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21/12/2025

L’inlassable Ulysse d’Alfred Tennyson, par Gregory Mion

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Crédits photographiques : Bettmann Archive.

«Il avait été officier de marine, et, à ses gestes et à sa voix, on devinait qu’il sortait de l’océan et qu’il venait de la tempête; il continuait l’ouragan dans la bataille.»
Victor Hugo, Les Misérables.


«C’étaient des itinérants qui avaient choisi la pauvreté et qui étaient trop jeunes et insouciants pour imaginer la manière dont la société finirait par exercer sur eux sa vengeance.»
E. L. Doctorow, Homer & Langley.



Note du traducteur :

Le devin Tirésias avait prévenu : la vie d’Ulysse se déroulerait toujours « la rame à l’épaule », dans le mouvement perpétuel de l’arrivée et du départ, ni sans une Ithaque, ni avec une Ithaque (mais peut-être avec une Calypso), dans une dynamique de la mutation si continue qu’elle en viendrait à faire de ce personnage de légende une sorte de mutant total de la migration, plus migrant que l’oiseau migrateur et plus mouvant que le devenir, presque insaisissable à l’instar de la ruse qui le caractérise. Reste que cette essence ou cette nécessité du voyageur, Ulysse ne l’a pas forcément bien vécue étant donné qu’il a voulu contourner – en vain – le départ pour la guerre de Troie et tout ce que cela devait engendrer en termes d’aventures (ou de mésaventures) sur le chemin de son retour appelé à illustrer une odyssée. Manière de soupçonner que son voyage ne fut possiblement pas aussi « beau » que celui que lui a reconnu Joachim du Bellay. On en a une confirmation lors du grand final de La République de Platon (en l’occurrence le récit établi par Socrate du mythe d’Er le Pamphylien) où il nous est décrit l’état de plusieurs âmes de renom parmi des âmes sans réputation et même parmi des âmes d’animaux, âmes en position de reprendre une place dans l’incarnation, de le faire plus ou moins librement, donc une procession d’âmes en situation spectaculaire de pouvoir se réincarner, des âmes, surtout, placées dans une céleste expérience de la haute responsabilité vis-à-vis du type d’existence qu’elles espèrent mener bientôt et qu’elles vont éventuellement pouvoir adopter (pour peu que le sort autorise telle ou telle âme à faire un choix précoce afin qu’elle ait davantage de destins à sa disposition – avec cette idée discutable que les premiers adoptants seront mieux lotis que les derniers – et afin peut-être de trouver la vie qu’elle espère vraiment ou qu’elle croit la plus convenable de vivre, ceci au lieu de procéder à un choix par défaut, ou, pire, de faire un mauvais choix en le sachant ou de faire un bon choix en se disant qu’il est mauvais). Au nombre de ces âmes qui sont en attente du moment sans doute le plus important de l’antériorité de la vie (car il sera déterminant de toute la vie postérieure), on recense bien sûr l’âme fatiguée de l’homme qu’on nomme Ulysse et qui fut un héros malgré lui (ou un héros selon lui car c’est là en toute rigueur du présent mythe raconté une vie pour laquelle il aura dit « oui » avant d’en connaître l’incarnation), âme lassée, âme brisée, âme boudeuse et en train de prospecter pour une vie future sans relief, une vie anonyme et dépourvue cette fois de ces embûches qui édifient les très grands hommes. Et cela tombe à pic : Ulysse va pouvoir mettre la main subtile de son âme sur ce genre de sobre existence parce que beaucoup d’autres âmes, plus avantagées par le tirage au sort, ont évidemment jeté leur dévolu sur des vies possédées par la puissance et par tous les excès afférents à la puissance. Il n’est alors pas du tout difficile de comprendre que, dans son for intérieur, le fameux et malin mystificateur du vilain cyclope, aurait peut-être préféré le repos plutôt que l’animation, l’obscurité plutôt que la lumière, la vie routinière, peut-être autistique, d’un bon père de famille sédentaire plutôt que le nomadisme d’un être incessamment bousculé entre les irrésistibles courants du monde et les humeurs irréductibles des dieux. Chacun, au fond, se fait son image et sa pensée d’Ulysse, chacun plébiscite sa source favorite du mythe propre à ce voyageur amphibie, comme Ulysse nous renvoie le reflet qui nous sied le mieux. En ce qui concerne le poète (ou l’aède) Alfred Tennyson, il a proposé un Ulysse tout à fait inapaisé, survolté, un Ulysse qui, dans la lignée destinale de l’allégorie d’Er le Pamphylien, serait donc animé d’une âme qui s’est délibérément (et philosophiquement) embarquée pour cette existence non seulement migratoire mais également surexposée aux dangers autant qu’aux félicités. Il s’agit en somme d’un Ulysse avec un énorme vent dans le dos – le vent de la vie qui ne prendra fin que lorsque le dernier souffle du père de Télémaque et de l’époux de Pénélope aura été comme la dernière bourrasque de ses actions inépuisables. Le poème suggère d’ailleurs que même s’il devait vivre centenaire, Ulysse ne mourrait pas dans son lit, mais en route, en chemin, en mesure de justifier le paradoxe qui énonce qu’il est possible de mourir en pleine santé. On lira ainsi un poème exaltant qui donne envie d’infinitiser la finitude ou de faire mourir la mort. Pas de temps non plus pour la nostalgie ou pour les lamentations sur les stèles du passé : tout est une course en avant – une force qui va pour parler comme Victor Hugo parlait d’Hernani. Et si Ulysse devait refaire le choix de cette vie mouvementée, on suppose, avec Alfred Tennyson plutôt qu’avec Socrate, avec la thermodynamique plutôt qu’avec l’ascétisme glacial ennemi du lyrisme de la vie, qu’il referait le même choix dans une brave assomption de l’Éternel Retour.

ULYSSE

par Alfred TENNYSON


Ce ne serait que le salaire d’un roi fainéant,
Si, de retour au logis, parmi ces vaines calanques,
Mari d’une femme usée, je promulguais en chef d’État
Des lois injustes pour un troupeau de sauvages,
Amassant, somnolent, corpulent et m’ignorant.
Le voyage est l’élan de tous mes âges : je veux boire
La vie jusqu’à la lie. De tous les instants j’ai joui
Considérablement, comme j’ai souffert autant, l’un ou l’autre
Avec ceux qui m’ont aimé, puis tout seul, en danger, alors,
Quand j’ai percé la course des nuages amoncelés, quand les Hyades
Ont pleuré sur la mer embrumée : j’ai acquis la renommée;
D’avoir sans cesse sillonné avec un cœur d’affamé,
Voir et savoir ont été tout mon calendrier; civilisations
Et traditions, climats, rassemblements, gouvernements,
Moi-même également, mais consacré par tous ces gens;
Et l’ivresse du combat, la joie de combattre avec mes pairs,
Aux confins des plaines vibrant de tous les vents de Troie.
De tout ce qui m’a mû, je suis partie prenante;
Pourtant toute expérience est un arc où triomphent
Les lueurs du monde encore inexploré dont les rayons meurent
À tout jamais dans l’infinité de mon odyssée.
Comme il est affligeant de jeter l’ancre, de finir l’infini,
De se dédorer sans avoir été doré, de ne pas briller dans l’activité !
Vivre, c’est respirer, j’en jurerais ! De la vie sur de la vie
Ne ferait pas la somme d’un homme, et, en moi,
Il n’en subsiste pas assez : mais toutes les heures
Sont du silence éternel épargnées, quelque chose survit,
Un entremetteur de la nouveauté; et comme il fut vil
Trois aubes durant d’être le trésorier de ma triste monnaie,
Cotisant de l’esprit morose et fou du désir
De briguer la connaissance comme une étoile effondrée,
Au-delà des limites absolues de la pensée humaine.

Je vous présente mon fils, mon Télémaque secret,
Auquel je confie le sceptre et l’île dans son entier.
Sujet de mon affection, je le sais garant du discernement
Pour accomplir ce dur labeur, celui de civiliser un peuple brutal
Par une prudente politique, et, par des virages tempérés,
Le forcer à choisir la voie du bon et du bien.
Aucune fraude ne le salit, très dévoué au domaine
De l’intérêt général, digne de garder la tête froide
Dans les intervalles de la sensibilité, puis d’honorer
Comme il se doit les divinités du foyer
En mon absence. Il a ses devoirs et j’ai les miens.

Je vous montre l’embarcadère où la trière enfle sa voile :
Ici commence l’immense et sombre mer. Mes matelots,
Âmes sœurs qui ont trimé, pensé, navigué à mes côtés –
Vous autres avez toujours ouvert des bras enjoués
Au tonnerre et aux journées ensoleillées, levant le bouclier
De vos cœurs libres et de vos têtes émancipées – sur nous le déclin a sévi;
Cela dit l’ancienneté a ses douleurs et ses lauriers;
La mort est juge de paix : mais quelque chose précède la fin,
Une œuvre d’une certaine noblesse pourrait sortir de la vieillesse,
Point étrangère à ces hommes qui croisèrent le fer avec les Dieux.
Depuis les rochers les lumières se prennent à palpiter :
Le long jour s’endort, la molle lune monte, les abysses
Gémissent de mille voix captivantes. Approchez, mes amis,
Il n’est point trop tard pour s’enquérir d’un nouveau monde.
Larguez les amarres, et, bien arrimés, frappez
Les courants retentissants; car vivante est ma résolution
De ramer par-delà les crépuscules et les eaux
De toutes les étoiles occidentales, jusqu’à mon dernier souffle.
Il se pourrait que les profondeurs nous submergent :
Il est possible aussi que nous accostions aux Archipels Propices,
Et que l’on avise le grand Achille qui fut de notre lignée.
Beaucoup nous a été dérobé, mais l’essentiel demeure; et quoique
Maintenant nous n’ayons plus jeunesse et force d’antan, ces élans
Qui remuaient ciel et terre, ce que nous avons, nous l’incarnons;
Égaux de caractère et vaillants de cœur,
Éprouvés par le temps et la fatalité, mais forts de notre volonté
De batailler, de chercher, de trouver, de ne rien concéder.

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