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18/02/2024
Les Français de la décadence d'André Lavacourt dans le dos noir du temps
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Sur Les Français de la décadence d'André Lavacourt.
«Voyons un peu, grand limier des Baskerville, Arsène Lupin des lettres, voyons un peu, jeune Marías, ne prétends-tu pas qu'aucun livre ne peut t'échapper, pour introuvable qu'il soit ?»
Juan Benet à Javier Marías, Dans le dos noir du temps (Negra espalda del tiempo, 1998, traduction de l'espagnol de Jean-Marie Saint-Lu, Gallimard, coll. Folio, 2016), p. 343. Je cite ce texte dans le reste de ma note sans donner pour une rarissime fois les références exactes de la pagination. Les lecteurs intéressés n'auront qu'à se procurer cette édition.
Je crois n'avoir jamais confondu la fiction et la réalité, même si je les ai mêlées en plus d'une occasion, comme tout le monde d'ailleurs, mais jamais encore (si, une seule fois, je l'évoquerai plus loin), jamais encore je n'ai à ce point eu l'impression de m'aventurer dans un domaine moins éloigné, par le temps de marche qui m'a été nécessaire pour m'y rendre, qu'englouti, dont les frontières ne figurent sur aucune carte, ou alors sur des cartes remisées au fond de salles d'archives, que plus personne, pas même les chercheurs, eux surtout sans doute, ne songe à aller visiter pour en tirer, qui sait, du nouveau.
Cette impression bizarre, tenace, désagréable pour tout dire et même : inquiétante plus d'une fois car elle vous fait assez vite soupçonner l'existence d'une réalité plus fine et ténue que la nôtre, plus subtile et éthérée aussi, comme si elle en constituait le fragile calque, la doublure presque parfaite, est encore renforcée par le fait que je me suis aventuré dans une époque pourtant toute proche de celle qui est la mienne, hic et nunc, les années 60, rendez-vous compte !, une grosse dizaine d'années avant ma propre naissance, rien du tout en somme, hier à peine, mais c'est alors comme si j'avais pénétré dans une forêt primitive voire primordiale, aux fûts d'arbres contrefaits et colossaux, dont la particularité tiendrait à leur absence de solidité et d'élévation, puisqu'il n'en resterait plus que quelques fragiles empreintes déposées sur les roches, des morceaux d'insectes aussi, ou bien de curieux spécimens miraculeusement conservés, grossis pour l'éternité dans des larmes d'ambre qui, une fois polies, pareraient le cou des femmes qui n'aiment pas vieillir.
Je n'ai évidemment pas connu André Lavacourt, ou plutôt Pierre Couturier, et celui qui aurait pu m'en dire quelque chose, comme il le fit auprès d'un autre lecteur enthousiaste et surpris que si peu d'éléments sur cet auteur soient disponibles, Francis Marmier devenu célèbre là où il vivait dans le sud de la France pour son jardin de cactus, n'est plus en état de le faire, comme j'ai pu l'apprendre en essayant de me renseigner directement par téléphone, et je n'ai pas davantage connu, et maintenant je le regrette même si je sais parfaitement qu'il est sot de regretter ce qui n'a peut-être été qu'une chimère, Vincent La Soudière que j’ai pourtant croisé, peut-être, mais sans bien sûr le savoir, en me rendant, avec ma classe d’hypokhâgne, à une exposition parisienne consacrée au peintre Bram van Velde, Vincent La Soudière qui lui aussi a tracé,qui a tracé, comme l'auteur des Français de la décadence, un sillage de lumière incandescente au moment de se consumer dans l'atmosphère épaisse, le bolide n'ayant même pas eu la masse et la solidité nécessaires pour atteindre la surface du sol et y creuser ne serait-ce qu'un assez modeste cratère, ultime témoignage de sa course erratique.
Mais, Vincent La Soudière, au moins, je l'ai peut-être entraperçu, comme me l'a donc appris, voici quelques années, la lecture du troisième et dernier tome de ses somptueuses et si douloureuses lettres, rare exemple, tout bien pesé, d'un homme qui s'enfonce méthodiquement, consciemment, dans les ténèbres et tente, quoi qu'il lui en coûte, de revenir, peu importe qu'il en rapporte du nouveau. Le cas d'André Lavacourt, pour ce que l'on en sait, est bien évidemment différent car il a écrit, publié un seul roman à prétentions universelles puisqu'il brasse tous les genres, puis arrêté, selon toute vraisemblance, d'écrire, tandis que Vincent La Soudière, lui, ne s'est jamais vraiment arrêté d'écrire, ses lettres me paraissant, et de très loin, supérieures par l'intensité de leur feu intérieur, aux textes, rares, qu'il a réussi à faire publier.
J'écrivais donc ces mots, à propos de La Soudière et de cette improbable rencontre qui a peut-être existé dans le dos noir du temps : «Continuant de lire, fort lentement, ce dernier tome, la lettre 694 que Vincent a écrite le 8 novembre 1989 m'a bouleversé, alors qu'elle n'est pas, en soi, remarquable, dans laquelle il évoque sa visite au Centre Pompidou, pour aller y voir l'exposition des peintures de Bram Van Velde, un artiste qui l'impressionne par sa rigueur : «Je sors d'une exposition remarquable au Centre Pompidou : des toiles de Bram Van Velde. Il n'a été reconnu qu'à l'âge de 60 ans; il n'a jamais rien fait que d'intègre, sous nécessité intérieure. On ne connaît de lui pas plus qu'une centaine de toiles... [...]. Avant sa mort, peut-être Dieu va-t-Il le récompenser ?... (il n'a pas cessé de peindre dans les conditions les plus atroces, que je préfère taire)» (1989, 695, pp. 254-5). Je me souviens très bien d'être monté comme nous disions, avec ma classe d'hypokhâgne, à Paris, pour pouvoir visiter cette exposition, sous la houlette de notre professeur de français, le très actif et même bouillonnant et parfois même brouillon mais en tout cas perpétuellement enthousiaste Patrick Laudet. Je ne suis pas certain d'avoir contemplé les toiles de Bram Van Velde, comme Vincent, au mois de novembre, mais cela n'a finalement que peu d'importance, et il me plaît d'imaginer que j'ai peut-être frôlé la frêle silhouette de Vincent La Soudière ou, à tout le moins, que nous nous sommes longuement arrêtés devant les mêmes toiles du peintre néerlandais.»
Cette réelle présence, de toute façon elle-même parfaitement illusoire, je l'ai cherchée de livre en livre et j'ai même cru, parfois, si rarement, non pas la trouver mais la voir se profiler à tel léger tremblement de feuillage, telle infime variation de lumière ou bien, directement, lorsque je me suis retrouvé face à des écrivains, en petit nombre, à peine une poignée, et pourtant constituant une masse inépuisable de textes, de pensées, de mots, de sourires, de rêves qui sait, ou bien devant des lecteurs, mais alors ces minuscules variations d'atmosphère comme amoindries, reflétées, redites, rejouées en somme et si rarement méditées, encore moins incarnées. Je crois aussi, non, j'en suis certain, avoir perdu la plus petite parcelle d'espoir de voir cette présence rayonner, comme un aleph luminescent au fond d'une cave, qui me donnerait la connaissance finale, mais me frapperait aussitôt et sans aucun doute de cécité ou de folie, de sorte que je ne pourrais absolument rien dire de ce que j'ai vu ou cru voir. Qu'importe, je ne serais vraiment pas le premier à connaître pareille déveine, fumante ironie devant ce qu'il ne nous ait qu'autorisé de pressentir, peut-être même de voir, mais certainement pas d'évoquer directement, selon un principe de censure cosmique qui n'est pas seulement valable en astrophysique.
C'est pour cela, comme Javier Marías, un très grand écrivain que je n'ai cessé de lire et de relire, parallèlement à ma méthodique exploration des maigres traces restantes des Français de la décadence, comme si je m'étais mis en tête de procéder à un récolement des indices les plus chiches, afin de tenter de recomposer le puzzle qu'est ce livre, sa non moins mystérieuse disparition, c'est pour cela donc, disais-je et a-t-il écrit, «que toute forme de postérité est peut-être un affront, et par conséquent tout souvenir aussi», puisque nous avons définitivement perdu ce qui est derrière nous, passé, si tant est que nous l'ayons jamais possédé, et que nous ne sommes pas davantage assurés, et peut-être même beaucoup moins sûrs, de ce qui nous attendra demain, existence morose, grise, ridicule, oubli ou bien improbable et ironique gloire.
Nous ne sommes pas à un paradoxe près avec Javier Marías qui, n'hésitant pas à affirmer que la postérité est peut-être une imposture, nous assure quelques pages plus loin qu'il est assurément «plus humiliant de ne pas être un motif d'inspiration que d'en être un, de n'être pas digne de la fiction que de l'être, fût-ce au prix d'une indiscrétion et sous une mauvaise apparence», et qui écrit non pas un livre mais plusieurs, aux trames enchevêtrées complexes constituant un expert motif dans le tapis, qui, parfois, comme c'est le cas avec Todas las almas et Negra espalda del tiempo, se répondent à des années de distance, comme autant d'enquêtes inclassables ainsi que celles d'un W. G. Sebald auquel il m'a plus d'une fois fait penser, chasses au moins aussi subtiles que celles, fameuses entre toutes, de Jünger, tentant de vérifier cette spectrale vérité qu'il importe moins de parvenir au but, dont la réalité est aussi fragile qu'un mirage de chaleur, que de se mettre en branle vers l'inaccessible ville de Carcassonne du conte de Lord Dunsany repris par William Faulkner, s'il est vrai que «tout doit être dit et répété pour ne pas se perdre, jusqu'à ce qu'on ne dise plus rien et qu'il n'y ait plus rien : ce qui ne change pas, ce sont les raccourcis et les chemins tortueux de notre effort».
Reste à se demander si mes lectures, si celles d'un Queneau, d'un Déon, d'un Rebatet ou d'un Paul Morand et aussi le refus de lire Les Français de la décadence tel que l'exprima Jacques Chardonne à Paul Morand dans une lettre qu'il lui adressa le 21 septembre 1960, altèrent le roman de Lavacourt d’une quelconque façon, alors qu'aucune ne le réécrit, comme s'il s'agissait de le modifier ou même de l'orienter dans un sens que n'aurait pas supposé celui qui l'a écrit, bien conscient, lui, que c'est écrit et voilà tout, épouvantable menace immémoriale comme le dit Javier Marías, oui, c'est écrit, mais, sans personne pour se soucier de savoir que cela a été écrit, c'est comme si cela n'avait pas été écrit, comme si personne n'avait rien su du livre imaginé des années durant par celui qui l'a écrit, et nous pouvons alors admettre l'existence, toujours avec notre amateur de paradoxes littéraires et de jeux de miroirs entre les prestiges de la réalité et ceux de la fiction, les seconds ne pouvant pas vivre sans les premiers, les premiers assurément plus solides que les seconds, les uns et les autres façonnant, qui sait, une réalité secrète lovée dans les replis du temps, ni tout à fait être ni tout à fait non-être, de cette negra espalda del tiempo que Javier Marías, se souvenant d'un vers mystérieux de Shakespeare, essaie de définir à plusieurs reprises dans son roman, comme le lieu d'une intrication indémêlable entre la fiction et la réalité, l'apparence et la certitude, l'oubli et la mémoire, un texte introuvable devenu le dernier refuge de noms qui, sans lui, n'auraient jamais été portés à notre connaissance et n'auraient donc en fait jamais existé, ou bien d'auteurs sans l'existence desquels ce seraient les livres qui jamais n'auraient vu le jour : «Sans les livres, ce serait presque comme si aucun de ces noms n'avait jamais existé; sans les libraires qui sans cesse récupèrent et mettent en circulation et revendent les silencieuses et patientes voix qui cependant refusent de se taire à tout jamais et tout à fait, des voix infatigables parce qu'elles ne pâtissent pas de l'effort d'émettre un son et de se faire entendre, des voix écrites, des voix muettes et résistantes comme celle qui maintenant remplit ces pages jour après jour tout au long des nombreuses heures où personne n'a de mes nouvelles ni ne me voit ni ne m'épie, et c'est comme si je n'étais pas né», conclut l'écrivain par une affirmation qui rythmera son roman tout entier.
Il se débat pourtant, il souffre d'avoir aimé et d'aimer encore une femme qui ne l'aime plus, vivant, comme si cela jamais ne devait se terminer, vivant «un temps de deuil ou de douleur où ce souvenir [le] faisait beaucoup souffrir, mais parce que du côté de cette personne le lien se rompit dès les adieux ou dès [sa] perte, et quand enfin il se rompit aussi de [son] côté, après de longues années d'effort stérile et songeur et de soliloques ou d'adieux superflus auxquels personne ne répondait», comme si, en somme, Javier Marías ou peut-être simplement le narrateur avec lequel il ne faut pas le confondre alors que tout nous y invite, était «resté prisonnier de la toile d'araignée qu'elle ne tissait pas», alors, poursuit l'auteur, «tout ce qui était arrivé, tout ce qu'il y avait eu devint soudain lointain et étranger, comme c'est le cas avec le passé quand il ne languit ni ne lambine, quand on ne lui permet pas une seule fois de s’infiltrer dans le présent, pas même sous ses formes les plus apaisées et les plus inoffensives, ou réconfortantes» et, en remémorant cet amour perdu qui, visiblement, a perduré d'un côté alors que de l'autre, celui de l'aimée, de l'effacée et non oubliée, il s'est éteint une fois le dernier geste esquissé ou le dernier mot prononcé, en se remémorant telle cicatrice sur je ne sais plus quelle partie (le haut de la cuisse ?) du corps de la femme aimée, il lui redonne vie, un temps du moins, le temps de sa remémoration, le temps de l'écriture et le temps, les temps plutôt des innombrables lectures et relectures de son livre, Dans le dos noir du temps comme si, effectivement, le pire pour les vivants était le sillage imparable, nous dit l'auteur en en citant un autre, «comme une cicatrice blanche» et vorace sur l'océan, «la trop visible manifestation du temps qui n'attend jamais et va plus vite que la volonté, qu'elle soit de trêve, de salut ou d'attente, et qui de la sorte fait que tout reste inachevé; et l'imparable conscience que la seule façon de perturber le temps est de mourir et de sortir de lui», mais aussi, peut-être, comme semble l'avoir pensé et surtout illustré Javier Marías, en refusant de laisser à tout jamais s'engloutir les derniers vestiges d'un écrivain oublié.
Oublié ? Rien ni personne ne semble vraiment pouvoir jamais être complètement oublié, et cela en dépit même du fait qu'événement, chose ou être remarquables ne soient ou ne puissent être consignés (la faute à la malchance) dans le grand Livre du monde, qui est le temps, le monstre du temps dit Shakespeare, ou plutôt son dos noir, sa negra espalda, l'inépuisable réserve de ce qui a été mais aussi de ce qui n'a été que fugacement, ou même de ce qui n'a jamais pu être, car, nous assure Javier Marías dans une somptueuse page dont je ne cite que quelques lignes, «ce n'est pas seulement que tout peut arriver de nouveau, c'est que je ne sais pas si, en réalité, rien n'est passé ni ne s'est perdu, j'ai parfois la sensation que le cœur de tous les hier bat sous la terre comme s'ils refusaient de disparaître tout à fait, l'énorme cumul des choses connues et inconnues, de ce qui a été raconté et de ce qui n'a pas été dit, de ce qui a été consigné et de ce qui n'a jamais été su ou n'a pas eu de témoins ou a été caché, formidable masse de paroles et d'événements, de passions et de crimes et d'injustices, de craintes et de rires et d'aspirations et d'ardeurs, et surtout de pensées, qui sont ce qui se transmet le plus d'un intrus et d'un usurpateur à l'autre, et entre les générations usurpatrices et intruses, ce qui survit le plus longtemps et ne change presque pas et ne finit jamais, comme une ébullition permanente sous le sol mince où sont enterrés ou éparpillés en nombre infini les hommes et les femmes qui sont passés par là la plupart du temps, en se consacrant aux pensées passives ou oisives et les plus communes, mais on trouve également parmi ces dernières les plus énergiques, celles qui donnent un peu d'élan à la paresseuse et faible roue du monde, les désirs et les machinations, les attentes et les rancœurs, les croyances et les chimères, la pitié et les secrets et les humiliations et les querelles, les vengeances ourdies et les amours repoussés qui arrivent trop tard au rendez-vous et celles qui n'ont pas été flétries, chacune d'entre elles accompagnées de ses pensées individuelles, senties comme uniques par chaque sujet pensant réitératif et nouveau venu.»
Il n'est dès lors pas vraiment étonnant qu'il ait eu plus d'une fois l'impression, selon ses dires, que les livres venaient à lui bien davantage qu'il n'allait à eux, même s'il essaye, nous avoue-t-il, «de ne pas accorder trop d'importance à ces coïncidences ou à cette perpétuelle activité du hasard, ni de les prendre pour des anomalies exceptionnelles» propres à ce qu'il appelle un élu. Je puis dire, à mon tour, que l'unique roman d'André Lavacourt est venu à moi, car jamais je n'en avais entendu parler, ni ne l'avais vu mentionné par tel ou tel du grand nombre d'auteurs, écrivains, critiques, universitaires, commentateurs, que j'ai pu lire depuis mon adolescence, avant même, bien que, à cette époque désormais lointaine (mais moins lointaine cependant que 1960, la date de parution, on s'en souvient, dudit unique roman d'André Lavacourt), je n'avais lu que des romans de science-fiction ou, d'un terme que je préfère, d'anticipation. Il est donc, d'une certaine manière, venu à moi, et, même, il m'a été donné par un homme qui venait de le lire (qui lui en avait parlé, cela, je ne le sais) et qui me recommanda de le lire, puis de lui apprendre ce que j'en aurais pensé, une fois lu, ce que je fis, non seulement directement, en discutant avec lui mais, surtout, en évoquant longuement Les Français de la décadence, lui redonnant vie, en somme, après quelques autres, une poignée d'enthousiastes qui ont dû se poser les mêmes questions que moi, ou bien des questions différentes, qu'il s'agisse de Raymond Queneau qui lut le manuscrit envoyé par André Lavacourt dès 1959, les deux hommes ayant apparemment discuté du livre en écriture, d'autres sujets qui sait, avant même cette date, de Nimier qui salua le roman monstrueux dans le numéro du mois de juillet 1960 de la revue Arts, de Rebatet qui lui consacra un article enthousiaste dans le numéro de Rivarol du 4 août 1960, de Déon qui en parla assez longuement dans le numéro de Carrefour du 5 octobre 1960, d'un certain Raguenaud qui exprima brièvement ses doutes dans Pensée française, ce même mois d'octobre 1960, puis de Setze qui, évoquant le bien trop connu Camp des Saints de Raspail, se désola dans le numéro de mai-juin 1973 de la revue Défense de l'Occident que nul n'ait songé, depuis 1960 où déjà il n'apparaissait plus dans telle cote des livres, à évoquer le roman de Lavacourt avec, entre ces quelques dates, de nombreux (ou peu nombreux) échanges entre plusieurs de ces écrivains, d'autres sans doute, Nimier s'efforçant de parler des Français de la décadence à Morand, Déon à Chardonne qui, nous le savons, ne voulut pas lire le roman qui est le centre de toutes nos attentions et, en faisant cela, par ce refus, contribua sans le savoir à accentuer la profondeur de l'abyssal dos noir du temps ou encore de l'envers du temps, expression mystérieuse que Javier Marías à empruntée à Shakespeare je l’ai dit, afin de donner nom à «un temps qui n'a pas existé, celui qui nous attend et aussi à celui qui ne nous attend pas et par conséquent n'arrive pas, ou simplement dans une sphère qui n'est pas proprement temporelle et où, qui sait, se trouve peut-être l'écriture, ou peut-être seulement la fiction», temps énigmatique, où tenter de se tenir «en compagnie de tout ce qui n'est pas arrivé et de ce qui s'est produit mais sans laisser de trace ni de marque ni de vapeur ni de fumée, de ce qui est arrivé sans pouvoir se reproduire et qui n'est plus possible et qu'on rejette pour cette raison, et aussi de ce qui se débat encore entre le souvenir affilé et l'oubli borgne», puisque ce que nous essayons de nommer, après l'auteur et Shakespeare qui, lui, certainement, savait comme toujours de quoi il parlait, n'est pas vraiment du temps mais plutôt le seul véritable lieu, impossible à retrouver, où finirait assez vite où finirait assez vite, presque immédiatement après sa publication en 1960 et sa disparition cette même année-là, sans doute en raison d'un tirage très faible comme le soupçonne Armin Mohler (1), un roman au verbe torrentiel, que Gallimard a édité sans y accorder, visiblement, beaucoup d'importance, qu'il a laissé sombrer dans l'oubli et, maintenant, qu'il refuse tout aussi visiblement, pour des raisons que nous aurons la prudence de nommer strictement boutiquières, non seulement de rééditer mais de laisser une autre maison éditoriale s'en charger, Les Français de la décadence.
Certes, à l'instar de Javier Marías, je peux, moi aussi et à l'occasion, faire preuve de «l'esprit d'un détective, et par conséquent [de] celui de déduction, mais bien entendu il n'est jamais journalistique ni érudit» : «Je me rends compte que je ne cherche ni ne fouille beaucoup ce qui provoque ma curiosité ou m'intéresse, je me contente plutôt de l'enregistrer ou de le classer puis je reste tranquille et j'attends, comme si je croyais que seul ce qui viendra de toute façon, indépendamment de mon effort, vaudra la peine ou sera mérité» mais, pour Les Français de la décadence, j'ai fait une exception, aidé, je dois bien l'avouer, par l'évidence selon laquelle, dans mon cas aussi, les livres ou plutôt des lecteurs (chercheurs, simple amateurs ou passionnés) sont venus à moi et m'ont apporté des indices parcimonieux pour me permettre de résoudre, si je le pouvais, l'énigme qui m'avait été indiquée par un autre lecteur et ami, qui me donna le gros roman de 626 pages d'André Lavacourt en me demandant, tout bonnement, de le lire, et sur un ton, bien évidemment aimable mais pas moins ferme bien qu'amusé, qui me rappela celui qu'employa Pierre-Guillaume de Roux lorsqu'il fit mine de se scandaliser du fait que je ne savais rien des Fous du roi de Robert Penn Warren, et qu’il me fallait donc, et cela quasiment séance tenante, combler cette lacune qui était plutôt une véritable aberration à ses yeux.
L'un de ces lecteurs a illustré, à sa discrète façon, le propos de Javier Marías affirmant que «le temps passé ou perdu fait que les livres anciens ne sont plus seulement constitués par leurs textes et leurs couvertures, mais par ce qu'y ont laissé leurs précédents lecteurs, signes ou commentaires ou exclamations ou malédictions ou photos ou dédicaces ou ex-libris, ou une lettre ou une feuille ou une signature ou une goutte ou une brûlure ou une tache ou simplement leurs noms de propriétaires», même si je dois tout de suite préciser que mon propre exemplaire du roman d'André Lavacourt, qui me fut offert par un lecteur exigeant me demandant de lui dire ce que j'en aurai pensé une fois lu, n'était truffé d'aucune de ces trouvailles faisant le bonheur des revendeurs de livres anciens saisissant l'aubaine pour accroître le prix de vente de tel ou tel livre, à condition bien sûr qu'ils l'aient au préalable feuilleté et soient tombés sur un fragment de ce passé fugace et tenace inséré entre les pages jaunies, vieille photo, coupure de presse, fleur desséchée dont nul jamais ne saura l'histoire ni la provenance, truffe, disent-ils.
C'est ainsi que ce lecteur, comme d'autres, Sylvain, Francis, Stéphane, Antonin, Jeff, Mickaël, etc.) m'ont permis de découvrir une truffe, non pas à l'intérieur du roman d'André Lavacourt mais avant même sa publication, en me permettant de mettre la main sur quatre de ses articles, tous antérieurs à 1960, et que l'écrivain, sous le pseudonyme que nous connaissons (à une seule exception près) a rédigés pour une revue que nous pourrions, aujourd'hui, dans cette époque où triomphe le neutre blanchotien (pas de haut, pas de bas, pas de sexe masculin, pas de sexe féminin, pas de beauté, pas de laideur, etc.), qualifier sans peine je crois de sulfureuse, Arcadie, ouvertement homophile, publiée par André Baudry avec le soutien de Roger Peyrefitte. C'est dans le numéro 4 de cette revue se disant littéraire et scientifique, datant du mois d'avril 1955, que l'on trouve un texte d'André Lavacourt, pardon, Lavaucourt, intitulé Aspects d'Afrique du nord, les trois autres textes ayant pour leur part paru dans les numéros 25 (janvier 1956), 26 (février 1956) et 28 (avril 1956), respectivement intitulés Le général de Gaulle est à l'Hôtel de Ville, Sérénade pour un traître et Corydon chez Diafoirus, ces quelques titres me paraissant suffisamment éloquents pour désigner le romancier, qui cessa ensuite, sauf erreur de ma part, de publier dans cette revue jusqu'à la date de parution de son roman, probablement après cette date, même si je ne puis affirmer ce point, faute d'avoir consulté les numéros suivants de la revue Arcadie.
Aspects d'Afrique du nord, petite nouvelle sous-titrée Morales, nous permet de cerner quelques-unes des préoccupations exprimés par Lavaucourt/Lavacourt dans son roman, mais exprimées à mots couverts par le biais de dialogues entre deux amis dont nous ne faisons que soupçonner les penchants de l'un, et plus directement abordées dans ce texte de quelques pages (au numéro cité, pp. 28-36 de la revue Arcadie) évoquant l'industrie de l'amour à laquelle se livrent, dès leur 5 ans et jusqu'à la date précoce de leur mariage, les petits garçons du lieu où discutent entre eux quatre amis, André, Michel, Paul et le narrateur, celui qui développe une théorie de l'homophilie (jamais le mot d'homosexualité n'est écrit) comme signe de vitalité des populations et gage de maintien de la paix sociale. Voyez cet exemple précis illustrant un propos beaucoup plus large qui englobe l'homophilie accusée à tort, au travers des âges, de tous les vices, et de contribuer à la décadence des sociétés, comme si, puissante image au passage, «l'ange violé de Sodome continuait d'avoir mal». Nous sommes aussi en terrain familier lorsque l'auteur accuse, mais en des termes qui ne sont jamais insultants notons-le, le peuple juif, «porteur d'un immense idéal d'expansion pacifique» nécessitant «une augmentation forcenée de la race» (p. 30) bien évidemment incompatible avec la pratique homosexuelle qui, elle, nous assure le narrateur en se servant de l'exemple de l'organisation sociale berbère, ne trouble pas l'ordre public, ne désespère pas les mâles qui, comme en Europe, sont rongés par les désirs coupables comme on dit, les passions effrénées comme on le dit aussi, sans oublier bien sûr les ravages de l'alcoolisme auquel ils se livrent. La conclusion ne laisse place à aucune ambiguïté, choquerait comme il se doit même si, à ce compte, la moindre ligne d'un numéro d'Arcadie ferait pousser des cris de frayeur à toutes les ligues de protection de l'enfance, puisque le narrateur fait mine de s'interroger en se demandant «à quels excès se porteraient les hommes si Dieu ne leur avait pas donné les petits garçons pour éviter les drames» (p. 36). Un autre texte, Corydon chez Diafoirus (Arcadie du mois d'avril 1956, pp. 32-8), découpé en courts chapitres, ne présente pas d'intérêt particulier, si ce n'est celui d'évoquer l’homophilie d'un point de vue médical pour, bien sûr, révoquer les thèses prétendument scientifiques qui tenteraient de nous prouver qu'il s'agit d'une déviance, voire d'une maladie, et l'auteur de s'interroger, se demandant ainsi : «Est-ce parce que l'échec de la morale occidentale est évident qu'on veut refiler les homophiles à la médecine ?» (p. 38). Enfin, Sérénade pour un traître (Arcadie, février 1956, pp. 29-34), contient cette belle phrase dont la première partie pourrait être bernanosienne, qui jette un jour cru sur le roman de Lavacourt : «Les décadences se font toujours sous le signe de la vertu et ce n'est pas moi qui ai remarqué que lorsque, dans un pays, les hommes publics sont des crapules, ce sont les femmes publiques qu'on met en prison» (p. 31). C'est à la page suivante que nous relevons cette évidence, qu'il faut aussi bien rapprocher du grand roman dévoilant les vices qui, remarquons-le quand même, ne sont même pas véritablement cachés : «Une dictature actuelle donne au monde l'exemple d'une pourriture rarement atteinte. La pire corruption y ravage tous les fonctionnaires mais la longueur des caleçons de bain est sévèrement réglementée. N'allez pas tenter de vous y baigner en slip !». André Lavacourt conclut ces quelques pages par une belle image que voici, qui ne peut que rappeler, au lecteur des Français de la décadence, la teneur de nombreuses conversations entre Jarteaud et son ami Breuil : «En dépit de tout ce que peuvent penser les esprits superficiels ou prévenus, nous sommes tous habités par les grands fantômes du bien et du mal» (p. 34).
Si un livre, comme Javier Marías a raison de l'affirmer, ne peut jamais être saisi dans son insupportable et première et horrifique nudité, puisque son manuscrit aura tout de même été lu et relu par son auteur, qui l'a peut-être fait lire, également, à certains de ses amis dont il aura, angoissé ou au contraire confiant en son génie, attendu l'avis et que, dès lors, il ne peut nous arriver que complété, interprété, griffonné, lu et relu et même souillé par les yeux d'autres lecteurs, le roman d'André Lavacourt, lui, est d'ores et déjà transformé par les commentaires de certains de ses lecteurs, à qui je l'ai fait découvrir, comme cela a été le cas pour mon ami Francis Moury, habitué de la Zone depuis des années, et qui m'a fait part d'une hypothèse de lecture qui n'est pas simplement qu'une affaire de littérature, à moins que, décidément, comme le pense une fois encore l'auteur de Negra espalda del tiempo, il ne soit rigoureusement impossible de démêler le complexe écheveau que forment, entre eux, littérature, fiction et réalité. C'est ainsi qu'il m'a rappelé l'existence de l'affaire Rapin (2), sordide s'il en est, qui défraya la chronique, selon le cliché journalistique, en 1959 : «Par application de l'article 12 du code pénal Georges Rapin, condamné à mort le 31 mars 1960 par la cour d'assises de la Seine, a eu la tête tranchée mardi matin dans la cour de la prison de la Santé, à Paris. Le procès-verbal d'exécution prévu par l'article 15 du même code a été affiché à 4 h. 25 sur le mur de la maison d'arrêt». Je me demande si nous pouvons supposer, vu que Raymond Queneau, comme je l'ai dit dans une autre note, avait lu le manuscrit du roman de Lavacourt dès 1959, que le personnage du jeune homme fasciné par les truands, un certain Gilbert Joliveau, comme me l'a écrit Francis Moury après avoir, courageusement, lu Les Français de la décadence via un format PDF que je lui ai transmis, est inspiré par l'affaire Georges Rapin, dit Bill, datant de cette même année, 1959 donc, et ayant fait l'objet d'un livre entier d'Alexandre Mathis évoqué dans un article de notre ami, intitulé Les Fantômes de M. Bill – Le Fer et le feu, avec illustrations et notes (Éditions Léo Scheer, 2011). Francis Moury y écrivait : «Coïncidence, Les Fantômes de M. Bill sera dans les librairies pour les anniversaires des morts de Jeanne d'Arc et de Dominique Thirel, l'entraîneuse de Pigalle brûlée vive par Georges Rapin, alias «M. Bill» que Mathis a choisi comme sujet du troisième volume de sa seconde trilogie», et aussi : «La couverture des Fantômes de M. Bill nous livre d'emblée la photo essentielle du livre (elle provient des archives de l'auteur qui n'a pas pu publier toutes celles qu'il possédait, l'ensemble constituant une belle collection) et celle pour laquelle, peut-être, Rapin a vécu puisqu'il avait tenté d'être acteur sous un troisième pseudonyme : son aspect provocateur, son esthétique au carrefour du classicisme documentaire du reportage et de la nouvelle vague au baroque tapageur peut rappeler une autre couverture noir et blanc : celle du livre de Herbert P. Mathese, José Benazeraf. An 2002. La caméra irréductible (Clairac, 2007) qui montrait les jambes d'Eva Christian dans le film noir Les Premières lueurs de l'aube [Plaisirs pervers] (R.F.A.-Fr., 1967) de J. B. Elle a donc l'avantage de situer l'action en en constituant elle-même l'un des moments-clés. Il n'existe d'ailleurs peut-être pas de photos couleurs de M. Bill.»
Une autre façon de coller, pour ainsi dire, à l'actualité de l'époque ne consiste pas seulement à éplucher les faits divers desquels André Lavacourt s'est inspiré ou aurait pu s'inspirer nous venons de le voir, car Dieu sait que son roman est composé d'une multitude d'entre eux, et alors peu importe, finalement, la source à la surface de laquelle l'écrivain a regardé le reflet grimaçant de la France, mais, une fois encore, à utiliser une voie de traverse qui nous fera longer la mince ligne séparant la réalité de la fiction. Il est évidemment frappant de constater que pas une seule fois, de près ou de loin, le général de Gaulle n'est mentionné dans Les Français de la décadence, une telle occultation ou, pour mieux dire, une telle disparition, puisque rien ne nous est caché dans ce roman qui prétend bien au contraire nous dévoiler les coulisses des petites ou des grandes mais toutes minables en tout cas tractations politiques, nous semblant éminemment suspecte. Pareille disparition surprenante, comme nous l'assureraient les doctes, ne pourrait donc être que signifiante, éloquente assurément, mais c'est pourtant ailleurs, de nouveau dans l'un des numéros (le 25e) de la revue Arcadie (pp. 32-41) que nous avons évoquée plus haut, que nous dénicherons une mention de ce haut personnage de l'histoire française de la présence duquel, fût-elle romanesque, André Lavacourt a estimé pouvoir se passer et, ainsi, rendre troublant son silence qui s'explique peut-être par le caractère non point tant dystopique que prospectif de son roman. «J'avais résisté sur un front si peu spectaculaire que je n'osais guère en parler», nous dit le narrateur dans Le général de Gaulle est à l'Hôtel de Ville, ce qui n'est pas le cas d'un certain Roger, que ce dernier découvre en galante partie fine et qu'un personnage qualifie de truqueur et qui, au moment de la libération de Paris, saura montrer quel est le «vrai visage de la pédérastie» dans lequel «revivent toutes les vertus dont nous sommes fiers». On le voit, une fois de plus, le Général brille par son absence dans ces quelques pages rondement menées, évoquant les affres de la Libération avec une légèreté crispée, si je puis dire, et même, glacée, puisqu'il n'y est mentionné que de manière parfaitement anecdotique, la part du lion romanesque revenant à ce Roger ainsi qu'à une tenancière de bordel, une certaine Méva qui a couché avec des dizaines de soldats allemands eux qui, déclare-t-elle au narrateur, ne sont pas du tout son genre, pour apporter des informations de première main, si je puis dire là encore, aux Alliés. Outre la peinture de milieux louches, cette courte nouvelle nous laisse entrevoir que la réalité de l'Histoire vécue se tient derrière le voile pompier des apparences, dans son antichambre, c'est une fois de plus le cas de le dire, mais dans un tout autre sens que celui que donna à ce terme Siegfried Kracauer.
Nous parlons, dans cet article, d'une approche non pas directe mais indirecte, puisque nous devons tenter de comprendre les raisons, petites et grandes, évidentes et plus subtiles, pour lesquelles un grand roman a disparu, ou c'est tout comme, d'un patrimoine littéraire que la France s'enorgueillit encore de considérer à nul autre pareil. Je me demande s'il existe, en Espagne, en Allemagne ou aux États-Unis, des cas semblables à celui que j'expose inlassablement, celui d'un roman à la puissance incontestable, à la structure complexe, aux préoccupations embrassant de passionnantes thématiques, à la vision pour le moins pessimiste d'une nation, la France, en bout de course, rongée de l'intérieur, oui, je me demande s'il existe dans ces pays ou dans d'autres des cas similaires, du moins comparables à celui des Français de la décadence. J'en doute car, si un Michel Déon a pu, assez platement, pointer, pour expliquer la raison de la disparition du roman unique d'André Lavacourt, la «conspiration du silence et l'indifférence», qui sont là, écrit-il, «pour sanctionner» l'outrecuidance de ce livre, qualifié d'«extraordinaire roman», je constate, avec un certain dépit, qu'un Lucien Rebatet, lui, hormis l'article élogieux que nous savons, ne semble guère ou pas du tout avoir évoqué le texte de Lavacourt, que lui a peut-être fait découvrir, comme à d'autres, Roger Nimier qu'il n'épargne pas et qualifie même de «Lucien de Rubempré d'aujourd'hui» (3).
Ainsi déclare-t-il vouloir «donner le moins de prose possible à Rivarol», ce titre où il a fait paraître son article élogieux sur Les Français de la décadence, «de plus en plus absurde et sénile» (p. 81), peut-être par ce qu'il semble être dégoûté de tout durant ces années-là : «Qui m'eût dit en 1943, même en 1950, que les approches de la vieillesse seraient pour moi un tel tunnel que je me retrouverais à 55 ans passés, aussi sceptique sur mes dons, aussi déboussolé, livré à l'ennui (faute d'un projet capable de me soulever et de me tirer) qu'aux moments les plus creux, les plus fades et les plus stériles de ma première jeunesse ?» (12 janvier 1960, p. 87).
Il n'y a ainsi probablement rien de plus à dire, hormis l'article que nous connaissons, sur l'impression que fit le roman d'André Lavacourt sur Lucien Rebatet, dont l'acuité intellectuelle est si implacable qu'elle semble parfois être inhumaine, pas davantage qu'il n'y a à dire sur celle qu'elle fit sur Roger Nimier, comme me l'a confirmé son meilleur lecteur, Marc Dambre, l'auteur du Hussard bleu n'ayant a priori écrit qu'un seul article, que nous connaissons aussi, sur le grand roman qu'il s'efforça cependant de faire connaître à d'autres auteurs, et c'est ainsi qu'aussitôt publié en 1960, Les Français de la décadence disparaît, comme englouti par d'autres parutions, de Chaque homme dans sa nuit de Julien Green à La Route des Flandres de Claude Simon, en passant par Nord de Louis-Ferdinand Céline ou Le Balcon de Jean Genet, emporté, pour ainsi dire, par des dizaines, des centaines d'ouvrages eux-mêmes promis à une histoire notable ou ridicule, éphémère, pas même digne de figurer au registre mystérieux, qui pourtant note tout et n'oublie rien, du dos noir du temps.
Notes
(1) Armin Mohler, Die Fünfte Republik. Was stecht hinter de Gaulle ? (Piper, 1963, p. 286 ci-contre).
(2) La photographie de presse de Georges Rapin, prise le 4 juin 1959, m'a été transmise aimablement par Alexandre Mathis par l'intermédiaire de Francis Moury. Qu'ils en soient tous deux remerciés, ainsi que l'éditeur.
(3) Lucien Rebatet, Journal d'un fasciste. 1959-1962 (éditions de l'Homme libre, sans date), 30 septembre 1962, p. 368 : «Un seul livre de lui que j'ai lu à Clairvaux, Le Hussard Bleu, n'était encore qu'un assez adroit article de mode, attachant de la part d'un garçon de 26 ans, mais derrière lequel rien n'est venu. Aucun besoin réel d'écrire, pas de persévérance, des convictions cotonneuses où il n'a jamais eu le courage de s'exprimer franchement. En somme, un raté du type brillant, qui faisait surface, remuait de l'argent, mais n'avait rien réussi. Un Lucien de Rubempré d'aujourd'hui.»