« Who wants the sinner, coming 'round for dinner ? : sur Le grand scandale d'Hubert Gonnet | Page d'accueil
16/05/2025
Thomas Gray, le poète du carré des indigents, par Gregory Mion
« J’étais tout à la fois responsable de mon corps, responsable de ma race, de mes ancêtres. […] Je voulais être homme, rien qu’homme. »
Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs.
« Le plus intolérable, dans cette affaire, était que la charge la plus lourde retombait sur le petit nombre de ceux qui s’étaient le plus sacrifiés. »
Upton Sinclair, La jungle.
Note du traducteur :
De l’école officieuse dite des poètes des cimetières (ou des Annonciateurs de la Tombe), Thomas Gray ne déroge pas aux figures imposées de ce séminaire des mélancoliques : sa mémorable élégie veut déposer un ange sur les croulantes pierres tombales des plus malheureux, sans omettre au passage de prononcer quelques strophes de morale concernant la brièveté de la vie, le manque de justice dans la partition des destins, et, tout naturellement, le devoir de ne pas se tromper sur les mérites des uns et des autres, le mérite étant de proportion inverse par rapport à la superficie des cimetières et la largeur des tombeaux – ainsi les nécropoles des grandes villes disent bien souvent les grands crimes des trépassés, la petitesse des puissants, tandis que les petites divisions du repos éternel racontent les petites vies qui ont été auréolées de grandeur. Et c’est mû par cette volonté d’être des petits plutôt que des grands que Thomas Gray compose son poème, critiquant les sanguinaires qui ont fait des petits les moyens de leurs fins, refusant l’épitaphe aux Cromwell intempérants et aux Milton bavards, l’accordant, en revanche, à tous les anonymes travailleurs de la terre qui non seulement engendrent la vie, la cultivent à divers niveaux, font corps avec elle, mais la réengendrent en quelque sorte par leur esprit de simplicité féconde qui rebondit au loin, dans le monde entier, bien au-delà des campagnes, dans l’espace universel rempli de temps universel où attend notre prochain. Aussi, tandis que les fastueux criminels défont la vie, les modestes de la lande la font, et, la faisant, ils préparent un lendemain pour ceux qui naîtront peut-être si toutefois les futurs n’auront pas été réduits à néant par les présents d’arrogance et de malfaisance. Rien que de plus classique, dira-t-on, rien d’autre que le texte d’un brillant écolier de la finitude, mais c’est un classicisme qui surprend quand on fait l’effort d’être au plus près de cette vibratile langue anglaise, de se tenir à côté de chacune de ces strophes qui ressemblent à autant de chrysalides chargées de promesses, et, à supposer que l’on ait incarné cette proximité avec ces vibrations de la vie sauve, on verra, on sentira que les images choisies, ou plutôt apparues de leur plein gré dans la tête de Thomas Gray, sont tout à fait de nature à prouver que le thème de la mort n’est jamais aussi surprenant que lorsqu’il se laisse pénétrer, peu à peu, par le thème de la survivance, motif qui surabonde dans le bouquet final d’une épitaphe tressée non pas de grasses fleurs exubérantes, mais d’ornements divins qui justifient que survivra toujours la fine fleur de l’humanité pendant que tomberont dans l’oubli les brutes qui n’ont eu de cesse de parrainer l’inhumanité. Au reste, entre ce qui est délicat et ce qui est indélicat, entre ce qui vivra et ce qui mourra, la différence se ressent éventuellement dans les rimes de Thomas Gray, dont nous avons essayé, au mieux, de traquer les jugements en forgeant ce que nous espérons être d’honnêtes équivalences françaises.
ÉLÉGIE COMPOSÉE AU CIMETIÈRE D’UNE ÉGLISE DE CAMPAGNE
par Thomas GRAY
Le glas du couvre-feu assomme le jour finissant,
Le dolent troupeau nonchalamment divague sur la lande,
À sa maison revient le paysan lassé de son labeur terrassant,
Pour les ténèbres et le poète il laisse le monde en offrande.
Les lueurs déclinantes maintenant désespèrent le visionnaire,
Et toute l’ambiance réclame le grave silence,
Hormis dans les airs où ronronne l’aérien coléoptère,
Et d’apaisants bourdonnements au loin bercent les enclos en dormance ;
Hormis là-bas depuis la tour au manteau de lierre
Où le morne grand-duc à la lune chante la plainte
Des bandits qui errent près de son occulte garçonnière,
Qui malmènent son immémoriale et solitaire enceinte.
Sous les ormes sauvages et l’ombrage de l’if,
Où la verdure boursoufle en amas de pourriture,
Ils sont chacun mandés à des cachots définitifs,
Les lourds ancêtres du bourg dormant sous leurs couvertures.
Brise attirante du Matin qui respire,
Trisse l’hirondelle du haut de son abri de paille,
Clairon du coq au cri perçant, écho des matines, la nuit expire,
Dans ces lits de modestie, aucun son ne défait du sommeil les mailles.
La flambée des cheminées plus jamais de ces vies ne sera le centre,
Nulle femme au foyer n’enflammera le soir de sa fidélité :
Brimé le zézaiement de l’enfant assaillant son père qui rentre,
Passée l’ascension des genoux pour le sommet des grâces convoitées.
Maintes fois les épis de blé fléchirent sous leur faucille,
Souvent la glèbe coriace ils ont vaincu de leurs sillons ;
Comme ils ont fait de leurs faucheurs de joyeux drilles !
Comme les racines ont cédé sous le sarcloir et ses horions !
Ne laissons point l’Ambition mépriser leur propice labeur,
Moquer les plaisirs simples et l’opacité de ces destinées ;
Puisse la Grandeur se garder d’entendre, d’un air supérieur,
La timide et concise chronique des maîtres de pauvreté.
La fanfare de l’héraldique, le faste du pouvoir,
Et toute cette majesté, toute cette prospérité n’achètent rien,
Tout est pareil dans l’attente de l’heure obligatoire.
Sous la dalle nous allons même avec de grands moyens.
Ne les accusez pas de malfaçon, vous, les vaniteux,
Si leurs tombes ne donnent l’occasion d’aucune commémoration,
Car notre oreille se dresse, dans la longue nef de la maison de Dieu,
Au retentissement de l’hymne qui enfle la voûte d’un ton d’acclamation.
L’urne funèbre peuplée d’Histoire, l’âme d’un buste,
Suffisent-elles à ramener la vie fugitive à demeure ?
La mutique poussière peut-elle répondre aux mots des Justes ?
Le froid et fade tympan de la Mort est-il sensible à la phrase des Flatteurs ?
Se peut-il que dans ces quartiers délaissés, ensommeillés,
Dorme l’un de ces cœurs autrefois gros d’une flamme céleste ?
Des mains, peut-être, qui eussent pu tenir un sceptre d’autorité,
Ou manier la vivante lyre de leurs doigts prestes.
Mais sous leurs yeux le grand livre de la Connaissance,
Ourlé des dépouilles du temps, jamais ne déroula ses pages ;
La glaciale Indigence pétrifia leur noble démence,
Et dans les âmes stupéfia les flots du compagnonnage.
Bien des perles rares brillent d’une pure quiétude,
Charriées par d’insondables abysses océaniques :
Bien des fleurs naissent et rougissent en toute solitude,
Dilapident leurs charmes dans les espaces désertiques.
Quelque rustre de la contrée, qui, d’un cœur tout près d’occire,
En remontra au mesquin tyran de ses cultures ;
Un inconnu Milton, bouche bée, ici pourrait dormir,
Un ingénu Cromwell qui n’eût point semé de sépultures.
Les ovations d’un accorte sénat, en aucun cas ils ne les ont inspirées,
Comme ils n’ont pu se rire des grands malheurs et de bien pire,
Nul ne les vit s’éparpiller sur des voies privilégiées,
Encore moins sonder leur postérité dans l’œil d’un empire,
On censura leur vocation : en réprimant la croissance de leurs perfections,
On prévint leurs corruptions d’être à la tentation soumises ;
D’accéder au trône par des bains de sang, ce fut leur privation,
Et par eux l’humanité toujours ouvrit les portes d’une église,
Point n’est besoin qu’ils dissimulent les vrais tourments de leur âme,
La honte qui monte aux joues est l’innocence qui les abuse,
L’Argent et l’Arrogance sont les ramassis d’un culte infâme
Qu’eux n’ont pas allumé à la tentante bougie d’une Muse.
Des ignobles querelles de la masse en furie, leurs distances ils ont pris,
Leurs sobres idéaux jamais n’ont appris la folie des animaux ;
Le long du stoïque et autarcique vallon de la vie,
C’était le chemin où ils avaient planté leur précieux drapeau.
Cependant ces ossements du blasphème sont prémunis,
De fragiles sépulcres s’entêtent dans la remémoration,
Flanqués de tombes effondrées, puis de rustique poésie,
Et passe le passant, d’un soupir, marquant sa considération.
Leurs patronymes et millésimes ânonnés par une déesse illettrée,
Dans ces cantons de réputation, l’élégie participe :
Dans les parages elle propage plus d’un texte sacré,
Enseignant au moraliste arriéré la mort et son principe.
Qui est la proie de l’Oubli le plus lourd ?
Qui est cet être, aimable et anxieux, pour toujours fataliste ?
Qui donc dans les chauds alentours a laissé de la gaieté du jour ?
Qui n’a pas voulu revoir son passé d’un long regard d’archiviste ?
L’âme en partance à un tendre cœur fait confiance,
L’œil qui se meurt demande aux larmes d’être pieuses ;
Sur les tombes, même la Nature prend sa voix d’abondance,
Dans nos cendres, même leurs coutumes sont vives et rieuses.
Toi qui te soucies de ces Morts déshonorés,
Allongés parmi ces strophes qui racontent leurs chastes histoires,
Si par le hasard d’une austère méditation par ici tu venais,
Une sorte d’âme sœur questionnerait ta trajectoire,
Aussi se pourrait-il qu’un vénérable campagnard te dise :
« Bien des fois nous le vîmes à l’orée de l’aurore
Essuyant la rosée de ce pas rapide qui atomise,
À la rencontre du soleil dorant un mamelon de flore.
Alors, là-bas, au pied du hêtre sans âge qui oscille
Avec son fascinant rhizome s’ancrant si haut dans le ciel,
De tout son long il étendait sa torpeur lorsque midi pétille
Et scrutait le bruissant ruisseau et ses eaux confidentielles.
En lisière du bois, sourire aux lèvres et un peu dédaigneux,
Il rôdait çà et là, marmonnant ses rebelles envies,
Croulant et d’une pâleur dramatique, la tête d’un ténébreux,
Rongé d’inquiétude, transi d’amours inassouvies.
Un matin il a manqué au rituel appel de la colline,
Parmi les brandes et tout près de son arbre préféré ;
Et vint un nouveau matin – du ruisseau il n’était plus la routine,
Non plus qu’il ne l’était des champs et des bois adorés ;
Le jour d’après avait dû revêtir son triste habit de complainte,
Car nous le vîmes transporté à la tombe par une dure sente.
Approche et lis (puisque tu peux les lire) ces poétiques empreintes,
Cette pierre gravée sous la ronce où les rimes s’enfantent. »
L’ÉPITAPHE
Ici repose sa personne dans le giron de la Terre
Une vie brève que les Faveurs et les Honneurs n’ont pas touchée.
Sa modeste naissance du clair Savoir ne fut pas destinataire,
Et la Mélancolie de son sceau scella ses finalités.
Grande fut son humanité, honnêtes ses armes,
Envoyé des Dieux comme un trésor inestimable :
Il abreuva la Misère d’une de ses larmes,
Il a eu d’En-Haut ce qu’il voulait : un ami véritable.
N’attends pas de ses mérites un étalage,
De son puits de damné, ne tire pas l’eau de ses fragilités,
(En harmonie elles sont dans le tremblant repos qui surnage)
Heureux il est au sein de son Père et de sa Divinité.
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