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29/11/2024
Entretien avec Pierre Poligone pour la revue Zone critique
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Derrière la plupart des lecteurs de Paul Gadenne, d’Arthur Machen ou de Malcolm Lowry se cache l’ombre de Juan Asensio, essayiste et critique littéraire qui officie sur Stalker, l’un des blogs de critique littéraire les plus connus de l’Internet francophone. Les œuvres des auteurs qu’il met en lumière ont en commun de posséder un soubassement métaphysique et déploient toujours une vision eschatologique. Son dernier ouvrage, Le temps des livres est passé (Ovadia, 2019), célèbre des œuvres inquiétantes, monstrueuses et rédemptrices.
Cet entretien a été conduit par Pierre Poligone, qui l'a intitulé «S’il y a bien une forme d’art qui est hantée, c’est la littérature».
Zone critique
La littérature est littéralement une spectrographie puisqu’elle capture l’immatériel et tente de rendre visible l’invisible. Elle permet de faire surgir des fantômes, notamment par la puissance du témoignage – mais plus profondément, elle fraie avec le mystère. Certains auteurs sur lesquels vous avez écrit (Bloy, Hello, Guerne, etc.) accordent à la littérature une dimension sacrée – pour ne pas dire surnaturelle. Est-ce que vous considérez aussi que la littérature entretient une relation étroite avec une forme de transcendance ?
Juan Asensio
S’il y a bien une forme d’art qui est hantée, c’est la littérature, et cela quelle que soit la forme que prendra la hantise : assaut fantomatique, et pourtant bien réel puisque le père perdra son fils, du Roi des Aulnes dans le célèbre poème de Goethe ; présence malveillante cherchant toujours qui dévorer, depuis des siècles de vie cachée, occluse, dans les contes d’Arthur Machen (Le Grand Dieu Pan pour le plus connu d’entre eux) ; recherche acharnée, humble et bouleversante de l’être aimé ou, moins que cela, d’une seconde de pureté perdue chez Paul Gadenne (La plage de Scheveningen ou Baleine) mais aussi chez Malcolm Lowry dans son texte le plus remarquable et labyrinthique, Sous le volcan; quête hallucinée de la vérité inavouable qu’il s’agit de tenter de recomposer en en recueillant minutieusement les traces parfois insoupçonnables chez Philip K. Dick ou même W. G. Sebald. En cela, toute littérature digne de ce nom ne peut que supposer, derrière les plates apparences ou le voile d’irréalité qu’il s’agira de soulever chez Machen au moyen d’une banale quoique fantaisiste opération du cerveau dans la nouvelle que j’ai citée, une «forme de transcendance» selon vos termes, spectrale et anecdotique et même si, le plus souvent, elle semble avoir aussi peu de consistance qu’un fantôme ou qu’un fantasme, ces deux mots partageant du reste la même racine étymologique.
Zone critique
C’est d’ailleurs peut-être en raison de cette très haute valeur accordée à la littérature, que les œuvres évoquées dans Stalker sont souvent fracturées par le Mal, le désespoir – comme si elles ne pouvaient être à la hauteur de la mission assignée par l’écrivain. L’un de vos sujets de prédilection consiste justement à explorer ces rapports entre la littérature et le Mal. Pourquoi est-ce un angle essentiel pour appréhender les textes littéraires ?
Juan Asensio
Je crois qu’une grande œuvre d’art est un organisme vivant, dans lequel passent non seulement un peu de ce que fut son auteur – plus qu’un fantôme et moins qu’un être réel –, mais aussi une part plus sombre, cachée ou même maudite à l’instar du célèbre portrait de Dorian Gray, part dont nous ne sommes pas complètement les maîtres, et que ledit auteur a tenté d’exposer comme il l’a pu, ainsi que le montrent certaines œuvres de Dostoïevski, de Kafka ou de Sábato. L’un de ces textes où, selon José Bergamín, se cache le «monstre du romanesque», peut tout à la fois vous redonner goût à la vie, en rappeler l’essentiel pouvoir d’émerveillement et agir comme une espèce de venin pour lequel n’existe aucun antidote, qui n’en finira pas, comme une nostalgie secrète et térébrante, de forer votre esprit, comme nous le voyons dans Le Vent noir ou même L’invitation chez les Stirl de Gadenne, bien d’autres romans dont ceux de Sebald qui questionnent puissamment les grands mystères constitutifs de notre être au monde.
Vous connaissez ce célèbre passage de Georges Bataille, liant littérature et Mal de façon consubstantielle : «la littérature est l’essentiel, ou n’est rien. Le Mal – une forme aiguë du Mal – dont elle est l’expression, a pour nous, je le crois, la valeur souveraine.» Je crois à mon tour que la figuration du Mal est l’exacte réplique du procédé de fixation par lequel la littérature tente d’appréhender la réalité, littérature qui elle aussi, même à se prétendre œuvre totale, ne peut espérer nous donner une vision surplombante de l’Enfer qu’au travers d’un soupirail selon le propos de Barbey d’Aurevilly. C’est cela je crois la véritable accointance entre le Mal et la littérature : au-delà de toute prétention, selon le propos de Bataille, à en sonder le mystère – mystère bien plat chez cet auteur, du reste –, la littérature a partie liée avec le Mal, dans sa façon même d’apparaître au monde, torve, louche, désirable tout autant qu’inquiétante, occulte, selon les analyses d’Enrico Castelli dans une étude devenue classique sur la question de la figuration picturale du démoniaque.
Zone critique
Vous avez nommé votre essai Le temps des livres est passé en référence à une phrase de Bloy qui faisait déjà ce constat en 1880. Les livres, et la littérature, depuis ce temps, seraient donc morts et par là devenus des fantômes ? Votre tâche, en tant que critique, consisterait donc à sonder un cadavre ?
Juan Asensio
Plus précisément, à le disséquer, oui, comme je me suis amusé à le figurer dans un petit texte très noir, Maudit soit Andreas Werckmeister ! qui vient d’être réédité chez Ovadia, interprétable comme une parabole pour époque sinistrée, la nôtre, ayant perdu le Centre selon la méditation admirable de Zissimos Lorentzatos. Je songe à ce mot de l’érudit jésuite Michel de Certeau qui parla, quant à sa démarche critique, de «théologie du fantôme» : j’explore les ruines grandioses d’un royaume ancien qui n’est plus, même si en demeurent quelques énigmatiques vestiges dont il s’agira de tenter de comprendre l’avertissement qu’ils nous donnent, selon un canevas cher à Lovecraft. M’enfonçant dans des territoires inconnus, je tente d’en rapporter du nouveau bien sûr : c’est désormais la seule tâche un peu sérieuse qu’il nous reste à accomplir, chacun selon ses forces et sur les brisées de ces horribles travailleurs comme Rimbaud les nomma. Il ne faudrait cependant pas croire que je ne suis que médecin légiste ou spéléologue, m’attardant sur la seule matière morte, momifiée ou vitrifiée, puisque j’exerce cet art noble, dans lequel j’ai la prétention de posséder quelques connaissances à force de pratique, sur des textes réputés vivants, écrits par des écrivains ou plutôt des écrivants contemporains, alors qu’en fait ils sont bel et bien morts, selon l’inversion que Dick, encore lui, illustre parodiquement dans Ubik, chef-d’œuvre d’humour macabre et spéculaire.
Zone critique
Le rôle du critique littéraire est-il de révéler la part invisible, cachée, que comportent les livres dont vous parlez ? Est-il un guide, comme le personnage du Stalker, qui est le nom de votre blog ?
Juan Asensio
Le rôle du critique littéraire est désormais de pleurer sur un idéal saccagé tout en essayant de préserver le souvenir de grandes œuvres, ce qui devrait en théorie suffire à montrer ce que sont de très mauvaises.
Rendons à César ce qui lui appartient, avec cette photographie prise au mois d'octobre 2017 au magnifique cimetière du Père Lachaise, reproduite en guise de couverture d'un ouvrage de Baptiste Rappin intitulé Tu es déjà mort ! - Les leçons dogmatiques de Ken le survivant paru chez Ovadia en 2019.