est dans un précédent numéro d'Arcadie (nos 7-8, juillet-août 1954, dans une chronique signée Jacques Remo, pp. 49-50) qu'André Lavacourt a pu découvrir Le vieillard et l'enfant de François Augiéras signant à l'époque Abdallah Chaamba, un texte que l'auteur tenait apparemment en grande estime. Voir : «Bibliothèque est peut être un bien grand mot pour qualifier l'étagère sur laquelle Marmier découvre une vingtaine de volumes dont deux ou trois exemplaires des Français de la décadence, mais aussi Les sept piliers de la sagesse de Lawrence d'Arabie, un essai sur le meurtre de Conrad Kilian, Le vieillard et l'enfant et Le voyage des morts d'Abdallah Chaamba (on ne savait pas à l'époque que sous ce pseudonyme se cachait François Augiéras qui est passé au début 1955 à Ouargla !). À ces livres il faut ajouter quelques romans policiers traînant un peu partout dont quelques uns de Simenon. Marmier apprendra plus tard, lors d'une des rares conversations littéraires qu'auront les deux hommes, que Couturier admire beaucoup le style de Chaamba et qu'il considérait Simenon comme un très grand écrivain.»